Un arrêté qui déconstruit les métiers essentiels de l’Aide à la jeunesse. Pourquoi ?
Nous avons eu vent d’un projet d’arrêté cadre qui, dans un contexte de recrutement difficile, fixerait de nouvelles conditions de qualification du personnel dans l’Aide à la Jeunesse. Ce projet concernerait tant les tâches éducatives que les accompagnements psychosociaux. L’arrêté envisagerait en effet de rendre accessible les fonctions d’éducateur et d’assistant social à des personnes qui auraient suivi des formations bien éloignées de celle nécessaire pour réaliser correctement une intervention psychosociale ou éducative.
Parmi ces formations, on retrouve : bachelier en assurances et gestion du risque, en podologie, agrégé de l’enseignement secondaire inférieur, orientations mathématiques, bois et construction, habillement,… bachelier en coaching sportif, en bandagisterie, hygiéniste bucco-dentaire,...
Or, les métiers d’éducateur et de travailleur psychosocial demandent de nombreuses compétences soulignées dans bien des textes produits par l’Aide à la jeunesse et notamment, bien évidemment, dans le décret du 18 janvier 2018 portant le code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse. Ces compétences apparaissent légitimes au regard de l’exigence des missions. Nous savons tous qu’accueillir des enfants qui ont vécu de la négligence ou de la maltraitance est un travail d’une grande complexité. Nous savons tous que travailler avec des adolescents en décrochage demande une réflexion et des compétences pédagogiques fondamentales. Nous savons tous qu’il est souvent important de tenter de maintenir les enfants et les jeunes dans leurs familles, mais que, pour que cela puisse bien se passer, des outils qui s’acquièrent dans la formation initiale et se complètent dans la formation continuée sont une base non négociable. Nous savons tous que pour envisager avec les enfants, les jeunes et leurs familles un avenir le plus serein possible, il faut une capacité d’analyse, une capacité de distanciation, une capacité de réflexion, une capacité d’être en évaluation permanente, une capacité d’investir de façon soutenue le travail collectif et de réseau. Tout ce travail s’apprend au cours d’une formation précise et rigoureuse construite sur base de la diversité d’expériences et de savoirs des formateurs.
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Une amélioration des conditions de travail, une solution
Nous constatons que dans cet arrêté, la ministre de l’Aide à la jeunesse propose d’ouvrir le métier à des personnes qui ont suivi d’autres formations. La raison semble être la difficulté de recrutement, difficulté que nous ne nions pas, mais face à laquelle, nous aurions d’abord une autre proposition : une amélioration des conditions de travail des professionnels en place, ce qui éviterait sans doute que, épuisés, beaucoup tombent malades ou s’enfuient du secteur.
Par contre, votre proposition d’ouvrir les métiers de l’Aide à la jeunesse à d’autres formation nous interpelle au plus haut point. En effet, si nous pouvons admettre que certaines formations se rapprochent, un peu, des formations exigées pour être pertinents dans les métiers dont il est question ici, d’autres en sont tellement éloignées qu’il en deviendrait risible de les associer aux métiers de l’éducation ou de l’accompagnement social, si ce n’était aussi dramatique pour les publics. Nous ne nions pas qu’il soit possible de rencontrer des personnes qui ont obtenu ces autres diplômes et qui auraient de nombreuses compétences. La complexité des fonctions attendues exige cependant un niveau de compétences qui ne peut être acquis qu’à la suite d’une formation et d’une expérience professionnelle exigeante. Notamment au niveau de la méthodologie du travail social ou de la pédagogie. Au niveau éthique et déontologique aussi. Fondamentalement.
Nous nous demandons, par exemple, en quoi le cours de chimie organique ou l’ecotoxicologie pourraient être utiles aux professionnels de l’Aide à la jeunesse. En quoi le cours de podologie en diabétologie ou la cinésiologie pourront aider à l’éducation des enfants ou à l’accompagnement des familles. Madame la ministre va nous rétorquer, et elle n’aura sans doute pas tout à fait tort, que nous caricaturons. Merci dès lors de nous indiquer les cours qui, dans les différents cursus auquel vous souhaitez ouvrir la possibilité d’accéder aux fonctions de l’Aide à la jeunesse, permettent par exemple de se former à la communication interpersonnelle, à la psychologie de l’enfant et du développement à la pédagogie, à la philosophie sociale et politique, à la sociologie politique, à l’analyse des systèmes ? Sans parler bien sûr des cours spécifiques aux métiers, des cours de déontologie, de méthodologie et de l’encadrement de la pratique professionnelle réalisée lors de stages. Sans doute pourrez-vous trouver dans ces différents cursus l’une ou l’autre petite part qui sera utile aux métiers de l’Aide à la jeunesse. Une petite part, alors que ces métiers exigent la complexité et la diversité des compétences qui permet aux professionnels d’être vraiment congruents au travail difficile qui les attend.
La ministre fait preuve d’un manque de respect pour les travailleurs sociaux qui se forment longuement pour acquérir leurs compétences professionnelles
Comme Comité de Vigilance en Travail Social, nous centrons notre réflexion sur l’éthique et la déontologie. Nous pensons que l’exercice des fonctions des professionnels de l’Aide à la jeunesse exige une déontologie approfondie et une solide éthique. Ces éléments s’acquièrent également au cours de la formation et dans une longue pratique comprenant de nombreux échanges critiques sur les pratiques avec des collègues qui ont des bases suffisamment communes et une philosophie de travail ancrée dans la formation puis dans la pratique, tous deux indissociables. Nous sommes vraiment convaincus des conséquences dramatiques d’un manque de compétences éthiques et déontologiques des professionnels dans bien des situations, et nous ne pouvons admettre la légèreté qui semble caractériser l’arrêté à ce propos. Nous ne pouvons admettre les violences que pourraient subir familles, jeunes et enfants si cette déontologie et cette éthique perdaient cette dimension centrale absolument capitale aux métiers de l’Aide à la jeunesse.
Nous constatons donc qu’en proposant et soutenant un tel arrêté, la ministre de l’Aide à la jeunesse fait preuve d’un manque de respect et d’une grande violence pour les personnes qui seront engagées pour les fonctions d’éducateurs ou de travailleurs psychosociaux en ayant les formations reprises dans l’arrêté. ll sera, en effet demandé à ces travailleurs et travailleuses un travail très exigeant, précis et humainement très prenant dont les dimensions pédagogique et/ou méthodologique pourtant indispensables pour atteindre cette exigence, cette précision et cette humanité professionnelle n’auront cependant pas été acquises au cours de leurs études. La ministre de l’Aide à la jeunesse fait preuve d’un manque de respect flagrant pour la quasi-totalité des collaborateurs et des collaboratrices du secteur de l’Aide à la jeunesse qui ont acquis ces compétences au travers de la formation et de leurs expériences professionnelles.
Alors qu’elle prétend apporter une aide supplémentaire en ouvrant la possibilité à d’autres personnes d’exercer le métier, elle va, au contraire, amener dans bien des situations, une charge de travail additionnelle à ces travailleurs qui devront suppléer et réparer les erreurs commises par des collègues insuffisamment formés. D’autant plus qu’une erreur commise quand elle l’est dans le cadre éducatif ou dans le cadre de l’accompagnement est bien souvent irréparable. La ministre de l’Aide à la jeunesse fait preuve d’un manque de respect pour l’ensemble des professionnels du social et notamment les travailleurs sociaux (éducateurs et éducatrices, AS,…) qui se forment longuement pour acquérir leurs compétences professionnelles, une formation qu’elle semble, au travers de cet arrêté, balayer d’un revers de la main.
Mettre en contact des publics fragiles et fragilisés avec des adultes qui n’ont pas les compétences requises...
La ministre de l’Aide à la jeunesse fait preuve d’un manque d’éthique évident puisqu’elle propose que, pour un public dont elle a la responsabilité, un public parmi les plus fragiles (des bébés, des enfants, des jeunes et leurs familles) qui a besoin d’un accompagnement d’une grande complexité, soient engagés des professionnels qui ne pourront avoir les compétences attendues (malgré leur bonne volonté que nous ne remettons pas en cause, mais le travail éducatif, pédagogique, d’accompagnement ou de guidance exige bien plus que de la bonne volonté).
Pire, mettre en contact ces publics fragiles et fragilisés avec des adultes qui n’ont pas les compétences requises, ce sera, dans la plupart des situations, produire à leur égard, une violence supplémentaire à celles qu’ils ont déjà subies. Au corps défendant de ces professionnels qui feront de leur mieux. Mais pas au corps défendant de celles et ceux qui auront décidé de cet encadrement inadéquat, parce que cet encadrement aura été décidé en connaissance de cause. Il faudra que la réflexion de Madame la ministre se recentre sur l’essentiel des missions de l’Aide à la jeunesse : la compréhension des besoins des enfants, des jeunes et des familles, la participation de la plupart de ces dernières à l’éducation de leurs enfants. Bien souvent, les parents restent acteurs de cette éducation, même si c’est parfois difficile et d’autres fois pas possible. Faire ce travail qui garde la cellule familiale au centre de l’intervention est d’une complexité rare et nécessite cette diversité de compétences qu’il nous est impossible de voir ainsi reniées.
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Rendez-vous compte du côté dramatique de ces conséquences
Un clin d’œil au-dessus d’un sourire très jaune : Accepteriez-vous de vous faire coiffer et couper les cheveux par une éducatrice ou un assistant social ? Ils sont capables d’utiliser des ciseaux, se lavent régulièrement les cheveux sous la douche et utilisent peignes et brosses devant le miroir… Et pourtant… Nous supposons que vous mesurerez rapidement les conséquences pour votre look. Des conséquences sans doute dévastatrices, nous n’en doutons pas, mais pour une durée relativement courte et rattrapable.
Imaginez maintenant les conséquences d’une éducation inadéquate proposée par le secteur de l’Aide à la jeunesse, dont vous devriez être aujourd’hui la première défenderesse politique, à des enfants et des jeunes déjà bien meurtris par un début de vie difficile. Rendez-vous compte du côté dramatique de ces conséquences. Rendez-vous compte de l’impossibilité de rattraper les dégâts irréversibles causés par une éducation inadéquate portée par celles et ceux qui en sont les premiers dépositaires quand il s’agit d’être complémentaires aux familles ou de les suppléer. Et si, lors d’une évaluation de la réalité vécue par ces enfants et ces jeunes, vous vous rendiez compte de la nouvelle gravité des dégâts causés, imaginez les moyens nouveaux qu’il faudra mettre en place pour réparer ces dégâts, sous peine d’amener nombre de ces jeunes à la vie adulte avec un passif complètement déglingué dont vous et vos partenaires de gouvernement seriez les premiers responsables. Imaginez aussi la place et le rôle de ces jeunes adultes déglingués dans une société comme la nôtre. Imaginez aussi le coût d’encadrement de ces jeunes déglingués qui vieilliront sans pouvoir se reconstruire au vu des outils qui ne leur auront pas été institutionnellement prodigués, si ce n’est inadéquatement, durant les 18 ou 22 premières années de leur vie.
Le Comité de Vigilance en Travail Social demande donc à la ministre de retirer son projet d’arrêté et de revenir à l’exigence professionnelle et de formation nécessaire pour que les enfants et les jeunes soient accompagnés et encadrés de telle façon qu’ils puissent, au mieux, s’épanouir, tenant compte des difficultés de départ qui ne seront cependant pas effacées d’un coup de gomme.
Marc Chambeau pour le bureau du Comité de Vigilance en Travail Social
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