Paifve : cette prison oubliée
C’est l’oublié de la société : l’établissement de défense sociale de Paifve renferme des internés psychiatriques qui ont commis un délit mais qui ont été jugés irresponsables de leurs actes à cause de leurs maladies mentales. Dans cet endroit, ils sont censés être soignés pour ensuite être réinsérés dans la société. Mais les moyens manquent, et beaucoup d’entre eux se retrouvent condamnés à rester enfermés des années, et des années…
Les internés sont avant tout des êtres humains qui souffrent d’une maladie mentale et qui ont commis un délit. Au tribunal, sur base de rapports médico-légaux établis par des experts psychiatres, les juges ont estimé qu’ils étaient irresponsables de leurs actes. La justice a décidé de les envoyer en « défense sociale », de les interner en vue de les soigner plutôt que de les condamner à une peine de prison.
Le parcours d’internement en Belgique se fait en plusieurs étapes : l’interné est d’abord placé temporairement dans les annexes psychiatriques des prisons, avant d’être envoyé à plus long terme dans des établissements de défense sociale, des hôpitaux psychiatriques hautement sécurisés ou des centres de psychiatrie légale. Là-bas, des équipes médicales les prennent en charge, les soignent en vue de les réintégrer par la suite à la société.
En théorie, l’internement a d’abord une portée curative. Mais en pratique, et au sein de l’Etablissement de Défense Sociale (EDS) de Paifve en particulier, l’internement pose beaucoup de questions.
LA Belgique condamnée
Le 7 septembre 2016, la Cour européenne des droits de l’homme condamnait l’Etat belge et lui donnait deux ans pour qu’il revoie son système d’internement. Selon elle, les conditions de détention des internés n’étaient pas conformes à la dignité humaine. L’EDS de Paifve était pointé du doigt. Aujourd’hui, plus de deux ans ont passé. Les conditions de détention des internés à l’EDS de Paifve demeurent préoccupantes. Le Comité européen pour la Prévention de la Torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), un organe créé par le Conseil de l’Europe, y relevait encore, dans son rapport de 2017, de nombreux dysfonctionnements.
Beaucoup (trop) de médocs
Situé dans un hameau perdu de la Province de Liège, cet établissement renferme 208 internés masculins et ressemble méchamment à une prison : barrières, barreaux aux fenêtres, barbelés aux murs, cellules, gardiens. La seule différence, c’est les équipes médicales : des psychiatres, psychologues, infirmiers, assistants sociaux ou éducateurs sont censés soigner les internés en vue de les faire sortir.
Julie Weckx a fréquenté l’établissement pendant plusieurs années en tant que conseillère morale. Elle venait visiter les patients chaque semaine, prenait du temps dans leur cellule pour les écouter, les soutenir et les orienter. Elle dénonce : « On met les internés sous médication pour avoir la paix, on leur donne des anxiolytiques, des antidépresseurs pour qu’ils restent calmes. » Le Docteur Patrick Loodts, président de la commission de surveillance, corrobore : « Les médicaments antipsychotiques sont nécessaires dans beaucoup de cas mais ce traitement peut aussi entraîner une sédation chronique importante qui ôte toute envie de sortir de sa chambre. Une quantité non négligeable de patients s’isolent alors presque complètement du monde extérieur, perdant progressivement toute autonomie, toute vie relationnelle et donc toute chance de se réintégrer quelque peu à la société. ».
Quelques heures de « sortie » sont organisées quotidiennement pour permettre aux patients de circuler dans les couloirs, de prendre l’air, faire du sport ou assister aux animations. Mais beaucoup d’internés restent couchés dans leur lit, abattus par les médicaments ou « flânent dans les couloirs et fument toute la journée », décrit René Michel, président de l’ASBL Aide sociale aux justiciables. On les voit traîner, parler aux gardiens, espérer croiser un médecin pour demander où en est leur dossier, regarder le temps passer.
Cet environnement ne favorise pas les soins ou la préparation à la réinsertion. René Michel explique : « Certains internés sont là depuis de très nombreuses années, voire 15 à 20 ans et se reposeront tôt ou tard dans le cimetière du village, situé en face de l’établissement. »
De la drogue
Parallèlement aux médicaments, on retrouve la drogue : coke, speed, herbe, alcool, assomment, aussi... Comment les internés se procurent-ils ces substances ? Lors des visites, ou pendant leurs permissions de sortie.
Des parents d’un interné expliquent : « On n’a jamais été fouillés à Paifve. À Lantin, il y avait tout de même des chiens pour sentir. Selon ce que nous raconte notre fils, les patients n’arrêtent pas de s’échanger des trucs. Apparemment, les gardiens le voient, mais ils ne vont pas dépenser leur énergie à sanctionner. Le trafic, c’est un frein pour les soins. »
Peu de médecins
A Paifve, l’équipe médicale est constituée de 5 psychiatres à temps partiel pour 208 internés ! Parmi eux, il faudrait déduire les psychiatres experts, qui établissent les diagnostics, évaluent l’évolution des internés et rendent les rapports sur les libérations à l’essai mais qui ne sont pas présents dans l’établissement pour les soins au quotidien. La situation est d’autant plus inquiétante que ces psychiatres approchent tous les 70 ans et que la relève n’est pas assurée.
« Il est compliqué de trouver des psychiatres de qualité, aptes à gérer notre public, constate Werner Vanhout, conseiller général de l’administration centrale. C’est difficile de vouloir travailler avec des internés dans un milieu carcéral. »
Le docteur Sébastien Verdicq, ancien psychiatre à Paifve, évoque plutôt un manque d’information lors du cursus universitaire : « Le peu de psychiatres qui sortent diplômés ne connaissent pas le milieu carcéral, ni le travail qui y est fait. Dès lors, ils ne s’intéressent pas à cette activité, davantage par méconnaissance, voire ignorance. »
L’EDS de Paifve manque aussi de permanence médicale la nuit : à 17 heures, il n’y a plus de personnel soignant. Les gardiens doivent s’occuper des patients, donner eux-mêmes les médicaments… Que faire si un interné fait une crise ? « Quand il y a un problème la nuit, on a toujours la possibilité de prendre contact avec des services de garde compétents pour la région ou avec un hôpital, rassure Werner Vanhout. On n’a pas d’infirmiers de nuit à Paifve mais dans l’établissement d’à côté, à Lantin, on en a. ».
Absence de gardiens
Face aux failles de la thérapie médicale, la thérapie occupationnelle pourrait être une solution. Mais celle-ci n’est pas envisagée par la direction. Le Docteur Verdicq, ancien psychiatre de Paifve, explique : « À Paifve, il y a un potentiel énorme : le territoire est gigantesque, il y a 14 hectares ! On pourrait mettre en place des alternatives de traitement comme l’art thérapie, ou la zoothérapie. J’ai vu des patients complètement léthargiques qui, en six mois de temps, se sont réveillés grâce à cela. Mais la direction de Paifve est prise par d’autres priorités, la gestion du bâtiment, la cohésion interne, le manque de moyens... »
Certes, des activités existent. Mais elles sont souvent annulées à cause de l’absence d’agents. Paifve souffre du plus grand taux d’absentéisme de gardiens de toutes les prisons belges. Selon le Comité européen de Prévention pour la Torture (CPT), en 2017, il oscillait entre 30 et 35%. En 2018, il est redescendu à 16% grâce à un bout de refinancement judiciaire.
Ces absences demeurent préoccupantes. Elles paralysent le fonctionnement entier de l’établissement : « Ce sont les patients qui sont toujours les dindons de la farce. Et les collaborateurs extérieurs à l’établissement, qui organisent les activités, risquent de se décourager », témoigne René Michel, président de l’association Aide sociale aux justiciables.
Travail sous payé
Face aux manques d’activité, certains internés travaillent. En cuisine, nettoyage, lessives... On retrouve aussi les « servants de section », comme dans les prisons de droit commun, qui nettoient les couloirs et distribuent les repas.
Il faut savoir qu’il n’y a aucun personnel pour l’entretien du bâtiment : tout est à la charge des internés. Mais les salaires sont ridiculement bas : en travaillant tous les jours (WE compris), un interné peut espérer gagner 130 euros par mois.
L’institut reçoit 4,27 euros de l’Etat par jour par interné, dont 3,81 sont consacrés à la nourriture et 0,46 à l’hygiène, la literie et les vêtements. Pour le reste, les internés paient de leur poche.
Délit mineur, peine majeure
Dans cet environnement, 30 à 40% des internés sont là pour des délits mineurs (vols de sacs à main, vols dans un magasin sous l’emprise de la drogue, etc.). Ils auraient déjà quitté la prison s’ils avaient été jugés responsables de leurs actes.
Jacqueline Use, directrice de l’établissement de Paifve, pointe le paradoxe : « Un interné qui a commis des faits graves peut se retrouver dans notre établissement quelques années seulement alors que d’autres, qui ont commis un acte moins important, resteront. Il y a une multitude de facteurs qui font qu’ils restent à Paifve. On a des gars qui se sont retrouvés dans un train sans billet et se sont rebellés. Aujourd’hui, ils sont toujours là car toujours malades. La difficulté, c’est la complexité des pathologies. »
Une fois qu’un fauteur de troubles a été reconnu malade mental, qui prendrait le risque de le relâcher trop vite ? La difficulté pour les juges et les médecins réside dans le fait qu’ils doivent anticiper le danger que pourrait représenter ces internés pour la société.
Ces internés doivent-ils pour autant voir les années se succéder en « prison » ? Le système permet-il vraiment le soin et la réinsertion ? Werner Vanhout, conseiller général de la direction générale des établissements pénitentiaires, admet : « Je suis le premier à avouer que l’EDS de Paifve ressemble parfois encore un peu trop à un établissement pénitentiaire. »
Oublié, voire abandonné
L’EDS de Paifve est l’oublié de la société. Le personnel fait ce qu’il peut mais il manque de soutien. L’Etat n’est pas tant concerné par cet établissement. S’il l’est, c’est davantage dans une approche sécuritaire. Les soins passent au second plan, ce qui en vient à menacer l’état de santé même des internés : ces derniers perdent la flamme de la vie. Certains se retrouvent même à devoir prendre des médicaments après quelques mois d’internement alors qu’ils n’en prenaient pas avant.
Lorsque la loi de défense sociale a été votée en 1930, puis modifiée en 1964, elle présentait l’internement comme une mesure hybride visant à la fois le curatif et le sécuritaire. L’un ne pouvait pas prendre le dessus sur l’autre. « C’était un progrès énorme, raconte Marie-Françoise Berrendorf, conseillère générale à l’administration centrale. Quand quelqu’un est malade, l’Etat s’engage à le soigner. Pour l’époque c’était une révolution et la Belgique était prise en exemple par les autres pays ! Aujourd’hui, le sécuritaire prend une trop grande place. »
Quand, en 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a sommé la Belgique d‘humaniser sa politique d’internement, l’Etat fédéral était forcé de réagir : il a mis en place une nouvelle loi relative à l’internement, entrée en vigueur le 1er octobre 2016, qui vise à sortir les internés des prisons. Par ailleurs, un Masterplan Internement prévoit d’élargir l’offre dans des structures psychiatriques.
Récemment, grâce à ces mesures, il paraîtrait que le nombre d’internés dans les annexes psychiatriques des prisons belges est passé de 1100 personnes à 600, ce qui est une évolution.
Mais concernant Paifve et les conditions de détention, les ambitions tardent à se concrétiser. Depuis 2016, il est prévu de construire sur son terrain un centre de psychiatrie légale - un genre d’hôpital psychiatrique avec un plus haut degré de sécurisation- pour 2022. Ce dernier devrait accueillir 250 internés. Mais à ce jour, la Régie de Bâtiments et le SPF Justice nous communiquent qu’ils sont toujours à l’étape de "l’élaboration du projet". Autant dire que rien n’a avancé, d’autant plus qu’à Paifve, personne n’est informé de rien, pas même la direction.
Alix Dehin, journaliste.
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