Lettre à la Belgique : le cri d’une travailleuse sociale désenchantée
Dans une lettre poignante, MF, travailleuse sociale, s’adresse à la Belgique qu’elle a aimée — celle qui lui a permis de s’élever et de croire en la justice sociale. Aujourd’hui, elle dit sa colère et son sentiment de trahison face à un pays qui, selon elle, abandonne peu à peu ses valeurs de solidarité et d’égalité des chances. Perte de confiance, sentiment d’injustice, inquiétude pour l’avenir de la solidarité : son témoignage résonne avec les préoccupations du secteur social, entre épuisement et espoir d’un sursaut collectif.
Chère Belgique,
Aujourd’hui, je me sens trahie, je suis en colère et je suis triste. Lorsque je suis arrivée chez toi, en 1995, alors toute jeune fille, je me suis vite rendu compte que tu m’offrais plus d’opportunités que je n’en aurais eue dans le pays où j’étais née, pourtant un de tes grands voisins.
Je t’ai toujours été reconnaissante pour cet ascenseur social formidable qui a permis qu’une petite-fille d’agriculteur et d’épicier, fille d’immigré, dont au moins une des deux grands-mères était analphabète, puisse accéder à des études supérieures et décrocher non pas un, mais trois diplômes. Je t’ai toujours été reconnaissante de m’offrir la possibilité d’évoluer socialement et professionnellement.
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Pourquoi rendre l’accès aux études financièrement plus difficile pour une large majorité d’entre eux ?
Je t’explique. Chez toi, j’ai pu aller dans l’école de mon choix, ou plutôt du choix de mes parents, autrement dit dans l’établissement qui offrait les meilleures perspectives, compte tenu de mon profil. Il n’y avait pas de décret inscription accentuant les inégalités sociales sous couvert du contraire. Il n’y avait pas non plus de pacte d’excellence donnant l’impression que tout le monde réussit, uniquement pour doper les statistiques. Il n’y avait pas de nivellement par le bas de l’enseignement. Ou en tout cas, moins que maintenant.
Chez toi, j’ai pu étudier. Enseignement secondaire, puis supérieur. Oui, j’ai dû mordre sur ma chique, bosser, et non, ce ne fut pas tous les jours facile, mais honnêtement, n’est-ce pas normal ? Discipline, rigueur, ténacité… sont des qualités, à mon sens, indispensables à toute vie professionnelle et qui s’acquièrent dès l’enfance. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on les place au second plan, derrière l’obsession de présenter une image d’excellence du pays, ou plutôt de la région, qui n’est qu’illusion, pour ne pas dire coquille vide. Et que personne ne soit leurré, le message est hypocrite : le même cortège reste abandonné au bord de la route.
Chez toi, j’ai pu aller à l’université. En tant qu’adulte, en combinant cela avec un travail. À nouveau, ce ne fut pas facile, mais tellement épanouissant et gratifiant. À aucun moment mes études n’ont été gratuites, mais elles ont toujours été accessibles pour la bourse familiale qui, si elle n’était pas vide, ne débordait pas non plus. Aujourd’hui, je suis maman et je m’interroge sur le message que tu envoies à nos enfants. Pourquoi rendre l’accès aux études financièrement plus difficile pour une large majorité d’entre eux ?
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Travailler dans le social pour pour contribuer au fonctionnement de cet ascenseur social formidable
J’ai voulu travailler dans le secteur social pour aider les personnes fragilisées, pour contribuer au fonctionnement de cet ascenseur social formidable. Parce qu’une société est civilisation lorsqu’elle prend soin de ses membres vulnérables, parce qu’ensemble on va plus loin, ou en tout cas, on va plus humain. Parce que nul n’est à l’abri d’un revers, parce que je suis passée par là, ma maman aussi, peut-être même aussi toi, qui me lis.
Lorsque j’ai commencé à travailler, j’étais fière de te payer des impôts. Je rendais une partie de ce que tu m’avais donné, non seulement par la nature de mon travail, mais aussi grâce aux impôts que je te payais, et qui devaient alimenter le fonds permettant à la solidarité nationale de ne laisser personne sur le bord de la route.
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Toucher au budget alloué à la santé publique, à la prise en charge des personnes précarisées et à la dignité des personnes âgées... Vraiment ?
Aujourd’hui, 30 ans plus tard, j’ai le cœur lourd face à ce que tu es devenue, toi qui représentais autrefois l’espoir et la solidarité. Honte de tes politiciens de métier qui sont à ce point déconnectés de la réalité qu’ils arborent leurs privilèges comme des droits, tout en exigeant de nous qu’on abandonne les nôtres, alors même qu’ils sont le ciment de notre solidarité nationale. Des salaires confortables, des avantages en cascade, des privilèges multiples… pendant que beaucoup sur le terrain peinent à joindre les deux bouts. Ce décalage grandissant entre décideurs et citoyens alimente un profond sentiment d’injustice. Pas loin de 60 ministres et secrétaires d’Etat, 2000 membres de cabinets, pour un pays de moins de 12 millions d’habitants. Un pays tellement divisé par les réformes qu’on ne sait plus qui est responsable de qui et qu’un formidable jeu de renvoi de balle s’opère à tout instant.
J’ai honte de ce travail de sape et de détricotage que tes politiciens opèrent. Eux, qui ne sont après tout, que des fonctionnaires en charge de gérer le pays, pensent plus aux privilèges qu’ils pourraient (s’)octroyer qu’à leur devoir envers chacune des 12 millions d’âmes qui te composent. Lorsqu’il faut « trouver » 26 milliards d’euros par ci et 300 millions par là, c’est parce que les budgets ont été calamiteusement gérés. Aller les puiser dans l’escarcelle dédiée à la formation des générations futures, ou dans celle allouée à la santé publique, à la prise en charge des personnes précarisées et à la dignité des personnes âgées, ce n’est plus de la gestion, c’est une forme de spoliation des plus vulnérables. Tes politiciens te démantèlent depuis trop longtemps. Ils hypothèquent ton avenir en ôtant des pièces vitales à l’ascenseur social.
Qu’il faille remédier à de monstrueuses erreurs de gestion, j’en conviens. Cependant, on m’a toujours appris à assumer mes erreurs, mais il faut croire que ce n’est pas le cas de tout le monde, puisque d’économie dans le chef même de ceux qui ont si mal fait leur travail, je n’en vois point. Tout comme je ne vois pas de mesure destinée à aller chercher l’argent là où il se trouve, et non là où il est facile à prendre.
Aujourd’hui, chère Belgique, je me sens trahie, et, je te l’avoue, je ne ressens plus de fierté à
travailler pour toi et à te payer des impôts.
MF - travailleuse sociale
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