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UNE VIE DE PSY - Épisode III : de l'art de la supervision

01/04/19
UNE VIE DE PSY - Épisode III : de l'art de la supervision

Un épisode du quotidien de T. Persons où il est question de supervision, cet endroit clé où généralement les masques tombent et les intrigues se dévoilent...

- Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec une quelconque réalité serait purement fortuite… -

Reprenons depuis le début. Je suis fatigué, il est tard dans la nuit et je patiente dans cette salle lugubre du commissariat de mon quartier en buvant du café qui est au goût ce que le reggaeton est à la musique. À ce moment précis, je vous l’avoue, je n’ai envie de parler qu’à une seule personne : Yves, mon superviseur. Je l’apprendrai plus tard mais si cela fait trois semaines qu’il ne répond plus, me laissant danser la valse avec mes angoisses d’abandon, c’est tout simplement parce qu’il n’est physiquement plus en état de décrocher son smartphone, payé aux larmes des psychologues qui viennent chouiner dans son cabinet.

Je me souviendrai toute ma vie de la première fois où je lui ai parlé de Georges et Marthe : c’était en fin de séance, comme pour noyer le poisson. On avait passé l’heure à discuter d’un autre de mes patients, qui, sans le savoir, allait jouer un rôle dans cette histoire : Monsieur Hareng. Il faut dire, il me donnait du fil à retordre… Comment vous le décrire… Monsieur Hareng était retraité, divorcé, seul. Il avait réussi à se défaire de tous les liens qu’il avait construits avec son entourage tout au long de sa vie. J’étais donc, malgré moi, une des dernières attaches qu’il entretenait vaguement avec l’humanité, et je peux vous dire que, vaillamment, il y mettait du sien pour saborder notre relation. Bref, j’étais assis en face d’Yves à expliquer que je n’en pouvais plus d’écouter les tirades xénophobes de mon patient et qu’il m’était insupportable de ne pas réagir. Je m’attendais à ce qu’il me plaigne, qu’il m’explique que je pouvais redéfinir le cadre de travail en signifiant clairement qu’il y a des discours qui me sont inaudibles, mais il ne dit rien. Il se contentait de sourire. Puis, comme pour me titiller, il me dit : « Tu l’envies, non ? ». En quatre mots, il avait justifié les septante euros qu’il me réclamait à la fin de la séance.

Bon, soyons clair. Je n’envie pas mon patient raciste, je n’entretiens aucune ambiguïté face à l’étranger. Je suis curieux, généreux et persuadé que c’est l’ouverture aux autres qui façonne les civilisations. Bref, je ne suis pas un fan de la grande Allemagne et des défilés militaires. Le souci, c’est que je reste persuadé que monsieur Hareng non plus. Dans le sens où, le gars est hyper intelligent, cultivé. On sent qu’il a lu des auteurs russes et qu’il les a vraiment appréciés. Soit, je peux entendre un discours du type « On est chez nous », venant de quelqu’un qui n’a pas les capacités de cerner les tenants et aboutissants de la migration mais Monsieur Hareng a bien compris tous les enjeux. Il sait très bien que c’est parce que nos gouvernements ne répondent pas aux attentes qu’il va être confronté à de la violence, de l’injustice, à l’impression que l’on profite d’un système et qu’il va falloir beaucoup de recul pour ne pas sombrer dans le populisme. Il l’a intégré, mais n’en a cure. Il a baissé les bras et il ne se sent même pas coupable. Il s’en fout. Il se contente de vomir un discours empreint de colère et de frustration en faisant fi de toutes les responsabilités que son intelligence lui impose. Yves avait donc raison, j’aurais tellement aimé pouvoir m’affranchir de toute morale pour ne penser qu’à ma petite personne et laisser mes émotions éclater de manière brute, frontale, blessante et inadéquate.

"Je suis psychologue, pas pompier !"

D’habitude, quand on en arrive à ce genre de conclusion avec mon superviseur, c’est qu’il est temps de payer. Or, j’avais encore plein de choses à lui dire. En abordant la situation de Marthe et Georges, je crois qu’Yves n’a pas forcément compris où était le malaise. Pour lui, la réponse tenait en une marche à suivre élémentaire : demander à Marthe si son mari savait qu’elle était suivie par un psychologue, vérifier que Georges habitait à la même adresse et puis les confronter à la réalité avec humilité pour ensuite chercher un relais à Georges et continuer le suivi avec madame. Vu comme ça, c’était pertinent, c’était simple, ça ne demandait pas forcément de remise en question. Allez savoir pourquoi, je ne l’ai pas fait directement. Peut-être y avait-il des enjeux cachés ? Pour le coup, j’aurais voulu qu’il creuse, qu’il me demande pourquoi c’était si compliqué d’aborder le sujet avec Marthe… On en serait arrivé à la conclusion que d’une certaine manière, je n’avais pas envie de la décevoir, de la froisser ou de lui faire peur. J’aurais pu lui dire que dans ma famille et dans mes relations, le culte du secret est moins pesant que la lourdeur de la vérité. De plus, on aurait pu essayer de comprendre d’où venait cette fascination pour Georges… Était-ce de la curiosité, une envie de me prouver que j’étais capable de pouvoir gérer des situations complexes ?

Vous avez certainement un avis sur la question et je vous encourage à m’en faire part. Le dialogue, c’est sain. Et puis, je sais encaisser. En tout cas, ce n’est pas l’Inspecteur Pinson qui démentira. Voilà trois heures qu’il me dévisse le crâne à coups de réflexions suggestives. À tout questionner, on finit par y perdre tout bon sens. Je suis victime de la situation et on se permet de remettre en cause ma responsabilité. Je suis psychologue, pas pompier ! Et puis, il y va quand même de la vie de l’être qui est le plus cher au monde à mes yeux ! On est d’accord, je n’aurais jamais dû perdre mon sang froid, ni frapper cette personne… Pourtant, me croirez-vous si je vous dis que j’ai directement pensé à Monsieur Hareng, à Yves et à la grande Allemagne ?

T. Persons

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 Épisode I : la nouvelle demande
 Épisode II : la patiente de 15 heures, le mardi



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