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Sauve qui peut, plongée dans le quotidien des soignants : "Un film très doux, comparé à la réalité"

03/12/24
Sauve qui peut, plongée dans le quotidien des soignants :

Utiliser le faux pour convoquer le vrai, s’inspirer du vrai pour nourrir le faux. Avec le documentaire Sauve qui peut, la réalisatrice Alexe Poukine opère une plongée dans le quotidien des soignant·es belges, suisses et français·es et plus particulièrement dans les processus de simulation mis en place pour former, accompagner voire même soigner les soignant·es. Un film révélateur à bien des égards, mettant le personnel soignant au cœur du sujet.

En amont de la sortie du film dans les salles belges, nous avons rencontré la réalisatrice (à droite sur la photo) pour qu’elle nous explique sa démarche, et comment ce film l’a elle-même transformé.

Le Guide Social : Comment êtes-vous arrivé à ce projet ?

Alexe Poukine : Il y a plusieurs années, enceinte de trois mois, je me suis mise à perdre du sang. J’avais déjà vécu une fausse-couche et la perspective que cela se reproduise me terrifiait. A l’hôpital, un médecin a procédé à une échographie. Au bout de quelques minutes, les yeux rivés sur son écran, il a lancé : "Soit j’ai de la merde dans les yeux, soit il est mort."

Cette phrase m’a comme pulvérisée. Pourtant, je n’ai rien dit, et pendant longtemps je me suis dit que je n’avais rien dit car j’avais peur que cela rende la suite de ma prise en charge compliquée. Mais en fait, je pense que c’est plus profond que cela. Il y a une relation hiérarchique qui s’installe entre soignant et patient, et une docilité globale des patients face à l’autorité médicale. Faire ce film, c’était une façon pour moi de comprendre. Aller à la rencontre de ces patients simulés, au travers de la formation suisse qui est présente dans mon film, cela a été très fort. Cette communication non-violente, où on leur apprend à dire "quand vous m’avez dit ça, je me suis senti abandonné", ou "quand vous m’avez regardé de telle façon, je me suis sentie comme une chose", j’ai trouvé cela magnifique et dit très simplement, sans animosité, pour que l’autre grandisse aussi.

"Vous me demandez de mettre de l’empathie alors que le système est maltraitant envers moi ?"

Le Guide Social : Vous avez tourné votre documentaire entre France, Belgique et Suisse, quelles différences avez-vous pu observer dans ces différents contextes nationaux ?

Alexe Poukine : J’ai l’impression que globalement, les problématiques sont exactement les mêmes. Certes, il y a des cultures différentes, mais ce sont trois pays où règne le capitalisme. On me dit parfois que le film est trash, mais en fait, c’est un film très très doux par rapport à la réalité.

J’invite quiconque à aller passer trois heures dans un hôpital, qu’il soit français, belge ou suisse, pour se rendre compte de cette réalité, de la violence de ce système.

Concernant le théâtre-forum, nous avons d’abord essayé de l’organiser en Belgique, mais malgré énormément de réponses de personnes malheureuses dans leur travail, la peur des représailles dans leurs hôpitaux était trop forte, et nous l’avons finalement organisé en France. Là aussi, cette peur était présente, mais la colère était la plus forte, enfin suffisamment pour accepter de partager leurs expériences.

Mais c’est en Belgique que le film a été vraiment accéléré par l’une de mes expériences dans un centre de simulation. Une infirmière et un docteur devaient annoncer à des parents (patients simulés) que leur enfant venait de mourir, et juste après, ils demandaient à utiliser les organes de cet enfant. Et l’infirmière en débriefing a explosé :"Ici, on a vingt minutes pour faire ça, un médecin avec moi, du silence et de la bienveillance. Mais dans la réalité, j’ai cinq minutes, je suis seule, mon bipeur vibre sans arrêt, je ne suis pas habilitée à annoncer la mort mais je le fais quand même parce que sinon les parents attendent huit heures dans le couloir que le médecin arrive, et vous me demandez de mettre de l’empathie alors que le système est maltraitant envers moi ?" Cette double peine d’injonctions contradictoires est terrible. Il y a un lapsus que j’ai reproduit plusieurs fois pendant le tournage, c’est l’idée de "bienviolence". Une violence que vous subissez, qui vous accompagne, et qui se répercute sur les patients.

Le Guide Social : Pour ce documentaire, vous avez ressuscité un théâtre-forum, ce qui conduit à l’une des séquences les plus fortes du film…

Alexe Poukine : Ces groupes existaient déjà avant la pandémie, mais c’est vrai que depuis, ils sont désertés parce que les gens sont tout simplement exsangues. Aujourd’hui, si ces personnes ont du temps libre, elles veulent le passer avec leur famille, ou se reposer. Pas pour aller discuter de leur métier en dehors de l’institution.

Nous avons dès lors décidé avec la production de faciliter la remise en route de l’un de ces groupes, avec l’aide d’une troupe de théâtre-forum que je connaissais. Nous avons fait venir des soignants des quatre coins de la France, qui ne se connaissaient pas, et ce groupement a créé quelque chose de très beau. D’un coup, ces personnes n’étaient plus ni folles, ni seules. Le problème n’était plus individuel, mais politique. Et cela permet de comprendre qu’on est toutes et tous bouffés par la même chose, et cela redonne de la force et du courage.

Le tournage de cette séquence a été très fort pour moi, il s’est étalé sur un week-end et à la fin de ces deux jours, j’avais pleuré toutes les larmes de mon corps. Je pense que c’est Serge Daney [critique et journaliste cinéma français, NDLR] qui a dit un jour "on ne fait pas du cinéma pour améliorer la grammaire cinématographique, on fait du cinéma pour être moins seul." Et dans ce moment, j’ai compris pourquoi je faisais du cinéma.

Lire aussi : Travailler dans un hôpital : zoom sur les métiers, les salaires et les avantages extralégaux

"La relation entre patients et soignants autant qu’entre soignants eux-mêmes est altérée"

Le Guide Social : Comment cette expérience vous a-t-elle fait reconsidérer votre point de vue ?

Alexe Poukine : Le tournage s’est étalé sur un an, durant lequel j’ai côtoyé énormément de personnes du monde soignant. Je pense que j’ai presque totalement révisé ma copie, et j’ai désormais une très grande admiration. J’ai cotoyé énormément d’étudiants, et quand j’ai vu ce qu’ils devaient ingurgiter, autant en savoirs techniques mais aussi en termes de savoirs humains, cela m’a un peu calmé.

Lors de mon tournage en Suisse, la directrice du centre de formation de patients simulés m’a également fait incarner une médecin. Être obligé de me mettre à la place de cette personne, je pense que cela m’a permis de mieux comprendre. Par cet aspect et par beaucoup d’autres, je pense que ce film m’a beaucoup changé. Aujourd’hui, j’accepte mieux ma propre vulnérabilité, tout comme celles des autres.

Le Guide Social : Comment aller de l’avant malgré tout ?

Alexe Poukine : Je pense qu’il faut lutter. Bien sûr, c’est le point de vue d’une personne extérieure, et j’aurais plutôt tendance à être du côté des patients, mais je pense qu’il y a une réelle atomisation de la société, une individualisation qui s’opère. Les gens ne peuvent plus se parler, et la relation entre patients et soignants autant qu’entre soignants eux-mêmes est altérée, empêchant dès lors de faire du collectif.

C’est pour cela que je penche pour la lutte, mais aussi pour cette communication et cette compréhension de l’autre. Je suis très reconnaissante à ce film de m’avoir donné l’occasion de faire ce que j’ai fait, et de rencontrer ces personnes. Et s’il y a quelque chose à faire, c’est travailler sur là où le bât blesse, au niveau du système. Tout le monde est dans cette impasse, et il faut repenser le soin par le collectif, et remettre le temps du soin avant le temps de la rentabilité.

Kévin Giraud

Sauve qui peut sort le 4 décembre à CinéFlagey, avant une tournée de projections événementielles en Wallonie (La Louvière, Namur, Liège, Leuze en Hainaut, Stavelot, Huy, Nivelles, Tournai).

Rendez-vous également le 18 décembre pour une séance spéciale à CinéFlagey en partenariat avec la Fédération des Maisons Médicales et la LUSS - Ligue des Usagers des Services de Santé, suivie d’une rencontre avec la réalisatrice et des intervenant.e.s.

Savoir plus :

Photo d’Alexe Poukine (à droite) : copyright de Léa Rener




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