Enquête - Et si les hôpitaux "magnétiques" étaient la clé face à la pénurie infirmière ?

Dans un contexte de crise aiguë du métier infirmier, un modèle venu des États-Unis gagne du terrain en Europe : l’hôpital magnétique. Et si, au lieu de colmater les fuites, on repensait l’hôpital de fond en comble pour redonner sens, stabilité et reconnaissance ? Enquête du Guide Social !
Dans les hôpitaux belges, le malaise infirmier s’aggrave. Les départs s’enchaînent, le sens du métier s’effrite, l’épuisement devient la norme. 13,5 % des infirmiers et infirmières diplômés quittent la profession dans les cinq premières années de carrière.[1] Face à cette crise de fond, les appels à la réforme se multiplient. Et si certains misent sur des mesures ponctuelles, d’autres explorent des approches organisationnelles plus ambitieuses. Parmi elles, le modèle du « magnet hospital » soit « l’hôpital magnétique », conçu aux États-Unis dans les années 80, se distingue par une idée simple : offrir aux soignants un environnement porteur de sens, d’autonomie et de reconnaissance.
Plusieurs pays européens l’expérimentent via le programme Magnet4Europe. En Belgique, l’UZA (Universitair Ziekenhuis Antwerpen) est le seul hôpital du pays à avoir obtenu la certification. D’autres, s’en inspirent. Ce modèle, souvent présenté comme un remède potentiel à la crise infirmière, mérite d’être analysé à l’aune de nos réalités. Peut-il réellement s’adapter au contexte hospitalier belge et réconcilier les infirmières et les infirmiers avec leur hôpital ?
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Repenser les bases : ce que promet le modèle « magnet »
Le cœur du modèle ? Redonner aux infirmiers le pouvoir d’agir, la reconnaissance, et les conditions pour exercer leur métier avec sens. Selon le Pr. Walter Sermeus, directeur scientifique du projet Magnet4Europe : « Ce n’est pas un modèle managérial. C’est une philosophie du soin. Il part du terrain, pas du sommet. Il permet aux infirmiers de devenir co-auteurs de la qualité. »
Il repose sur cinq piliers clés : un leadership inspirant, une organisation qui valorise l’autonomie, une pratique clinique de qualité, une culture de l’innovation et des résultats mesurables en matière de satisfaction et de rétention. Mais au-delà de cette structure théorique, ce sont les effets concrets qui convainquent. Joëlle Durbecq, directrice du département infirmier aux Cliniques St Luc le dit sans détour : « Ce que le modèle magnet permet, c’est de passer d’un fonctionnement par injonction à un fonctionnement par conviction. On responsabilise, on structure, on valorise. Et ça, ça change tout. » Elle insiste aussi sur un aspect trop souvent oublié : le sentiment d’appartenance. « Quand les équipes comprennent qu’elles peuvent influer sur la qualité des soins, elles se sentent à nouveau utiles, légitimes. C’est essentiel. »
Yves Maule, infirmier urgentiste, vice-président de l’Union Générale des Infirmiers de Belgique (UGIB), et docteur en santé publique, lui, insiste sur la dynamique interne générée par le modèle : « Quand on sent que notre parole compte, qu’on peut proposer, expérimenter, rectifier sans crainte, c’est là que renaît l’envie. C’est ce que la philosophie "magnet" déclenche quand elle est sincèrement appliquée. » Le modèle favorise aussi la stabilité des équipes : « On observe une réduction nette du turnover là où les principes sont suivis de manière cohérente », indique encore Walter Sermeus. « Cela ne se fait pas en imposant un cadre, mais en créant une culture, en accompagnant les managers et en soutenant les initiatives locales. »
Moins de burnout, plus de sens : les effets mesurés du modèle magnétique
L’infirmier(e) ne se contente plus de reproduire les mêmes gestes techniques, jour après jour, pendant des décennies, dans des journées toujours plus longues. Cette évolution est essentielle pour briser la monotonie et redonner du sens à l’engagement infirmier. Elle reconfigure aussi en profondeur la relation entre infirmiers et médecins. « Dans un environnement magnet, le rapport hiérarchique s’efface au profit d’un partenariat. Le médecin reste garant de la décision médicale, mais l’infirmier est reconnu comme expert du soin, porteur de savoirs complémentaires », pointe Joëlle Durbecq. « Cela ne crée pas de conflit, au contraire : cela fluidifie la communication, et chacun retrouve sa juste place. »
Une étude [2] démontre que les hôpitaux qui adoptent la philosophie dite magnétique enregistrent une réduction de 30 % du burnout infirmier, une fidélisation accrue, et une amélioration nette des résultats cliniques. Ces données sont confirmées par les retours du terrain : dans les hôpitaux partenaires de Magnet4Europe, les infirmiers signalent une meilleure communication entre services, une clarté accrue dans les rôles, et un regain d’attractivité des postes vacants. « Magnet hospital, ce n’est pas juste une certification à décrocher. C’est une trajectoire, une promesse de cohérence entre valeurs affichées et réalité vécue », résume Walter Sermeus. « Et cette promesse, si elle est tenue, peut véritablement transformer le quotidien à l’hôpital. »
Alors si chercheurs et professionnels de terrain s’accordent sur ses bienfaits, encore faut-il comprendre pourquoi leur mise en œuvre reste si marginale. La dynamique semble freinée non par le manque d’adhésion aux principes, mais par la complexité du passage à l’acte. Malgré l’élan théorique, peu d’établissements belges ont franchi le cap du changement en profondeur.
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Pourquoi le modèle « magnet » peine à s’imposer : obstacles et résistances
Dans plusieurs hôpitaux ayant initié des démarches inspirées de ces fameux hôpitaux magnétiques, on remarque que les plus jeunes infirmiers, souvent plus à l’aise avec des approches collaboratives, y adhèrent plus facilement. En revanche, certains professionnels expérimentés, habitués à des organisations plus hiérarchisées, redoutent de perdre leurs repères et s’y opposent souvent. La transition nécessite donc un accompagnement progressif, attentif aux sensibilités du terrain.
Philippe Devos, médecin urgentiste et directeur général d’UNESSA, pointe quant à lui des blocages spécifiques à la Belgique, notamment liés à certaines postures syndicales. « En Belgique, la dynamique des relations sociales constitue un défi. Les relations entre les syndicats et les conseils d’administration sont structurées autour d’une logique de confrontation plutôt que de partenariat constructif. Pour avancer vers un modèle comme celui du "magnet hospital", il faudrait adopter une approche plus collaborative, à l’image de pays comme les Pays-Bas ». Selon lui, une alliance est possible entre syndicats, directions hospitalières et fédérations : « On a une opportunité historique. Les lignes bougent. Les jeunes soignants veulent plus de sens, plus de clarté. Si on ne les écoute pas maintenant, ils partiront ailleurs ».
Quand les finances limitent l’ambition organisationnelle...
Mais cette transformation n’est pas qu’une affaire de volonté. Plusieurs freins culturels ralentissent la dynamique. Dans certains hôpitaux, les mentalités restent marquées par une gestion verticale, centrée sur le contrôle, peu propice à l’autonomie. Le modèle de collaboration interdisciplinaire reste encore fragile, notamment dans les services où les relations entre médecins et infirmiers sont historiquement hiérarchisées. « La culture médicale est lente à évoluer. Beaucoup de médecins ne sont pas formés à travailler avec des soignants qui prennent des décisions ou proposent des alternatives. Cela demande une remise en question des pratiques », observe Joëlle Durbecq. D’autres établissements, confrontés à des problématiques architecturales ou de vétusté, hésitent à engager des chantiers organisationnels lorsqu’ils peinent déjà à maintenir le quotidien. Pour Yves Maule, « beaucoup d’établissements hésitent à bouger seuls, par peur de l’échec ou faute de moyens. C’est là qu’il faut créer de la coopération entre institutions. Le changement ne doit pas reposer sur des démarches isolées, mais s’appuyer sur une dynamique collective. »
« On a parfois l’impression que les équipes savent ce qu’il faudrait faire, mais qu’elles n’osent pas se lancer seules. Il manque un effet de levier collectif », observe également Philippe Devos. C’est pourquoi il plaide pour des dynamiques régionales ou interhospitalières : « Le changement peut se penser à plusieurs. Ce n’est pas à chaque hôpital de réinventer la roue. Ce qui marche dans un CHU peut inspirer une structure périphérique, et inversement. C’est ensemble qu’on avancera. » UNESSA a d’ailleurs lancé un travail de réflexion en ce sens, pour encourager une approche systémique et coordonnée de la transformation hospitalière.
Enfin même si le « magnet hospital » ne parle pas de finances, la question revient. Former, encadrer, libérer du temps collectif : tout cela a un coût. Et la certification représente un investissement réel. Et même si « le coût est marginal comparé à celui du turnover et de l’absentéisme » selon Walter Sermeus. Pour Philippe Devos, il ne faut pas oublier que le budget n’est pas infini. « Je pense que tous les directeurs d’établissements de santé, que ce soit aux hôpitaux, aux maisons de repos ou autres, si on leur disait il faut deux fois plus d’infirmiers par patient et c’est financé, tout le monde dit oui. Si pour financer ça on va mettre plein de suppléments d’honoraires, et que 30 % de la population ne pourra plus se faire soigner parce qu’elle n’en a plus les moyens, tout le monde dira non. »
Le modèle magnétique face à ses propres limites
L’hôpital magnétique n’est pas une formule magique. Aux États-Unis, où il est né, il n’a pas empêché la grande démission post-COVID. Plusieurs hôpitaux pourtant labellisés ont vu leurs équipes fondre. Pourquoi ? « Parce que le modèle "magnet" ne peut rien contre une crise systémique si les fondamentaux ne suivent pas : salaires, effectifs suffisants, reconnaissance publique », analyse Walter Sermeus.
L’efficacité du modèle semble aussi dépendre de la taille des structures. « Ce qui fonctionne bien dans un hôpital de 250 lits peut devenir un casse-tête dans une structure de plus de 500 lits générant potentiellement silos, rivalités et distances entre les parties impliquées », confie Philippe Devos. Les hôpitaux universitaires, souvent plus bureaucratiques, peinent parfois à faire émerger l’autonomie locale nécessaire. Yves Maule, lui, nuance : « Un modèle comme magnet ne supprime pas les tensions. Mais il donne un cadre pour les réguler, pour créer du lien là où la méfiance domine. Dans un hôpital de taille moyenne, c’est un levier formidable. Encore faut-il des directions qui osent se remettre en question. »
Enfin, pour Joëlle Durbecq, le « magnet hospital » doit être couplé à une politique de revalorisation du métier à grande échelle. « On ne retiendra pas les jeunes avec des slogans. Il faut une vision claire, une articulation entre terrain, formation et gestion. Tant qu’on n’investira pas dans la jeunesse infirmière, rien ne tiendra. »
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Investir dans le modèle « magnet » avant qu’il ne soit trop tard
En plus de la crise du métier qui urge les centres de santé à agir, la pression démographique pousse à le faire encore plus vite. D’ici 2040, la demande en soins augmentera de 30 % et devra faire appel à plus de 124.000 prestataires de soins supplémentaires, pour répondre à la hausse de la demande en santé liée au vieillissement de la population et à l’augmentation des maladies chroniques. Le statu quo est donc intenable.[3]
Si tous les spécialistes du métier infirmier reconnaissent qu’il n’est pas possible de faire un copier-coller du concept d’hôpital magnétique américain car il est très marqué par le contexte du pays d’origine, essayer de l’adapter à notre contexte local est essentiel. Le principal frein reste bien souvent d’ordre budgétaire. Trop d’établissements voient dans magnet un coût, alors qu’il s’agit d’un investissement. Or, ces dépenses sont minimes au regard de celles générées par le recours aux intérimaires, l’absentéisme ou la désorganisation des plannings. De plus dans un hôpital dit « magnétique », le ratio est d’un infirmier pour 6 à 8 patients. En Belgique, on est encore loin du compte et plutôt autour d’un ratio d’un infirmier pour 9 à 11 patients...
Pourtant, l’enjeu dépasse largement la simple obtention d’un label. C’est une transformation de l’hôpital par le soin, pour le soin. Elle suppose une vision partagée entre les directions, les équipes de terrain et les décideurs politiques. Elle nécessite aussi de donner aux soignants les moyens d’agir, dans un cadre stable et structurant. Pour avancer, il faudra plus qu’un intérêt théorique pour « magnet » : il faudra un engagement collectif. Cela implique une coordination réelle entre fédérations, syndicats, ordres professionnels et pouvoirs publics. Car à l’heure où la crise des vocations s’intensifie, il ne s’agit plus de débattre de l’opportunité du changement mais de savoir si l’hôpital belge peut encore se permettre d’attendre.
Une enquête de Sara Abdennouri
1. SPF Santé publique,Idea Consult Étude sur les activités, la carrière et l’évolution de la profession infirmière : synthèse, 2025 p. 12
2. Lake ET et al. (2021). A Meta-analysis of the Associations Between the Nurse Work Environment in Hospitals and 4 Sets of Outcomes. Medical Care, 59(1), p. 29–36.
3. VRT NWS, 6 novembre 2024, d’après les projections du professeur Johan Albrecht, UGent
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