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Mémoires/TFE

Les soins par l'invisible

Enquête sur les pratiques thérapeutiques "traditionnelles" en Wallonie aujourd'hui


Présentation

Si l’anthropologie moderne a forgée sa méthode d’observation et de collecte des données à partir de l’étude des sociétés « exotiques », son application (tardive) aux sociétés occidentales apporte également un éclairage différent sur des phénomènes qui nous sont plus familiers ou qui, du moins, sont plus proches de nous. C’est ainsi qu’à partir des années 1960, des ethnologues ont commencé à s’intéresser aux pratiques de la médecine populaire des habitants des zones rurales de l’Europe occidentale. Leurs enquêtes ont montré la pérennité, dans nos campagnes, de pratiques que l’on pensait disparues ou ne concerner qu’une frange marginale de paysans (les pratiques relevant de la sorcellerie, par exemple). Ces travaux ont, par ailleurs, mis en évidence des conceptions originales de la maladie et soulevé des questions au moins aussi pertinentes que celles posées par l’anthropologie « exotique ». La recherche ethnographique qui a fait l’objet de cette thèse de doctorat s’inscrit dans le prolongement de ces travaux. Les pratiques thérapeutiques prises en compte renvoient aux différents domaines de l’ethnomédecine wallonne et leurs manifestations «évoluées», à savoir, l'utilisation des «recettes» de la médecine domestique, le recours aux saints guérisseurs, aux fontaines et aux arbres, la consultation des guérisseurs et le traitement du malheur biologique dans le registre de la sorcellerie.


Les thérapeutes étudiés

La première partie de la thèse présente une description sociologique des usagers de ces pratiques de soins et une analyse de leurs «itinéraires thérapeutiques». Les cas exemplaires exposés révèlent, d'une part, l'organisation des différents recours thérapeutiques et, d'autre part, l'importance du rôle de l'entourage dans les processus de décision. Dans les chapitres suivants, il est proposé une catégorisation idéale-typique des praticiens rencontrés au cours de l'enquête et un exposé de leurs pratiques respectives. Mais si les activités et les pratiques thérapeutiques des guérisseurs sont fort diversifiées, il est toutefois possible d’élaborer une typologie des guérisseurs exerçant aujourd’hui en Wallonie sur la base de leur domaine d’intervention respectifs :
Les rebouteurs, tout d’abord, ont pour spécialité de remettre en place les membres démis ou fracturés, muscles froissés et autres entorses. L’exercice du reboutage repose généralement sur un certain « tour de main » que le rebouteur a appris auprès d’un parent et qui lui confère une force physique qui dépasse ses capacités ordinaires et une habilité à manipuler le corps humain ;
Les signeurs, quant à eux, se limitent à soigner certains « maux » comme les verrues, les brûlures, les blessures, les entorses, à l’aide d’un rituel composé d’une formule textuelle à réciter, parfois accompagnée de l’exécution de certains gestes de croix ou d’encerclement du mal ;
Les radiesthésistes partagent l’idée selon laquelle le corps humain émet une « vibration » particulière selon son état sanitaire, ils utilisent généralement le pendule afin d’établir des diagnostics en identifiant l’organe malade vibrant en disharmonie avec le reste du corps et pour prescrire la posologie adéquate (souvent composée de « remèdes » issus des médecines douces : élixirs floraux du Dr Bach, homéopathie, etc.) ;
Quant aux désorceleuses (puisqu’il semblerait qu’en Wallonie cette activité soit essentiellement exercée par des femmes), elles remédient aux manifestations du malheur biologique (stérilité, constipation, impuissance) en faisant explicitement usage de rituels magiques ;
Les géobiologues, enfin, s’occupent plutôt de l’environnement de leurs patients, afin d’y détecter, identifier et neutraliser les multiples sources d’« ondes négatives » susceptibles de provoquer, à plus ou moins long terme, des maladies chroniques, des problèmes d’insomnies, etc. Contrairement aux autres catégories de guérisseurs, les géobiologues ne traitent pas le corps de leurs patients mais bien leur lieu d’habitation.

On voit donc très bien que les soins prodigués par ces thérapeutes forment un éventail très large qui ne recouvre que partiellement celui des maladies prises en compte par la médecine moderne, et qui répondent à des demandes d’un autre ordre que celles pour lesquelles on s’adresse au médecin, au kinésithérapeute ou bien au pharmacien. En effet, le recours à un guérisseur s’explique en partie par une distinction étiologique qu’établissent assez naturellement mes informateurs entre les maladies « naturelles », « normales », qui sont du ressort de la biomédecine et, d’autre part, celles dont les causes sont plus obscures et appellent l’examen d’un spécialiste du monde invisible.

En conclusion, un pont est jeté entre ces pratiques traditionnelles et leur ré-interprétation dans le mouvement social d'engouement pour les médecines alternatives.


L’approche

Au départ, l’objectif de cette recherche était de mieux saisir l'ensemble de ces pratiques telles qu'elles se donnent à voir aujourd'hui et de les re-situer dans le cadre d'une anthropologie médicale et de la maladie. Ce n’est qu’en cours de route que mon attention s’est portée sur d’autres aspects de ce champ d’études, notamment les « représentations de l’invisible » que partagent les guérisseurs contemporains, et qui s’expriment notamment dans leur discours sur la maladie et ses causes par l’utilisation de termes comme ceux de « forces », d’« ondes », de « vibrations », etc. On trouve également dans cette thèse une analyse des situations de rencontre entre ces pratiques et la biomédecine, situations toujours riches d’enseignements pour mieux comprendre la dynamique du pluralisme thérapeutique dans nos sociétés occidentales contemporaines. Les procédés de légitimation mis en oeuvre par ces thérapeutes ont également fait l’objet d’une analyse détaillée, au même titre que leurs représentations et conceptions de la maladie.

A l’opposé des monographies historiques et ethnologiques de mes prédécesseurs, je n’ai pas circonscrit mon travail de terrain à un groupe de villages ou à une sous-région. En opérant de la sorte, je voulais éviter de donner une image de ces pratiques thérapeutiques comme étant celles d’une région isolée, coupée de la marche du monde et imperméable aux influences extérieures. D’autre part, cette approche me fut quasiment imposée par les déplacements fréquents d’une partie de mes informateurs, praticiens itinérants, qui exerçaient d’ailleurs aussi bien en ville qu’en zone rurale, ce qui montre bien qu’il n’y a plus beaucoup de sens à envisager ces pratiques comme l’expression de « survivances » des sociétés paysannes d’autrefois.

Au commencement de la recherche, je disposai de deux adresses que m’avaient données des amis, celle d’un « coupeur de feu », c’est-à-dire un homme ou une femme qui connaît les paroles pour anesthésier la douleur des brûlures et celle d’une spécialiste en désorcèlement. Lorsque j’ai rencontré ces deux personnes, elles m’ont donné d’autres adresses et ainsi, de fil en aiguille, j’ai rencontré et souvent observé à l’œuvre une quarantaine de praticiens.

Mais s’il est vrai qu’aujourd’hui ces pratiques sont relativement bien acceptées et tolérées de la part du corps médical et des pouvoirs publics, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas toujours aisé d’établir une relation de confiance avec certains thérapeutes officieux qui ont toutes les raisons de se méfier d’un inconnu, d’autant plus que celui-ci manifeste le souhait de les rencontrer, de leur poser des questions et de les observer dans leur pratique. Tout au long de l’enquête, j’ai donc dû trouver ma place dans ce domaine d’activités : tantôt patient, tantôt assistant de certains guérisseurs, j’ai exploré toutes les pistes qui se sont offertes à moi durant les deux années de présence sur le terrain.


En toile de fond à ce travail, se trouve une analyse de la logique qui détermine le processus de recours aux divers services de soins offerts en contexte de pluralisme médical. Les récits et témoignages récoltés montrent que cette logique est en grande partie influencée par divers facteurs sociaux tels que l'influence des proches, la signification attribuée à la maladie, les valeurs ou l'idéologie. C’est que la maladie et le malheur font partie de ces « événements » qui mobilisent les réseaux de sociabilité qui existent entre le malade et ses proches, parents et amis, qui interviennent toujours de façon décisive dans les décisions et les choix qui façonnent les « itinéraires thérapeutiques ». La prise en charge de ces événements est toujours l’affaire d’individus qui se connaissent, se parlent, échangent leurs points de vue et puisent dans leurs relations sociales les ressources nécessaires pour mettre fin à ces situations. Ainsi, porter l’attention sur la dimension sociologique des démarches thérapeutiques, revient à envisager les soins comme autant de pratiques relationnelles qui visent à réintroduire l’individu dans ses relations sociales et à lui rendre la capacité de vivre de manière « normale » et « autonome » au sein de la collectivité.

L’originalité de cette recherche réside probablement dans sa tentative d’appréhender l’articulation entre, d’une part, les logiques sociales qui régissent les comportements dans ce domaine des soins alternatifs et, d’autre part, le contenu du discours et des pratiques de ses acteurs en termes d’activités rituelles et langagières. En effet, dans une perspective socio-anthropologique, les actes que posent les praticiens, de même que les paroles qu’ils prononcent au cours de la consultation, ne sont envisagées que comme les supports, comme les moyens, d’une activité d’un autre ordre. Sans pour autant reléguer les données ethnographiques au second plan, l’important réside, à mes yeux, dans ce que les thérapeutes visent à apporter au souffrant, dans le cadre de la thérapie, en termes de changements comportementaux ou bien au niveau de ses représentations, croyances et attitudes envers la vie.

Les constats auxquels aboutissent cette analyse montrent que l’étude des démarches thérapeutiques dans les sociétés occidentales modernes soulève des questions aussi pertinentes que celles qui ont été posées par l’anthropologie médicale dans les sociétés autres que l’on a pris l’habitude de qualifier, peut-être à tort, de « traditionnelles », au même titre d’ailleurs que les pratiques qui ont fait l’objet de cette recherche. En effet, l’usage de ce qualificatif n’est que partiellement justifié au regard du syncrétisme et du modernisme qui caractérisent les activités des guérisseurs contemporains qui combinent parfois une multitude de méthodes et de techniques thérapeutiques aussi diversifiées que le traitement par prières, l’homéopathie, le magnétisme animal, le Reiki, la radiesthésie, l’exorcisme, le désorcèlement, l’aromathérapie, etc. Dans l’enquête que j’ai menée en Wallonie, j’ai tenté de mettre en évidence ce syncrétisme qui touche aujourd’hui ce secteur des soins de santé où, aujourd’hui, médecine populaire et médecines parallèles font plus que cohabiter. Les guérisseurs qui utilisent des méthodes traditionnelles adhèrent pour la plupart au discours plus implicite des médecines parallèles concernant le corps, la maladie et ses causes. La caractéristique commune à ces thérapeutes, qu’il me semble dès lors plus adéquat de qualifier de « guérisseurs syncrétiques », consiste donc en leur manière d’intégrer des éléments parfois très hétéroclites et de les assembler dans leurs traitements qui prennent la forme de véritables « combinatoires thérapeutiques ».

Les « modèles » de la maladie mis en exergue

La pluralité des méthodes de soins utilisées et combinées par les guérisseurs wallons d’aujourd’hui entraîne donc inévitablement un pluralisme étiologique où se croisent et s’interpénètrent différentes conceptions du corps, différentes interprétations de la maladie et différentes manières de la traiter ou de lui donner du sens. L’analyse du discours de mes informateurs m’a ainsi permis de dégager quatre « modèles de la maladie », qui doivent être compris comme des représentations implicites, quasiment inconscientes, davantage pensées par les thérapeutes que vécues comme telles par les patients, mais qui ont néanmoins leur intérêt pour comprendre les nouvelles pratiques populaires en matière de soins. Pour faire bref, mes informateurs considèrent que toute une série de maux échappent aux traitements du médecin car leur cause ne se trouve ni dans l’organisme du malade ni dans son psychisme, mais plutôt dans son environnement matériel immédiat, voire dans certains de ses actes.

1) Il y a, tout d’abord, une série de maux, relativement courants, qui sont perçus comme des « choses » en soi. On en parle comme des forces agissantes, comme quelque chose qui « grandit », qui se déplace, qui s’accroche. On dit par exemple d’une brûlure que « ça » grandit durant 9 jours, et que « ça » diminue un nombre égal de jours. Les verrues font également l’objet d’une conception ontologique et de représentations particulières : elles sont considérées comme le résultat de la manipulation erronée d’un objet sale et humide ou bien elles sont associées à la pourriture et à la mort. Mes informateurs en parlent comme des « choses » qui « sèchent », qui « partent » ou bien qui « restent » selon les circonstances (modèle ontologique de la maladie).

2) Il y a, ensuite, les maladies considérées comme la conséquence de l’exposition prolongée à des « ondes négatives » qui perturberaient l’équilibre du corps et du milieu de vie. De nombreux guérisseurs partagent effectivement l’idée selon laquelle la « bonne santé » correspond à un état d’équilibre entre les forces au sein desquelles vit l’individu. Inversement, ils imputent la maladie à un déséquilibre entre ces « forces » qui se somatiserait par la suite en divers problèmes de santé, parmi lesquels les maladies chroniques et les affections du système nerveux occupent une place de choix (modèle de la maladie-déséquilibre).

3) Il y a, troisièmement, certains états pathologiques qui auraient pour cause une « entité », c’est-à-dire une âme de mort qui n’est pas « montée » et qui, pour rester dans le monde matériel, a besoin de ratiboiser de l’« énergie » aux vivants, ce qui renvoie à une image de la santé comme une sorte de « capital » énergétique dont la diminution entraînerait la maladie. Les guérisseurs disent alors qu’une personne est « accompagnée » ou « mangée » lorsqu’ils soupçonnent la présence d’une telle « entité », ce qui suppose l’exécution d’un rituel particulier de « dégagement d’entité » (c’est le modèle de la maladie-esprit).

4) Il y a, enfin, le modèle de la maladie causée par la pensée négative de « mauvaises gens ». Les maladies qui entrent dans cette catégorie ne forment pas un ensemble bien défini car, en principe, toutes les maladies sont susceptibles d’être interprétées de la sorte. Dans ce registre, la maladie ne constitue, en effet, qu’un symptôme parmi d’autres d’une influence occulte exercée sur une personne en particulier mais qui peut se manifester par d’autres signes. Lorsque le mal qui atteint leur patient est de cette nature, les guérisseurs ne s’y trompent généralement pas : ils ont les mains qui chauffent anormalement, ils ont la nausée, ils ont le cœur qui leur fait mal, la tête qui tourne, etc. (modèle de la maladie-sorcellerie)

Pour conclure, je dirais que la mise en évidence de ces modèles interprétatifs, illustre bien le fait que la maladie ne se réduit pas à la définition qu’en donne la biomédecine, mais recouvre des significations fort différentes qui varient d’un groupe à l’autre, parfois d’un individu à un autre, et que seule l’enquête de terrain permet de saisir puisqu’elle seule permet de donner la parole aux sujets qui partagent et véhiculent ces modèles.


Auteur

Olivier Schmitz

Email :
Etudes : Sociologie et anthropologie
Etablissement : Université de Louvain-La-Neuve
2004, 399p.

Thème : Santé
(enregistrement le 08/10/04)

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