L’intelligence artificielle en santé : progrès technologique ou déshumanisation programmée ?

L’intelligence artificielle se développe rapidement dans le secteur de la santé, promettant d’améliorer les soins et d’optimiser les ressources. Cependant, l’utilisation de l’IA soulève également des interrogations importantes en termes d’éthique, de confidentialité et d’impact sur le lien humain. Entre innovation technologique et risque de déshumanisation, comment trouver le juste équilibre ?
L’intelligence artificielle au service des maisons de repos et des soins à domicile
L’intelligence artificielle fait une entrée remarquée dans le secteur de la santé, particulièrement dans les maisons de repos et les hôpitaux. Longtemps considérée comme réservée aux domaines technologiques ou commerciaux, l’IA s’impose aujourd’hui comme un levier prometteur pour améliorer la qualité des soins, optimiser les ressources et soutenir le personnel soignant, souvent confronté à une surcharge de travail.
À cet effet, elle est de plus en plus présente dans les maisons de repos, notamment pour la prévention des chutes. Aujourd’hui en Belgique, plus de 1.000 chambres sont équipées de capteurs intelligents qui alertent le personnel en cas de chute, ce qui aide à intervenir plus rapidement et à soulager la charge des soignant.es. C’est le cas du Centre de soins résidentiels Damiaan à Tremelo, qui utilise le système d’IA Kaspard : « Des capteurs sont suspendus dans la chambre, par exemple dans une lampe ou dans un coin du plafond. Grâce à ces capteurs, l’intelligence artificielle peut détecter si une personne tombe ou s’absente trop longtemps de la chambre. Dans ce dernier cas, le résident peut être tombé dans la salle de bain ou dans le couloir. » (Ibidem)
En outre, certaines de ces maisons utilisent des robots-compagnons dotés d’IA afin d’offrir une présence constante aux résident.es, les aidant à maintenir un lien social tout en surveillant discrètement leur état de santé. Ainsi, le robot Zora est capable de leur proposer des activités ludiques et physiques, tout en assurant une présence rassurante et continue. Ces outils permettent de rompre l’isolement des personnes âgées, tout en allégeant la charge du personnel.
Dans les soins à domicile, l’IA est également de plus en plus utilisée pour augmenter l’autonomie des patient.es et leur rappeler de prendre leurs médicaments, leurs rendez-vous médicaux ou encore… de s’hydrater suffisamment ! Toujours pour les soins à domicile, les robots Tessa ont fait leur entrée dans la Province d’Anvers en 2024. Ce projet néerlandais a été entièrement financé par la Croix Jaune et Blanche d’Anvers, mais son prix reste inabordable pour les particuliers.
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Comment l’intelligence artificielle transforme les hôpitaux ?
L’intelligence artificielle est aussi de plus en plus intégrée dans les hôpitaux belges, notamment dans l’imagerie médicale et la chirurgie assistée. Par exemple, une avancée majeure a été réalisée à Gand avec l’utilisation d’un assistant basé sur ChatGPT pour assister une opération chirurgicale en temps réel, ce qui illustre le potentiel de l’IA pour soutenir les professionnel.les de santé et améliorer la qualité des soins.
Au CHU de Liège, des algorithmes d’IA assistent les pathologistes dans l’analyse des biopsies et des images médicales. Par exemple, lors de la détection de cancers (sein, poumon et prostate), l’IA analyse des images scannées à très haute résolution et met en évidence les zones suspectes (cancéreuses, précancéreuses, etc.), permettant ainsi aux médecins de gagner un temps précieux et d’offrir un diagnostic plus rapide et plus précis aux patient.es. En effet, ces outils sont capables de traiter de grandes quantités de données et de repérer des anomalies parfois invisibles pour l’œil humain.
L’intelligence artificielle est également utilisée pour optimiser la planification des interventions et la gestion des plannings du personnel. Par exemple, le CHC Montlégia de Liège est en train de développer un « jumeau numérique » du bloc opératoire : une simulation informatique qui permettra de prévoir le déroulement des opérations, d’intégrer les contraintes individuelles des patient.es (âge, comorbidités) et de générer des plannings optimisés pour le personnel et l’utilisation des ressources. Cette approche vise à réduire les retards, à améliorer la qualité des soins et à diminuer le stress des équipes médicales.
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L’intelligence artificielle en social-santé : précautions et limites
Cependant, l’intégration de l’IA dans ces environnements suscite aussi de vives critiques. Certains dénoncent une forme insidieuse de déshumanisation des soins : le risque de substituer progressivement la machine à l’interaction humaine, pourtant essentielle dans un accompagnement qui doit rester empathique et chaleureux. En effet, nombre de personnel soignant expriment des inquiétudes face au risque que l’utilisation accrue de robots puisse diminuer la qualité du lien humain, irremplaçable dans l’accompagnement des résident.es et patient.es.
En outre, la question de la protection des données personnelles, très sensibles dans ces contextes, soulève elle-aussi des inquiétudes majeures quant à la confidentialité et à l’utilisation des données médicales et sociales. En Belgique, les débats autour de la protection des données médicales sont particulièrement vifs, notamment depuis la mise en place du projet fédéral d’e-santé qui vise à centraliser les dossiers médicaux électroniques. Ce projet, bien que prometteur, est critiqué pour ses failles potentielles en matière de sécurité et de confidentialité , mais aussi en termes d’accès relativement à la fracture numérique qui touche les publics les plus vulnérables et renforce les inégalités d’accès à la santé.
L’automatisation à outrance pourrait aussi exacerber les inégalités entre unités de soins : les institutions les plus aisées auront les moyens d’investir massivement dans ces technologies, tandis que les structures aux ressources limitées pourraient se retrouver à la traîne, accentuant ainsi les disparités dans la qualité des soins offerts. Les petites maisons de repos rurales en Wallonie, par exemple, peinent à financer ces innovations coûteuses, risquant ainsi de voir augmenter l’écart avec les grandes institutions urbaines mieux équipées. Enfin, la formation du personnel à l’usage de ces technologies représente un enjeu majeur : mal formé.es, les travailleur.ses risquent d’être dépassé.es, voire marginalisé.es par ces innovations, ce qui pourrait paradoxalement accroître leur charge de travail et leur stress plutôt que les réduire.
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IA et santé : l’importance d’une approche éthique et inclusive
Le 21 mars 2024, l’association Question Santé a organisé à Bruxelles une journée de réflexion collective sur l’intelligence artificielle en santé et en société, réunissant des professionnel.les du secteur médical, social, éducatif et de la jeunesse. L’objectif était de permettre à ces différents acteurs d’échanger autour des enjeux, opportunités et risques liés à l’intégration de l’IA dans les soins de santé. Les échanges, rythmés par des interventions d’expert.es et des ateliers participatifs, ont mis en lumière la nécessité d’une approche éthique, inclusive et interdisciplinaire face à ces technologies émergentes. Les participant.es ont souligné l’importance d’une formation continue, d’un débat public éclairé et d’une vigilance sur la place de l’humain dans la relation de soin, afin que l’IA soit un outil au service de toutes et tous et non un facteur d’exclusion ou de déshumanisation.
En effet, face à ces constats, il est impératif d’adopter une approche équilibrée, qui place toujours l’humain au centre de la démarche. L’intelligence artificielle doit être perçue non comme un remplacement, mais comme un complément à l’action humaine, exigeant vigilance et régulation pour garantir que les soins restent avant tout une rencontre humaine, enrichie et non appauvrie par la technologie. C’est pourquoi il est impératif d’associer les acteurs du secteur social et de la santé – mais aussi les citoyen.nes – aux débats sur la question, pour assurer une intégration bénéfique et responsable de ces nouvelles technologies.
Caroline Watillon
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