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Silver économie : quand le secteur des aînés se livre à la bourse

17/12/19
Silver économie: quand le secteur des aînés se livre à la bourse

En 2018, la Belgique comptait 2 millions de personnes Í¢gées de 65 ans et plus, ce qui correspond à 19% de la population. Le vieillissement de la population belge ne va pas aller en décroissant selon le Bureau fédéral du Plan qui estime qu’en 2025 ce chiffre se portera à 21% pour atteindre en 2030 la barre symbolique du quart de la population. Ce vieillissement global de la population se traduit par un besoin croissant de soins de longue durée, tant au domicile que dans les structures d’accueil. En termes de marché cela représente une mine d’or. Depuis le début des années 2000, et avec une accélération ces dernières années, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle économie nommée l’or gris. Cette silver économie pose de réelles questions sur la place du travailleur de la santé au sein du marché.

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La propension au vieillissement de notre société est un fait marqué, qui se sait et qui vient logiquement à la suite du baby-boom des années 1950-1960. Malgré l’aspect prévisible de ce phénomène, la politique réagit en urgence. Le résultat est simple, un manque criant de moyens à la fois structurels et humains pour offrir des prestations de soins et de vie convenables. Vient en plus de ce déficit, l’absence de dialogue et de volonté de mener une politique publique allant au-devant des considérations et des besoins du secteur. Conséquence, là où en 1999 la majorité des lits en maisons de repos et de soins se trouvaient dans des institutions publiques, et donc appartenaient au bien commun, les années 2000 voient une forte augmentation des lits dans des institutions privées. La dernière étude complète, datant de 2014 concernant le nombre de lits dans la région bruxelloise, montre clairement cette tendance à la privatisation du secteur santé des seniors.

En effet, en 1999 il y avait 1.500 lits dans des structures publiques pour 1.000 dans des structures privées. En 2014 la courbe s’est largement inversée avec 1.700 lits dans le public pour plus de 4.000 dans le privé. Au total, 62% des lits en maisons de repos et de soins dans la région bruxelloise se trouvent dans des institutions privées commerciales. Pour la Wallonie, le plafond légal de 50% de lits en institutions commerciales a été atteint également. En Flandre, la situation est différente, le privé associatif gère la majorité des structures pour les seniors, tandis que les entreprises commerciales n’exploitent pas plus de 15% des lits.

Si le secteur privé doit apporter son aide à l’Etat et à ses structures publiques pour répondre le mieux possible aux besoins et aux déficits structurels, il ne doit cependant pas supplanter celui-ci et capter la grande majorité des offres pour en créer un marché. Or la limite a largement été atteinte : le pays est touché par un système d’offre et de demande avec un marché dérégulé. Résultat ? Le patient et les professionnels de santé qui sont tous les jours sur le terrain accusent le coup et pâtissent de cette privatisation à outrance et de cette nouvelle forme d’économie spéculative. La silver économie reflète l’ère du temps où la finance prévaut sur la santé.

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Le secteur de la vieillesse et la bourse

« L’Etat laisse consciemment et volontairement avancer ce phénomène de marchandisation, car il y a des lobbys pour pousser l’état à se retirer de certains secteurs. Et tout cela est justifié sur le seul principe néolibéral de faire des économies au budget de l’Etat, sans se rendre compte que cela a un impact financier négatif pour la population et que de manière indirecte cela coûte plus d’argent à l’Etat que de proposer lui-même ces services », déplore Fabien Boucquéau, secrétaire permanent Non-Marchand Bruxelles-Wallonie à la CNE.

Le marché des seniors en Belgique voit donc la majorité de ses institutions appartenir à des groupes financiers comme Orpéa, Senior Living Group, Armonéa, Noble age, Senior Assist. Ironie, il s’agit souvent de gros consortiums étrangers cotés en bourse et détenus par des fonds de pension, des fonds d’investissement, de grandes sociétés d’assurances ou des holdings industriels. L’exemple le plus criant est sans-doute celui d’Orpéa, un groupe multinational français coté en bourse qui, en 2014 a distribué plus de 40 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires venant du monde entier (on y retrouve les familles Peugeot et Boël…). Et c’est justement là le nerf de la guerre. Le privé est là pour rentabiliser son investissement, pour dégager des bénéfices, il n’est pas dans une optique philanthropique. Or, la santé doit être régie par des règles et des motivations éloignées du monde pécuniaire, la recherche de profits engendre inévitablement un délabrement des services de santé comme l’explique Fabien Boucquéau :

« Le délabrement des maisons de repos n’est pas spécialement matériel. Il se situe dans le fait que pour prendre soin des résidents, il faut un encadrement en suffisance et du matériel en quantité, et là les groupes commerciaux pour compresser les coûts n’engagent pas du personnel supplémentaire, se cachant souvent derrière les normes d’encadrement fixées par les régions en expliquant qu’ils les respectent. Ces normes sont effectivement trop basses mais rien, mis à part la volonté manifeste de générer des profits de plus en plus importants, n’empêcherait un groupe commercial comme ORPEA, Senior Living Group ou encore Armonea d’avoir une politique volontariste et d’augmenter le personnel encadrant les résidents et ce dans toutes les catégories de métiers. Mais le « business is business » et donc il faut faire tourner la machine à billets et ce sont les travailleurs qui paient cette vision-là avec des cadences de plus en plus importante, l’augmentation de la polyvalence et de la flexibilité au travail ».

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Aide aux seniors : la profession est abandonnée

« Nous manquons de places dans le home du CPAS, alors nous sommes contraints de rediriger une partie des demandes vers les institutions privées de la commune, et là, le budget des résidents explose (...) Une partie d’entre eux se tourne vers le CPAS, qui comble la différence à travers l’aide sociale (...) Ces personnes à charge [du CPAS] en home privé sont de plus en plus nombreuses. Pour nous, c’est un budget de plus en plus lourd », exprime une travailleuse sociale d’un CPAS bruxellois.

Les structures privées sont bien plus onéreuses que celles des services publics. La plupart des structures privées commerciales bruxelloises demandent plus de 1.700 euros par mois là où les structures publiques tournent aux alentours de 1.300 euros et moins. Ce coût ne répond à aucune garantie supplémentaire de moyens, il répond surtout au marché. Cette logique pécuniaire impacte fortement l’organisation des soins, ainsi que les conditions de travail du personnel. En effet, elle entraîne une détérioration des conditions de travail. Surcharge physique et mentale, pas assez de personnel pour s’occuper convenablement des patients, maladies liées aux conditions de travail, sont les plaintes les plus fréquentes formulées auprès des syndicats. « Dans certaines institutions, on demande aux aides-soignantes de réaliser jusqu’à 13 ou 14 toilettes par jour, dont celles de personnes parfois très dépendantes. Difficile dès lors d’effectuer convenablement son travail et de ne pas brusquer les aînés ! », explique une permanente syndicale. Les exigences imposées à la fois par les directions de ces structures privées et par la logique du marché ne prennent d’autant pas en compte la réalité du terrain qui est géré par les besoins singuliers des personnes âgées. Ces données-là ne peuvent être rationalisées, ce qui rend alors les « objectifs » de soins invraisemblables pour les professionnels du secteur.

Le délabrement ne s’arrête pas là. En effet, la consommation d’antidépresseurs et d’antipsychotiques dans les maisons de repos a atteint un niveau alarmant. Or, de nombreuses études ont montré qu’un personnel suffisant et bien formé permet de réduire cette consommation et améliorer également les conditions à la fois de travail mais aussi de vie pour les bénéficiaires. Mais peut-on vraiment attendre des groupes privés multinationaux et de ceux qui mettent en place la silver économie de chercher en premier lieu l’amélioration des conditions de travail ainsi que le bonheur des aînés ? La logique de ce marché est claire, l’or gris est le nouvel eldorado de la finance, là où les bénéfices à venir sont les plus importants. Les travailleurs de la santé s’unissent en Belgique autour du mouvement des blouses blanches, il en va de même pour une bonne partie du reste de l’Europe où les différents organes de santé arrivent à un point de rupture. Reste à savoir comment les gouvernements vont répondre aux doutes et revendications des travailleurs face à ce juteux marché.

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B.T.



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