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« Sans boulot : tous fraudeurs ? » : la vraie histoire de Jacqueline, racontée par un travailleur social

02/12/25
« Sans boulot : tous fraudeurs ? » : la vraie histoire de Jacqueline, racontée par un travailleur social

Le 7 novembre, l’émission « Sans boulot : tous fraudeurs » a présenté Jacqueline comme une figure emblématique des « abus » sociaux. Marc, travailleur social, raconte ici une tout autre histoire : celle d’une femme qui a travaillé toute sa vie, qui se bat avec ses douleurs et son handicap, et qui se retrouve propulsée malgré elle dans un récit médiatique stigmatisant.

Je voudrais vous raconter quelques morceaux de l’histoire de Jacqueline, la Jacqueline que Deborsu et RTL ont présentée à leur façon dans la sinistre émission du 7 novembre dernier : « Sans boulot : tous fraudeurs ? ». L’histoire ci-dessous n’est pas complète. Jacqueline préfère garder certains éléments de sa vie pour elle. Une pudeur tout à son honneur. Une pudeur bafouée par un journaliste manipulateur et particulièrement insistant.

Je voudrais vous raconter l’histoire de Jacqueline. Parce qu’elle a droit à ce que sa vraie histoire soit racontée. Elle a le droit de raconter ce qu’a vraiment été sa vie. Pas nécessairement rose tous les jours, mais bien remplie cependant. Notamment par le travail qu’elle a assumé pendant l’essentiel. Ce qui lui a ouvert des droits. Qu’elle n’a pas usurpé. Loin de là. Elle a droit à une réponse face à la manipulation dont elle a été victime.

Je ne suis pas journaliste. Mais je voudrais raconter l’histoire de Jacqueline. À ma manière. Et avec la déontologie dont auraient dû faire preuve celui qui se fait appeler « journaliste » et la chaine qui ose dire qu’il lui arrive de faire de l’information. Je suis glacé quand je lis sur les réseaux sociaux que Martin Wagener, professeur d’université s’est senti floué par l’émission qui a trahi son message. Quand je lis aussi que Gaëlle Denys, présidente du CPAS de Verviers ne se reconnait pas dans ce que la télé lui fait dire. Je suis glacé quand j’entends Jacqueline qui, durant notre rencontre, me raconte tout autre chose que ce qu’on entend dans l’émission. Je suis glacé quand je pense aux autres personnes interviewées. Ont-elles vraiment voulu dire ce qu’on entend qu’elles disent ? N’ont-elles pas, elles aussi été manipulées ? Comment se sentent-elles aujourd’hui ? Peut-être qu’elle se sentent aussi salies, malmenées, maltraitées ?

Quel était le but ?

Le sensationnalisme, source délétère d’un succès d’audimat ? Faire mousser les sentiments populistes d’une population désorientée ? Stigmatiser pour qu’une catégorie de la population soit pointée du doigt par une autre pour faire percoler les discours excluants ? Soutenir par une émission tellement construite qu’elle en devient fakenew, le discours qui se radicalise d’un président de parti ?

Je voudrais vous raconter l’histoire de Jacqueline, parce que, ce samedi 29 novembre, le journal « Le Soir » a proposé un article sur l’émission. Avec de bonnes questions. Avec la possibilité pour le journaliste de s’expliquer, de se défendre. Avec la possibilité pour le prof d’unif de donner sa version. Par contre, Jacqueline et les autres, salies durablement par cette diffusion, n’ont pas d’espace pour exprimer ce qu’elles vivent et ressentent depuis ce 7 novembre.

Je voudrais vous raconter l’histoire de Jacqueline. Parce que ça a été une belle rencontre. Et un chouette travail commun. Parce que Jacqueline mérite qu’on dise la vérité. Parce qu’il faut dire qu’il est temps que les professionnels (les journalistes, les animateurs télé, les politiques, les travailleurs sociaux, les associatifs …) et les citoyens évitent les populismes. Qu’il est temps qu’ils se mobilisent contre eux, tellement sources de stigmatisation, d’intolérance, d’exclusion et d’un fondamental manque de respect pour tout un tas de gens qui ont le droit à ce respect et la dignité.

Marc, travailleur social

La vraie histoire de Jacqueline

Un petit peu de l’enfance de Jacqueline

Les parents de Jacqueline se rencontrent en Allemagne, durant la guerre, où ils ont été déportés dans le cadre du travail obligatoire (STO). Il vient de Belgique, elle de Pologne. Ils tombent amoureux, mais doivent, à la fin de la guerre, rentrer dans leurs pays. La maman fait alors le choix de migrer en Belgique où elle aura 5 enfants. La première naît d’ailleurs dans le train qui l’emmène en Belgique. Elle arrivera à la gare avec une toute petite crevette dans les bras. Jacqueline sera la petite dernière.

Papa travaille dans une grande entreprise spécialisée dans les gaz industriels. Maman doit apprendre le français. Ce qu’elle fait en exerçant plusieurs métiers. Elle sera notamment marchande de lait. Jacqueline se souvient de leurs circuits en camionnette, du passage dans les fermes pour remplir les cruches puis des tournées chez les clients. Maman sera aussi femme d’ouvrage dans les écoles de la commune.

La petite Jacqueline est asthmatique et fait pneumonie sur pneumonie. Mais elle est couvée par sa famille.
Ses parents veulent qu’elle ait une activité. Ils l’inscrivent au piano qu’elle n’aime pas, tentent ensuite le judo. Mais ce qu’elle veut elle, ce sont les chevaux. Les parents ne sont pas d’accord. C’est trop cher.

Papa souffre d’insuffisance rénale chronique et passe trois fois par semaine en dialyse. C’est en rentrant d’une dialyse qu’il est choppé par un bus. Il meurt alors que Jacqueline est en 6ème primaire.

Maman envoie Jacqueline au pensionnat, chez les bonnes sœurs. C’est trop difficile pour elle de s’occuper de toute sa marmaille. Jacqueline, déjà un peu perdue après le décès de son Papa ne supporte pas les « oui, ma sœur », merci ma mère » et autres bondieuseries. Elle fugue à de nombreuses reprises. Elle quitte l’internat et termine ses trois premières années secondaires dans la même école, mais en rentrant tous les jours chez elle en bus. En plus des cours généraux traditionnels, elle apprend la cuisine et la couture.

Dès 16 ans, Jacqueline travaille…

Comme elle aime la couture, Maman lui trouve un premier emploi chez une couturière. Mais elle ne se sent pas respectée et quitte très rapidement ce job pour vendre des fruits et légumes. Elle travaillera aussi comme apprentie en boulangerie puis à la vente de fromages, dans une boutique où elle se sentira très estimée. Puis pendant un an dans un restaurant lié à une grande surface.

Elle se marie. Son mari veut qu’elle reste à sa charge… Mais elle aime les chevaux. Ce seront ses loisirs de toute une vie. Elle monte des chevaux qui appartiennent à d’autres personnes, les soigne et les entretient. Son mari change alors d’avis. Comme elle veut s’occuper de chevaux, il faut qu’elle travaille.

Mais les chevaux sont parfois vifs. Alors qu’elle passe ses vacances à s’en occuper, elle reçoit un coup de sabot dans le genou. Elle est plâtrée pendant 6 semaines. Sur le dos du cheval d’une amie, elle se prend un arbre avec le même genou. La rotule est pétée. Cette fois, il faudra des broches et un cerclage. Un genou définitivement fragilisé et un début d’arthrose.

Elle trouve sa voie professionnelle !

Elle sera animatrice en grande surface. Debout toute la journée, elle interpelle les clients des magasins pour qu’ils goûtent parfois du fromage, parfois du chocolat, parfois du saucisson… C’est un boulot de contacts qui lui plait, même s’il n’est pas de tout repos. Parce qu’il n’y a pas que dans les grandes surfaces tout près de chez elle qu’il faut animer et faire déguster. Elle va aussi dans des grands magasins lointains… En train. Avec parfois plus de 200km de trajet pour travailler. Son boulot est quasi permanent, mais avec des durées de travail qui changent constamment. Si elle se retrouve quelques fois au chômage, elle oscille généralement entre des emplois à temps partiel, d’autres fois à temps plein.

Elle divorce, mais continue le même travail. Même si elle s’essaie un peu aux titres services. Mais elle préfère l’animation aux ménages chez les gens. C’est à cette époque-là qu’elle a son premier cheval. Un cheval de 2 ans qu’on emmenait à l’abattoir. « Je l’ai acheté au prix de la viande », raconte Jacqueline.

Elle rentre en promotion sociale alors qu’elle a 36 ans. Elle va au cours du lundi au jeudi, travaille les vendredis ce qui l’empêche d’aller au cours (avec l’accord des professeurs), et les samedis. Le dimanche, elle remet ses cours du vendredi en ordre et s’occupe de sa fille. Elle obtient son diplôme de secondaire supérieur comme employée de bureau bilingue (français-anglais). Quand elle termine ses études, on engage à la commune. Mais seules les deux premières de classe sont embauchées. Pas de chance elle n’est pas dedans.

Elle ne pratiquera jamais ce métier

Sa passion des chevaux la poursuit. Elle en aura quelques-uns. Qu’elle prend quand ils sont vieux pour leur permettre une fin de vie en douceur. C’est une passion qui a un coût mais qui reste raisonnable si on fait attention. Elle soigne ses chevaux elle-même, les vaccine, leur fait avaler leur vermifuge. Et pour le matériel, ce sera le plus souvent d’occasion. Elle s’achète une selle neuve quand elle a 40 ans. C’est toujours sa selle aujourd’hui, même si elle ne monte plus.

Elle se trouve un nouvel homme. Un gaillard qui aura fait toute sa carrière dans la sidérurgie. Et qui est pensionné aujourd’hui.

Alors qu’elle travaille à temps partiel et cherche à compléter son temps de travail, elle est examinée par un médecin de l’Onem qui constate l’arthrose du genou, lui reconnaît un handicap de 66% et lui conseille d’arrêter le merchandising en magasin. C’est pas rien un handicap de 66% ! Mais elle continue. Toujours debout.

Pendant 4 ans, elle est employée dans une grande enseigne pour vendre les produits de l’enseigne. Elle est très appréciée et fait de bonnes ventes. Mais pendant ces 4 années, elle va signer des contrats semaine par semaine. Pendant 4 ans. Alors que ses qualités sont reconnues !

Elle se remarie. « S’il m’arrive quelque chose, ce n’est pas avec ta petite pension de vendeuse que tu pourras t’occuper de tes chevaux » : c’est l’argument que trouve son homme pour la convaincre du mariage.

L’accident et un parcours de combattante…

Elle est toujours animatrice et fait déguster des bières quand elle a l’accident dont on parle dans les journaux. Un bête accident. Alors qu’elle s’occupe de son vieux cheval, elle pousse sa brouette remplie de foin et glisse sur la désormais célèbre merde de chien, popularisée par l’émission et des articles lamentables dans la presse écrite. La fracture n’est pas belle. On lui met une plaque pour réparer le péroné, plaque que l’on retire après une année. Si l’opération est réussie, il lui reste des séquelles de l’accident. Il lui est impossible de rester longtemps debout.

Le Covid arrive et tue le métier d’animatrice en grande surface… Même si la profession tente de reprendre vie aujourd’hui.

Un médecin lui conseille de se faire poser des prothèses totales des genoux. Ce qu’elle entend à propos de l’opération la fait stresser et elle reporte l’idée. Jusqu’au moment où elle n’a plus le choix. On lui pose une première prothèse à gauche et deux ans plus tard, la seconde, à droite. On n’endort pas complètement pour la pose d’une prothèse de genou. Elle entend tout. Les commentaires de l’équipe médicale, la scie qui coupe, … « Cauchemardesque » qu’elle soufflera dans un sourire.

Le péroné, les nouvelles prothèses aux genoux, tout cela lui fait mal. Il suffirait de prendre des anti-inflammatoires, mais ce n’est plus possible pour Jacqueline qui souffre également d’insuffisance rénale chronique depuis 6 ans. Comme son Papa. Les anti-inflammatoires, c’est pas bon pour les reins. Elle avale de la morphine pour atténuer la douleur. Davantage en hiver qu’en été. Parce que l’arthrose est plus forte quand il fait froid. Rien ne vaut le soleil pour les genoux et les hanches de Jacqueline. Il y a aussi l’asthme qu’elle trimballe depuis l’enfance et pour ne rien arranger, on constate aussi un basculement du bassin, autrement dit, un dos en compote !

Cette somme de difficultés l’amène à rentrer un dossier à la Direction Générale de la Personne Handicapée. Jacqueline explique que cette institution instruit le dossier, qu’elle le transfère ensuite au médecin traitant pour avis, avant qu’un conseil spécialisé ne donne un accord… ou pas. Ce n’est pas aussi simple qu’on ne le croit ou qu’on ne le dit ! Même à la télévision. « Si tu veux lire mon dossier, tu peux, mais ça te prendra deux jours » qu’elle se marre.

Jacqueline passe à la télé

De la télévision d’ailleurs parlons-en ! Jacqueline reçoit un appel téléphonique de RTL. Un collègue à Deborsu. Ils aimeraient avoir son avis sur le fait que l’Arizona décide de virer les chômeurs. Jacqueline ne se sent pas concernée ni compétente. Elle n’accepte pas. On insiste. « Vous avez interagi sur les réseaux sociaux et on aime bien la façon dont vous écrivez les choses ». Au cours de ces appels téléphoniques, Jacqueline ne parle jamais de sa propre condition. C’est au tour de Deborsu de prendre le téléphone. Trois fois qu’il l’appellera. Elle répète qu’elle ne se sent pas concernée, mais la pommade du sirupeux bonhomme fini par la convaincre. À moitié. Mais elle dit « oui ». « J’ai cédé sur la pression » qu’elle explique.

Ils se donnent rendez-vous à son domicile. L’envie de refuser reste. Mais elle se laisse charmer par leurs belles paroles.

On lui promet qu’elle sera floutée. Mais quand elle se voit à la télé, elle se trouve reconnaissable. Elle est aussi identifiée par des proches. On repère aussi sa rue, les maisons des voisins. Dans le reportage, elle est réduite à quelques bribes de la conversation. Elle le dit : « Ce n’est pas moi. Pas moi du tout ». Elle se sent manipulée, salie, réduite à ce qu’elle n’est pas. Elle a travaillé toute sa vie jusqu’à cette opération. Et les années qui ont suivi, lui ont rendu le travail impossible. Vraiment. De ça, ils ne diront rien. Ça ne les intéresse pas. Juste la stigmatiser. Peut-être même se moquer.

Dans l’émission, ils montrent la place PMR (personne à mobilité réduite) devant chez elle. Font comprendre qu’il s’agirait d’un avantage indu. Qu’elle serait une profiteuse. Elle rappelle que pour obtenir une telle place, il faut faire une demande au service de mobilité de la commune sur base d’un dossier médical. C’est la Direction Générale de la Personne Handicapée qui décide de l’octroi de la carte PMR qui permettra d’obtenir cette place. Ce sont plusieurs démarches à faire et des personnes à des niveaux différents qui prennent la décision. « Ma carte PMR, j’y ai droit. Ce n’est pas la carte d’une personne décédée » rigole-t-elle.

D’autres médias reprennent les infos tellement parcellaires de l’émission, affichent sa figure floutée dans leurs pages. « Pour faire leur blé », grogne Jacqueline. « Même Cyril à la RTBF met ma figure floutée. Mais j’ai donné le droit à personne d’utiliser ma photo. Ils ont le droit de me faire ça ? »

Elle est soufflée Jacqueline. De se rendre compte de l’ampleur qu’a pris cette émission. Qu’on en parle même à l’étranger. Son mari lui conseille de changer de quartier pour faire ses courses. Mais elle ne veut pas. Il n’y a pas de raison. Elle se contente de lunettes pour se rendre un peu plus anonyme.

Jacqueline et Marc



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