Précarité du travailleur social : l'enfer du décor
Frappé par l’incertitude et la précarité relatives à son emploi, en proie aux exigences de plus en plus nombreuses, sommé parfois d’être un gendarme déguisé, un dresseur de pauvres, le travailleur social n’en mène pas large. Et ce n’est apparemment pas prêt de s’améliorer.
Autour de moi, ceux qui ne sont pas travailleurs sociaux pensent que nous avons relativement la belle vie : des horaires, si pas lights, au moins respectés, une charge de travail plus que correcte, un métier pas trop difficile … Une belle vie de fonctionnaire en somme. Et lorsque durant nos discussions, j’essaye de relativiser leur point de vue, beaucoup s’étonnent, sous prétexte que j’aurais choisi cette vie. Pas vraiment non … Etudiante, j’ai choisi de m’orienter vers un métier du secteur social car je voulais aider les moins favorisés. C’était pour moi une profession qui me permettait à la fois de respecter mes valeurs personnelles et de me rendre utile socialement.
Emploi précaire
Je n’ai pas choisi la précarité de l’emploi, ni un salaire qui me permet à peine de garder la tête hors de l’eau et qui, très ironiquement, est relativement proche des revenus de nos bénéficiaires … C’est malheureusement la réalité de beaucoup d’entre nous : de nombreux emplois du non marchand dépendent de subsides au futur incertain. De nombreuses institutions ne pourront pas pérenniser ces emplois si leurs financements venaient à cesser. Rappelez-vous : le secteur est « non-marchand ». Seules certaines institutions voient une partie ou la totalité de leurs emplois financés de manière indéterminée … Pour les autres, c’est l’incertitude. Et elle grandit.
Stagnation salariale
Je n’ai pas choisi d’enchaîner les CDD avec, peut-être, si le subside est renouvelé, un CDI dans un ou deux ans … Je n’ai pas choisi de faire deux à trois ans de période d’essai, car « On ne sait jamais ». Je n’ai pas choisi de voir mon salaire stagner ou même diminuer à chaque changement d’employeur car l’expérience accumulée ailleurs n’est pas forcément considérée comme « valorisable », même si c’est précisément cette expérience qui provoque mon engagement.
Pion politique et dresseur de pauvre
Je n’ai pas non plus choisi d’être un pion politique, utilisé afin de mettre en place des mesures parfois controversées, au mieux inutiles, des « projets » financés le temps d’une législature. Je n’ai pas choisi de porter sur mes épaules le poids du manque de crédibilité de ces mesures, moi qui ne les ai ni rédigées ni votées. Je ne voulais pas être un dresseur de pauvres, mais c’est ce que beaucoup de ces mesures font de nous … Parfois, c’est difficile pour moi de trouver un moyen de concilier mes valeurs personnelles, mon engagement social et ce qu’on me demande de faire.
Gendarme déguisé
Je ne voulais pas être un gendarme déguisé non plus … La police a son rôle, son utilité et sa fonction dans la société. Les travailleurs sociaux ont le leur, et c’est, à mon sens, d’une dangerosité sans nom que de vouloir mélanger les genres. Non seulement, c’est dangereux pour les travailleurs sociaux qui voient leur métier dévoyé, mais ça l’est aussi pour les bénéficiaires qui risque de perdre le peu de confiance qu’ils ont dans le système … Plus encore, c’est dangereux pour notre démocratie, un peu comme mélanger les systèmes législatif, judiciaire et exécutif l’est …
La belle vie ?
Nous n’avons pas (toujours) des journées à rallonge, ni une liste précise de tâches à réaliser dans notre journée (quoi que). Par contre, nous vivons une pression insidieuse sur nos emplois et nous recevons un salaire nettement inférieur à ce que nous serions en droit de réclamer au vu de notre niveau d’études et de nos compétences. Nous sommes souvent tiraillés dans nos valeurs et dans notre cas, c’est important. Nous faisons parfois face à des choix et à des exigences qui nous mettent à mal … Je m’interroge plus souvent qu’à mon tour sur ma place dans tout cela, alors non, je n’ai pas la vie plus belle que vous. Et je ne suis pas fonctionnaire.
MF - Travailleuse sociale
[Du même auteur]
– Le service communautaire, une pratique qui pose question
– Travailler avec la plainte
– Travailleurs pauvres, les nouveaux bénéficiaires ?
– Isolement, culture de l’instantané et travail social font-ils bon ménage ?
– Financement de l’associatif : le prix de l’autonomie
– Clientélisme et travail social, ces amis de longue date
– Logement et insertion sociale
– Logement public : petite histoire de la déresponsabilisation
– Charity Business et travail social, une mascarade
– Le harcèlement des travailleurs sociaux
– Le travail social, un secteur au management hybride
– Formation continue, vecteur de changement ?
– Communautaire en perte de vitesse
– Le travail social : un service comme tant d’autres ?
– "Travailleur social " : fourre-tout institutionnalisé
– Accompagner sans s’épuiser
– Le volontariat : nécessaire engagement citoyen
Commentaires - 4 messages
Ajouter un commentaire à l'article