"Nous, les éducateurs spécialisés, nous sommes des soignants !"
C’est quoi être éduc ? Cette question est au cœur de mes pensées... En ces temps troublés, il n’a jamais été aussi important, pour moi, de définir notre fonction. Et rien qu’en écrivant cela, je me sens déjà perdue... Non pas parce que « je ne sais pas », mais parce que « je ne sais pas par où commencer ». Et si l’on définit exactement ce statut, il est clair que l’on oubliera tel ou tel aspect du métier, tant il est complexe, vaste, riche de sens et de compétences, polyvalent et différent en fonction des secteurs. Et pourtant, un jour, il faudra y passer... Pourquoi ? Pour faire exister, légalement, statutairement parlant, aux yeux du fédéral, une fonction, un poste, qui est essentiel dans le secteur du social, du non marchand. Pour protéger ce métier. Pour le faire perdurer. Pour qu’il soit revendiqué et que l’on puisse se sentir légitime.
[DOSSIER]
– Béatrice, éducatrice dans la petite enfance, lance un coup de gueule
– Melissa, éducatrice, raconte son travail en temps de coronavirus
– Éducateurs, travailleurs sociaux… les oubliés de la crise sanitaire
Saviez-vous que, encore récemment, tout le monde ou presque pouvait être éduc ? Mais les éducs, avec leur baccalauréat et leurs spécialisations, sont voués à être éducs, à moins de se lancer dans des formations de 4 ans, en master, pour obtenir encore un autre diplôme... Impossible, ou presque, de postuler comme AS, comme psycho, comme thérapeute familial, non non non.. Et pourtant, si vous saviez ce que l’on est amené à faire dans notre travail !
La base, c’est la relation
Je vous donne une idée ? Alors... la base c’est la relation : on s’occupe donc de « bénéficiaires ». Voilà... Précisons ? Alors... s’occuper d’eux signifie : s’occuper de leurs soins de base (manger, boire, dormir, se laver, les faire se sentir en sécurité), s’occuper des soins corporels, du nursing comme on dit chez nous, les habiller, veiller à ce qu’ils aient de quoi être correct, les amener à l’école, ou au boulot, ou à des rendez-vous extérieurs, les accompagner dans le travail scolaire, faire à manger, s’occuper du lieu de vie (de la vaisselle aux lessives, en passant par le rangement, parfois/souvent le nettoyage), entretenir les locaux (tout éduc a une trousse à outils là où il/elle bosse), déménager, aménager des meubles, penser à l’amélioration du lieu de vie, créer des outils pour les bénéficiaires (calendrier, tableau des charges, charte du vivre ensemble, roue des émotions, etc), animer des ateliers, porter ces ateliers toute l’année, écrire, laisser des traces écrites de ces ateliers, mais aussi de la vie quotidienne, des entretiens que l’on fait, que ce soit avec le jeune, avec sa famille, avec les intervenants sociaux que l’on rencontre.
C’est rédiger des rapports éducateurs, créer, penser des projets individualisés en équipe, c’est savoir utiliser un ordinateur, des programmes spécifiques où tout consigner. C’est savoir retranscrire à l’écrit ce que le bénéficiaire vit au jour le jour, pour laisser une trace, une preuve, un suivi de son parcours. C’est participer à la vie institutionnelle, penser le projet au-delà de son lieu de vie. C’est savoir gérer ses heures, négocier ses vacances en fonction des besoins du service. C’est revenir en urgence quand il y a un problème dans l’unité. C’est travailler le soir, le matin tôt, les week-ends, les nuits, les jours fériés. C’est gérer des pleurs, des colères, des crises, des contentions, des isolations, des dépressions. C’est vivre des moments hard ensemble : décès, licenciement, remise en question,...
Mais aussi, heureusement, c’est vivre des joies, des petites victoires, des moments hors du temps que l’on n’oublie pas, être le réceptacle des bénéficiaires, nouer un lien de confiance, le faire vivre pendant quelques mois, quelques années, pour ne plus jamais, ou presque, avoir de ses nouvelles. C’est mordre sur sa chique quand on voudrait sauver tout le monde. C’est donner du temps, bénévolement, pour organiser des fêtes, des ventes, des spectacles, pour gagner de l’argent pour monter des projets, partir en vacances, faire vivre de l’inédit à des personnes inédites.
C’est accepter les contraintes de plus en plus oppressantes du fédéral qui nous demande de tout consigner, de tout justifier, de tout expliquer. Mais comment voulez-vous quantifier un simple petit-déjeuner avec des jeunes où l’on se lève, on s’habille, on gère les disputes, on mange, on répond aux questions, souvent vitales, et qu’ils ont à peine les yeux ouverts, on gère des crises à 8h25 du matin qui ont démarré parce que machin a dit à truc que sa mère était une P***, on s’assure qu’ils se soient lavé les dents, qu’ils aient mangé correctement, qu’ils aient participé aux tâches quotidiennes pour qu’ils apprennent aussi le vivre en groupe, on part à l’école, on parle avec les instits, on donne le relais, on s’assure que le suivi sera fait, on rentre ranger, préparer les vêtements, cuisiner, écrire, souffler, boire un café, donner le relais, rire et décompresser, parce qu’en 1h de temps on a vécu plus de choses qu’en une journée chez soi ! Comment voulez-vous quantifier cela ???
On prend soin de futures générations, des aînés...
Et si nous, on ne le fait pas, qui le fera ? Comment rendre compte de statistiques qui sont issues du social, quand on sait que nos journées ne sont jamais pareilles ! Oui je sais quand je travaille. Mais je sais aussi que le jour où je ne travaille pas, je peux aussi être appelée pour remplacer. Je sais aussi que je dois prendre soin de moi parce que ce travail-là je ne peux pas le faire à moitié. Je sais que la remise en question est essentielle, mais se foutre la paix l’est aussi. Sachant que l’on n’a pas, à chaque fois, de l’aide pour pouvoir continuer à travailler là où on est. Si on a un souci, peu importe lequel, à un moment on est amené à travailler notre question ailleurs parce que l’on doit pouvoir continuer à aider l’autre tout en faisant la part des choses avec soi... Et ça, on l’apprend sur le tas ! Comment quantifier quelque chose qui n’est pas quantifiable ? Et pourtant, malheureusement, c’est ce qu’on nous demande de plus en plus.
On prend soin de futures générations, de jeunes en marge de la société, de personnes handicapées, de personnes toxicomanes, alcooliques, psychotiques, schizophrènes, folles, qui ont vécu un ou plusieurs viols, qui ont été abandonnées, maltraitées, humiliées, traitées comme des merdes, des personnes qui n’ont plus où se loger, de familles qui ont besoin d’aide pour mieux fonctionner, de bébés qui ne sont pas en sécurité chez eux, de jeunes délinquants qui veulent faire flamber la société tant ils sont en colère, d’enfants autistes pour qui les places en institution sont de plus en plus rares, de jeunes filles maman bien trop tôt...
On s’occupe de vos personnes âgées qui ne peuvent plus vivre chez elles ou dans leur famille. On s’occupe de toutes ces personnes-là, et bien plus encore... Quand on nous demande le travail que l’on fait, et que l’on répond « éduc », la réponse la plus courante serait sûrement : « Oh lalala ça doit être dur. Je ne pourrais pas faire ce que tu fais ! ». Et pourtant, on fait au quotidien ce que chaque parent, chaque tuteur, chaque personne devrait faire avec toutes ces personnes-là. Sauf que nous, on est spécialisés, on a choisi de le faire. C’est, pour beaucoup, une vocation, une évidence. Alors oui c’est dur, mais non ça ne l’est pas. C’est comme ça, c’est notre métier.
On continue ! Mais dans quelles conditions ?
Alors aujourd’hui, pourquoi vous écrire tout ça ? Parce que à l’heure du COVID-19, on parle de toutes ces professions reconnues et visibles qui se battent pour continuer à bosser, pour permettre à la population de garder une vie digne et confortable. Merci à elles, évidemment !! Mais qui s’occupe de toutes ces personnes qui sont placées ? Qui s’occupe de toutes ces femmes violées, battues, qui ne peuvent pas rester chez elles ? Qui s’occupe des personnes âgées quand les visites sont interdites ? Cette semaine, on a dû expliquer à des enfants âgés de 6 à 11 ans qu’ils ne verraient plus leurs proches pendant 1 mois... 1 mois !! Pour des petits bouts, c’est énorme ! Et pour nous, impensable que le travail s’arrête, impensable ! On continue ! Mais dans quelles conditions ?
Avec la peur au ventre, avec le stress généré par la société, avec l’anxiété véhiculée par tous ceux autour de nous, avec la crainte d’être contaminés, d’être porteur sain et de transmettre ce virus à nos proches, ou de développer les symptômes. On continue, en essayant de protéger nos bénéficiaires pour amortir le choc, adoucir un peu les choses et que ce qu’ils vivent soit deux fois moins traumatisant que ce qu’ils ont déjà vécu dans leur vie. On continue, sans forcément avoir les moyens de se protéger du virus. Pas de masques, pas de gants. Des locaux désinfectés, mais les jeunes sont là. Un gamin de 6 ans à qui on dit « pas de bisous, pas de câlins, pas de contacts » alors qu’avant c’était possible, comment peut-il comprendre ça ? On le fait, pour respecter les règles de social distancing, mais bon sang que j’aimerais que là-haut, dans les hautes instances, ils viennent, même en combinaison, voir les conséquences de toutes ces mesures. Elles sont essentielles, certes, mais pas réalistes à 100% dans notre métier.
Je sais que dans beaucoup d’institutions, la question même du gel hydroalcoolique n’est pas garantie. Alors on fait ce qu’on peut, on suit les procédures, on adapte notre travail, qualité tellement essentielle de l’éduc, et on rattrapera les dommages collatéraux de tout ça une fois la crise passée. Mais quel impact aura tout ça sur nous ? Je ne sais pas, et ça m’inquiète... Va-t-on continuer à faire l’autruche et à réduire les budgets du social ? Va-t-on mettre l’argent ailleurs que dans les soins ? Oui une institution, un hôpital, c’est cher, et ça ne rapporte pas. Mais dites-moi : Où ALLEZ VOUS mettre ces jeunes si ce n’est pas chez nous ?? Comment allez-vous les aider s’il n’y a plus d’aide adaptée ? Comment allez-vous prendre soin de toutes ces personnes si les professionnels qui s’en occupent ne peuvent plus le faire ?? Comment allons-nous rester dignes en tant qu’intervenants sociaux, éducateurs, soignants de l’état psychique de personnes fragilisées ? Comment ?
Alors oui, nous sommes des soignants ! On est des soignants de ce qui ne se voit pas, mais on soigne l’autre pour qu’il puisse, un jour, retrouver une place dans la société. Alors, s’il vous plaît, faites passer ce texte au plus grand nombre. Faites entendre notre existence, faites lire notre métier, pour que l’on puisse exister et être reconnu dans cette société où le social doit être rentable !
Une éducatrice
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