Quand le cinéma ausculte le secteur du soin : le film "En première ligne" face au terrain

2025 est décidément l’année du personnel soignant sur grand écran. Fin août, la comédienne belge Mara Taquin endossait le costume d’une stagiaire infirmière dans Au bord du monde. Mi-octobre, ce sera au tour de Léa Drucker de revêtir l’habit d’une infirmière en chef confrontée à un dilemme éthique dans L’intérêt d’Adam, sélectionné à Cannes. Entre les deux, c’est autour du film germano-suisse En première ligne (actuellement en salles) que nous avons souhaité aborder la question de la fictionnalisation du métier. Avec l’aide de spécialistes de terrain, nous avons confronté ce film puissant mettant en scène (quasi en temps réel) le shift de nuit d’une infirmière en milieu hospitalier avec la réalité du secteur belge aujourd’hui. Une analyse édifiante, pour une fiction qui l’est tout autant.
En première ligne, de la réalisatrice suisse Petra Volpe et avec l’actrice allemande Leonie Benesch, raconte l’histoire de Floria Lind, une infirmière – fictionnelle – dévouée qui fait face au rythme implacable d’un service hospitalier en sous-effectif. En dépit du manque de moyens, Floria tente d’apporter humanité et chaleur à chacun de ses patients. Mais au fil des heures, et malgré son professionnalisme, la pression monte et les demandes se font de plus en plus pressantes…
Lire aussi : Tenir jusqu’à la retraite : mission impossible pour la moitié du personnel du soin et du social
Un film au cœur des réalités hospitalières
Pour Delphine Gilman, psychologue clinicienne spécialisée dans l’accompagnement des professionnels de la santé et de l’intervention, cette pression est multiple. "D’une part, elle s’exerce bien sûr sur le psychisme, mais c’est également la pression d’un fonctionnement à flux tendu où les activités prévisibles se combinent à des activités imprévisibles, obligeant le soignant osciller en permanence entre régularité et urgence, entre routine et situations particulières qui vont le solliciter de manière bien plus spécifique."
Pour elle, parler uniquement de pression psychologique est trop restrictif, car l’hôpital est une structure traversée de multiples tensions. On y applique une réglementation très stricte, et en même temps, les ressources principales sont un capital humain et donc fondamentalement faillible.
Un constat que rejoint Yves Maule, infirmier en chef aux urgences et aux soins intensifs à l’hôpital Brugmann et vice-président de l’Union Générale des Infirmiers de Belgique (UGIB), pour qui le degré de prévisibilité est souvent lié à la filière d’admission du patient. "Néanmoins, même dans les filières programmées, il peut y avoir de l’imprévisibilité parfois liée à l’état de santé même du patient", note-t-il. Le rôle de l’infirmier est de s’adapter à chaque moment à l’état de santé du patient avec une recherche pour celui-ci d’un bien-être physique et psychologique. Donc oui, au quotidien, tous les infirmiers évaluent l’état de santé des patients et parfois doivent jongler avec les différentes activités, en adaptant au mieux les soins aux caractéristiques des patients. C’est une des raisons de la difficulté de notre métier."
Lire aussi : Infirmier : ce métier est-il fait pour moi ?
"La fonction de soignant, ce n’est ni une question de vocation, ni une question d’héroïsme"
Un métier que la réalisatrice et la comédienne ont étudié en profondeur pour en dresser le portrait le plus fidèle et respectueux possible, Leonie Benesch ayant elle-même intégré le service de l’Hôpital cantonal de Bâle-Campagne Liestal le temps d’un stage d’observation, aux côtés du personnel soignant. Un travail que l’on ressent dans ce film profondément humain, tant au niveau de la représentation des patients que de celle des infirmières au sein de ce service. Sans héroïsme, mais avec un regard bienveillant.
"Pour moi, la fonction de soignant, ce n’est ni une question de vocation, ni une question d’héroïsme", souligne Delphine Gilman. "Parce que derrière ces notions, on pourrait aussi pousser le modèle au maximum et dire que finalement, ces professionnels de la santé peuvent tout supporter, étant donné que c’est leur nature profonde de faire le métier qu’ils exercent. Or, ce ne sont pas des héros dans le sens où ce ne sont pas des surhommes et des surfemmes. Ce sont aussi des parents, des frères, des sœurs, des mères ou des enfants qui peuvent eux aussi avoir besoin d’une attention particulière."
Dans En première ligne, cette humanité apparaît régulièrement dans les interstices du personnage de Floria, au détour d’un coup de téléphone avec sa fille auquel elle doit couper court, appelée par une autre demande. Mais elle apparaît aussi au travers des patientes et patients qu’elle côtoie, accompagnés de leur famille ou au contraire complètement esseulés, et qui nécessitent souvent bien plus qu’un simple soin.
Pour Yves Maule, c’est une évidence : "Impossible de mettre l’humain de côté, sinon nous perdons l’essence même du métier. Pour nous, soigner un patient, c’est le prendre en charge de manière holistique, dans toutes ses dimensions. Nous ne nous attachons pas à résoudre uniquement le problème pour lequel le patient consulte mais nous essayons de tenir compte aussi bien de son état psychologique, de ses détresses sociales,… le défi est alors de faire correspondre les épisodes de soins aux réalités du patient et de sa famille, avec une charge de travail accrue plus la prise en charge se complexifie."
Erreurs, fatigue et quête de sens
Une tension de plus, qui se ressent très bien au fur et à mesure que le shift de Floria s’étire. Sans verser dans le sensationnel ni dans une histoire trop écrite, En première ligne est une immersion puissante, un film que l’on sent pétri de réalités. Notamment lorsque Floria, poussée à bout par un patient égocentré, commet une erreur en inversant deux injections, ce qui cause une forte réaction allergique à l’un de ses patients. L’impact émotionnel est grand sur elle, même si la conséquence est sans gravité.
Malgré tous les protocoles de sécurité, la formation continue et la culture de qualité qui règne au sein des hôpitaux, Yves Maule concède que la charge de travail et le manque de temps sont deux grands ennemis de la qualité des soins en milieu hospitalier aujourd’hui. "Je ne connais pas un seul infirmier qui ne se soit jamais posé la question en rentrant chez lui, ‘est ce que je n’ai rien oublié, est ce que je n’ai pas commis d’erreur ?’ Ou bien qui se dise ‘je n’ai pas eu le temps de faire tout ce qui était souhaitable pour le patient’. Ceci génère du stress et de la frustration qui parfois peuvent avoir un impact, avec des phénomènes d’épuisement professionnel qui peuvent mener au burn out et augmenter ainsi un absentéisme déjà bien présent."
D’où l’importance, pour Delphine Gilman, de travailler sur le bien-être du personnel soignant en milieu hospitalier. "Ce à quoi le film fait ici référence, c’est un aspect caractéristique du métier qui est le fait de bien faire les choses. Et de là, la simple idée de pouvoir commettre une erreur ou de faire mal peut générer une anxiété très très forte. D’autant plus dans un contexte où la fatigue et la perte de sens peuvent parfois prendre de la place et où, on le sait, le risque de l’erreur augmente et donc la crainte peut augmenter en proportion. Même si ces erreurs sont sans préjudice, elles peuvent laisser des traces dans le mental, et venir questionner les raisons pour lesquelles on a choisi ce métier."
Lire aussi : Enquête - Et si les hôpitaux "magnétiques" étaient la clé face à la pénurie infirmière ?
Pour la spécialiste, c’est en redéfinissant les périmètres privés et professionnels de l’humain qui lui fait face qu’elle peut accompagner au mieux ses patients. Une réalité que semble refléter le film, au travers de ce personnage dont nous partageons les instants à la fois uniques et routiniers. "Parfois, se reconnecter aux raisons pour lesquelles on a choisi le travail permet de se remotiver. Ou à l’inverse, de se réorienter. Ce qui est certain, c’est que je ne travaille pas dans l’optique d’augmenter les compétences de personnes pour qu’elles s’intègrent dans des systèmes, si ceux-ci sont dysfonctionnels. Mon approche, c’est d’amener la personne à mieux se connaître, pour qu’elle puisse elle-même poser ses limites."
Kévin Giraud
En première ligne est actuellement en salles en Belgique. Récompensé à Berlin, le film représente la Suisse aux Oscars.
Ajouter un commentaire à l'article