Sans-abrisme : de la lutte contre la précarité, à la précarité de la lutte
En cette journée de lutte internationale contre le sans-abrisme, un air de revendication se fait entendre devant le parlement wallon. Et pour cause, le secteur d’aide aux sans-abris peine à se faire subsidier. Pourtant déjà en tension, on pourrait voir une centaine de travailleuses et travailleurs se faire licencier en Wallonie, faute de financement. Le Guide Social a contacté Antoine Farchakh, responsable de projet pour l’AMA et Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer pour l’Ilot afin d’en comprendre un peu plus les tenants structurels ainsi que les aboutissants sur le terrain.
Comme un signe, c’est le portique fermé de l’Ilot qui nous accueille ce matin. Mais très vite, un sourire : « Le lundi c’est le seul jour de fermeture du centre, nous sommes ouverts tous les week-end ». On nous conduit à l’intérieur, où plusieurs dizaines de personnes sont affairées derrière leur ordinateur. Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer pour l’ASBL qui vient en aide aux SDF, nous accueille dans les locaux. « L’Ilot, c’est une organisation assez importante, qui a beaucoup grossi ces dernières années. On est plus de 120 travailleurs sur une douzaine de services à Bruxelles et à Charleroi. Et ce sont des services qui vont des services de première ligne, comme des centres de jour pour personnes sans abri, à des maisons d’accueil pour de l’hébergement, en passant par des services d’accompagnement en logement ou bien encore de création de logements pour personnes sans abri. On essaie d’être sur un maximum de portes de sortie possibles du sans-abrisme. »
Malgré une assise bien établie dans le secteur du soutien aux personnes sans-abri, Benjamin nous partage ses craintes face à l’avenir incertain de certains financements et ce alors que le nombre de personnes à la rue ne cesse d’augmenter : « De toute façon, les services du secteur sont globalement tous saturés. Mais c’est sûr que la saturation, elle ne va qu’en augmentant et ça les chiffres le montrent. Et c’est vrai aussi bien à Bruxelles qu’en Wallonie. Pourtant, il y a un sous-financement chronique en Wallonie, qui est très clair. Actuellement, les services sont vraiment sous-financés. Conséquences : les équipes sont souvent en souffrance... Dans des rythmes de travail et une dureté de métiers très importantes. »
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Manque d’argent, impacts importants
Un constat, confirmé par Antoine Farchakh, responsable de projet wallon pour l’AMA, fédération de maisons et des services d’aides aux sans-abris : « Les derniers dénombrements montrent qu’en région wallonne, environ 20.000 personnes sont sans abri, dont un quart sont des enfants. […] Via des retours de nos services de terrain, on voit clairement qu’il y une hausse, à la fois des demandes d’accueil et d’hébergement, et que les places d’hébergement ne suivent pas forcément les demandes, que ce soit en maison d’accueil, en après-nuit ou en accueil du jour. »
Une hausse qui justifie donc des besoins structurels. Pourtant, "le secteur du sans-abrisme est obligé de mendier des moyens. La raison ? De nombreux engagements financiers prévus et garantis n’ont toujours pas été octroyés aux services de terrain", avait alerté, la semaine dernière la fédération AMA.
Benjamin Peltier nous explique comment gels et blocages pourraient impacter fortement leurs structures : « En région wallonne, nous, à l’Ilot, on a trois services. Deux maisons d’accueil et un service d’accompagnement au logement. Et concrètement, l’arriéré de financement qu’on avait pour ces trois structures pour 2024 était de 250.000 euros. Donc c’est énorme. C’est l’équivalent de 5 ETP, plus ou moins. […] 5 ETP sur des services qui, en tout, doivent occuper 25 personnes. Donc, c’est un cinquième de nos travailleurs carolos. »
Et de manière plus générale, la situation pourrait rapidement s’avérer chaotique au regard du nombre de structures concernées, comme l’indique Antoine Farchakh : « En région Wallonne, il y a 54 maisons d’accueil qui peuvent être impactées. Au niveau de l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales, 22 maisons d’accueil sont principalement concernées. Et au niveau du forfait qui permettrait le renforcement de l’hébergement ? Cela concerne l’ensemble du secteur, soit 84 structures. Donc au total, dans toutes nos estimations, si ces moyens n’étaient pas débloqués, cela pourrait potentiellement mettre à mal une centaine d’équivalents temps plein. En sachant qu’au niveau du secteur, on compte 800 équivalents temps plein. Donc un huitième du secteur serait potentiellement touché... »
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Différents espace-temps
Pour Antoine Farchakh, la temporalité ministérielle et celle des ASBL de terrain n’est pas la même, ce qui crée un dangereux hiatus. Ainsi, depuis le 9 juin et la formation du nouveau gouvernement en région wallonne, la volonté fut de « de réattribuer l’ensemble des moyens et des projets liés au plan de relance au niveau des nouvelles compétences ministérielles. Cette nouvelle réattribution a été, quelque part, bloquée durant tout l’été. Or, la grosse difficulté pour nous, c’est qu’on est dans deux temporalités différentes : la temporalité du nouveau gouvernement qui souhaite réattribuer ses projets de plan de relance et notre temporalité, où notre secteur n’avait toujours pas reçu les moyens 2024 pour le paiement des salaires. Or, cela était prévu dans le cadre des plans de relance. Cette différence de temporalité, nous a mis vraiment en difficulté. Voilà pourquoi on a décidé de se mobiliser pour faire pression sur le gouvernement pour qu’il accélère la liquidation des subventions pour l’année 2024 uniquement. […] Et donc finalement, la pression a quelque part eu gain de cause. »
En effet, le Gouvernement de Wallonie, à l’initiative du Ministre de l’Action sociale, Yves Coppieters, a confirmé son soutien aux structures d’accueil en octroyant 4 millions d’euros pour accompagner vers un logement durable les bénéficiaires des structures d’hébergement agréées par le SPW Intérieur et Action sociale (Maisons d’Accueil, Maisons de Vie Communautaire et Abris de Nuit).
Cependant, l’incertitude et le doute planent encore pour 2025 ainsi que pour les années à venir dans une Belgique signataire du traité de Lisbonne et s’engageant donc à mettre fin au sans-abrisme d’ici à 2030. Des questionnements partagés tant par Antoine Farchakh que Benjamin Peltier. D’autant plus que ce dernier nous précise l’exception que représente l’Ilot par rapport aux autres associations du secteur qui bien souvent sont mono-service et ne peuvent donc pas jongler avec leurs finances comme l’Ilot peut le faire pour tenir la cadence. Toutefois, il a bien conscience que même pour l’Ilot, ces techniques de survie deviennent rapidement des bombes à retardement dans leur comptabilité.
Une lutte continue, des lendemains incertains
Le combat se poursuit, donc, en Wallonie avec le rassemblement aujourd’hui devant le parlement wallon à l’appel du syndicat autonome Liégeois et du syndicat des immenses, groupe de lobbying citoyen actif depuis 2019 dans la valorisation des IMMENSE (Individus dans une Merde Matérielle Enorme Mais Non Sans Exigence) et du réseau Wallon contre la pauvreté.
Antoine Farchakh nous partage d’ailleurs les revendications les plus importantes de l’AMA : « Pour nous, la grande priorité, c’est la pérennisation des moyens du plan de relance. La deuxième priorité c’est de renforcer les équipes pluridisciplinaires des services. Donc à la fois un axe socio-éducatif, mais aussi un axe santé qui doit être de plus en plus intégré pour accompagner les personnes qui ont des problématiques de santé, de santé mentale, d’assuétudes. »
Leur troisième revendication au niveau du secteur ? Renforcer les services de bas-seuils tels que les accueils de jour. Antoine Farchakh détaille : « Concrètement les accueils de jour, aujourd’hui il y en a 35 en région wallonne, et le budget qui a été dédié à leur financement n’est que de 1,7 millions, donc ça représente environ 50.000 euros par accueil de jour, ce qui n’est rien. Cette somme ne permet pas d’engager vraiment du personnel structurel... La quatrième revendication, ce serait de prévoir aussi un fonds qui serait dédié à rénover le bâti des services du secteur, parce que la collectivité c’est un peu l’outil essentiel sur lequel se basent les services, en termes d’accompagnement mais aussi en termes de lieu de vie, et donc les bâtis tendent à vieillir et les moyens ne permettent pas aux services de pouvoir rénover. »
Malgré toutes ces difficultés et ces points d’interrogations, le secteur continue à se mobiliser et à œuvrer à réduire le sans-abrisme. Comme le martèle Antoine Farchakh, déterminé à faire entendre la voix de ces travailleuses et travailleurs de l’ombre : « Il faut entendre le secteur qui fait des miracles avec des bouts de ficelle, comme on dit, et que si on souhaite arriver à cette ambition [Traité de Lisbonne, n.d.j.], il faut vraiment écouter son expertise, et renforcer le travail de terrain. »
Cyril Wintjens
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