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Les associations rejettent le projet Bruxelles Numérique : « L'accueil physique est nécessaire ! »

17/04/23
Les associations rejettent le projet Bruxelles Numérique : « L'accueil physique est nécessaire ! »

Depuis septembre 2022, 200 associations se mobilisent pour la modification de l’avant-projet d’ordonnance Bruxelles numérique portée par le ministre Bernard Clerfayt. Malgré l’ajout de l’obligation d’une alternative autre que numérique au texte, les ASBL et services sociaux continuent la lutte. Pourquoi  ? L’obligation est trop floue et ne définit en rien la qualité de l’alternative. Louise Metrich, responsable régionale de l’ASBL Vie Féminine Bruxelles, nous en dit plus.

En 2020, à l’occasion de la journée de l’alphabétisation du 8 septembre, l’ASBL Lire et Ecrire lançait sa campagne «  Les oubliés du numérique  » afin de dénoncer les «  exclusions que vivent les personnes en difficulté de lecture et d’écriture à l’ère du tout au numérique.  » Deux ans plus tard, elle prenait un nouveau tournant en réponse à l’avant-projet d’ordonnance «  Bruxelles Numérique  », proposé par le ministre Clerfayt. La lettre ouverte «  Les citoyen·nes en difficulté de lecture et d’écriture disent non au «  digital par défaut  » du 8 septembre 2022 a rassemblé plus de 100 signatures d’associations et de services sociaux pour dénoncer la «  dématérialisation accrue  » et la mise à mal du «  cœur même des services d’intérêt général.  » Le 14 novembre 2022, ce sont plus de 200 signatures qui apparaissent en bas de la tribune «  Bruxelles numérique  : une mesure discriminatoire  », publiée à La Libre.

Plusieurs rencontres avec le cabinet, les ministres du gouvernement et les parlementaires ont mené à une première victoire  : l’ordonnance fait maintenant mention de l’obligation d’une alternative au numérique pour toutes démarches administratives. Cependant, après la première relecture du texte le 9 mars 2023, les professionnel.le.s considèrent que cette obligation demeure trop floue et n’assure pas un accès physique de qualité aux usager.ère.s. Nous avons rencontré Louise Metrich, responsable régionale de l’ASBL Vie Féminine Bruxelles, mobilisée pour cette campagne et qui demande une ordonnance guichet.

 Lire aussi : Bruxelles Numérique : "Dire que tout sera automatisé dans les CPAS n’a pas de sens", juge le ministre Clerfayt

Connaître ses droits permet de développer un regard critique

L’ASBL Vie Féminine lutte contre la précarité, le sexisme, le racisme et les violences et ce sur l’ensemble de la Wallonie. Implantée dans dix régions, les missions de la structure sont multiples : «  Le public féminin que nous accueillions est essentiellement issu de l’immigration. Nous leur proposons des ateliers de français et d’alphabétisation dans un but de renforcement, d’autonomisation et d’émancipation. L’objectif  ? Que les femmes ne soient plus dépendantes d’un tiers, en particulier d’un mari ou des enfants, pour réaliser des démarches essentielles.  »

Au-delà de la maîtrise de la langue, les différentes équipes apportent un ensemble de connaissances à propos des droits et du fonctionnement de la société en lien avec les problématiques relevées par les femmes. Connaître ses droits permet de développer un regard critique, outillant ainsi les femmes pour la revendication et défense de leurs droits.

Les dix antennes de Vie Féminine organisent également des temps plus créatifs ou de bien-être  : «  Nous proposons un vrai temps pour soi, seule, sans le stress du quotidien. C’est l’occasion d’échanger autour du corps et de la santé mais aussi de tout autres choses. Lors des ateliers de création, la broderie ou le collage sont des médiums. Ils permettent de travailler des thématiques plus sensibles comme les violences conjugales.  »

La numérisation des services publics  ? «   Un réel obstacle en termes d’accessibilité  »

Grâce à l’ancrage territorial élargi de l’association, diverses problématiques émanent des régions. Certaines sont spécifiques aux réalités locales, d’autres plus générales. Pour ces dernières, l’ASBL les traite chaque année à travers une campagne nationale : «  Cette année, elle porte sur les rapports qu’entretiennent les femmes avec les institutions au travers de l’accueil, des discriminations, du non-recours au droits, de l’inaccessibilité des institutions... A la base, cette campagne est partie de constats faits pendant le confinement. Des mères rencontraient alors des problèmes avec les Services d’Aide à la Jeunesse (SAJ) et de Protection de la Jeunesse (SPJ), notamment dans le cadre de violences conjugales. Elles vivaient une vraie pression et ne parvenaient pas à avoir accès aux informations nécessaires, créant des situations de détresse intense.  »

A force de réflexions, la question s’est posée au-delà des services d’aide à la jeunesse, pour se pencher sur les institutions en général. C’est donc logiquement que l’ASBL a rejoint la lutte menée contre la numérisation des services publics : «  On pourrait penser que c’est le hasard du calendrier, vis-à-vis de la proposition d’ordonnance du numérique du ministre Clerfayt, mais nous alertons depuis plusieurs années à propos de ce phénomène discriminatoire. C’est un réel obstacle en termes d’accessibilité.  » (Voir lettre ouverte  : dématérialisation).

Campagne «  Les oubliés du numérique  »

Dans le cadre des ateliers d’alphabétisation, l’ASBL Vie Féminine collabore avec l’ASBL Lire et Écrire (Mouvement associatif belge francophone pour le droit à l’alphabétisation pour tous.tes). Depuis 2020, elle porte la campagne « Les oubliés du numérique » en réponse à l’accélération de la numérisation des démarches administratives. En septembre 2022, les revendications visent plus particulièrement l’ordonnance «  Bruxelles numérique  » du ministre Clerfayt, qui selon les associations et services sociaux, renforce les inégalités. Louise Metrich nous raconte  : «  Nous avons rapidement rejoint leur campagne comme beaucoup d’autres secteurs. Elle concerne toute la vie associative  : la santé mentale, les seniors, les personnes en situation de handicap, le travail social, les services sociaux... On se rend bien compte que cette ordonnance ne concerne pas qu’une infime part de la population marginalisée, comme on veut nous le faire croire. Il y a une vraie diversité des profils touchés.  »

Après plus de six mois de mobilisation inter-secteurs, les réflexions ont mené à une réelle inquiétude concernant autant les publics que les travailleurs et travailleuses. Louise Metrich nous livre  : «  Qui dit dématérialisation, dit moins de postes mais aussi et surtout, transformation des missions des professionnel.le.s. On le voit déjà dans le secteur associatif. Les équipes accompagnent de plus en plus les usagers et usagères dans leurs démarches administratives, jusqu’à les faire pour eux. Cela représente une charge de travail supplémentaire et un vrai problème de confidentialité.  »

Elle poursuit  : « Vie Féminine est une ASBL d’éducation permanente, ce qui veut dire que nous ne réalisons pas d’interventions individuelles. Nous ne devrions donc pas être concernées par cette problématique. Et pourtant, les femmes que l’on reçoit ont tellement de difficultés et de demandes concernant l’administratif, que l’on doit aborder le sujet. On tente d’y répondre de manière collective mais il arrive que nous devions traiter des situations urgentes et donc individuelle. Ceci est également dû à un réseau associatif saturé.  »

 Lire aussi : Pourquoi il faut refuser l’exercice du travail social en distanciel

«  Une numérisation qui augmente le non-recours aux droits  »

Les enjeux et impacts autour d’un tout numérique sont nombreux pour la responsable régionale  : «  Du fait d’une sociabilisation qui dit que l’informatique et le numérique sont des affaires d’hommes, les femmes sont davantage éloignées du numérique car moins formées, moins outillées et avec moins de confiance en elle. Le paradoxe, toujours en lien avec la sociabilisation, réside dans le fait que ce sont les femmes qui en ont le plus besoin car elles gèrent toutes les démarches. Ainsi, elles sont doublement impactées  : elles ont la pression de devoir faire les démarches tout en ayant moins de capacités.  »

Cette réalité ainsi qu’un certain nombre de freins déjà présents tels que le sentiment de culpabilité ou de honte, mènent à une forte propension d’abandon des démarches et donc de non-recours aux droits. Propension qui risque encore d’augmenter avec la numérisation, d’après Louise Metrich : «  Nous avons beaucoup de femmes isolées, ainsi la fermeture des guichets représente un contact social en moins, renforçant l’isolement et donc l’abandon des démarches.  »

Le discours du cabinet Clerfayt appuie sur le fait que l’ordonnance permettra l’automatisation des droits, ce qui est souhaitable pour la responsable régionale qui émet cependant des réserves  : «  On ne crée pas un lien avec les algorithmes, qui par ailleurs sont faillibles et biaisés. Comment sera-t-il possible de trouver des solutions particulières à des situations qui n’entrent pas dans les cases  ? L’accueil physique est nécessaire. Aussi, nous demandons une ordonnance guichet qui assure une alternative d’accueil physique de qualité.  »

Elle s’inquiète également du bien-être au travail des agent.e.s institutionnels  : « On peut anticiper une perte de sens du travail si les seules missions des travailleurs se résument au traitement de données  : qu’en sera-t-il du travail social et de l’accompagnement des personnes  ?  »

«  Les ordinateurs bouleversent les métiers  »

Pour faire entendre toutes ces voix, l’ASBL Vie Féminine, ainsi que les nombreuses associations mobilisées, demandent un grand débat public  :  «  Car nous considérons que la place du numérique dans la société est une question qui doit être débattue publiquement plutôt que de rester sur l’idée qu’il n’y a pas d’autres choix que de monter dans le train du numérique. C’est faux  ! Le numérique ne s’est pas développé tout seul comme une mauvaise herbe. S’il est là où il est aujourd’hui, c’est parce que certains choix ont été faits ou pas faits, parce que certains freins n’ont pas été activés, parce que l’on n’a pas rouvert les guichets fermés pendant le Covid....  »

D’autant plus que les conséquences du tout numérique impactent au-delà de la sphère sociale mais touchent également l’écologie  : «   Le terme dématérialiser est trompeur. Le numérique est très matériel. Les serveurs et les ordinateurs bouleversent les métiers et ont un réel impact écologique. Il est important que le grand public puisse être conscient des différentes conséquences sur l’écologie, la perte d’emploi, la sécurité, l’accessibilité... car le numérique est séduisant de par les facilités qu’il apporte au quotidien.  »

A. Teyssandier



Commentaires - 1 message
  • Merci à vous pour cet article !

    michel LMRT vendredi 28 avril 2023 00:47

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