Christine Vanhessen : "On n’a plus la capacité de travailler dans de bonnes conditions, dans le secteur du sans-abrisme"
Face à des conditions de travail toujours plus difficiles, les travailleurs et travailleuses du sans-abrisme ont décidé de croiser les bras pendant une heure, en mars. Une action aussi symbolique qu’exceptionnelle qui tire la sonnette d’alarme sur l’état du secteur, selon Christine Vanhessen, directrice de l’AMA.
Le 13 mars dernier, les services bruxellois des secteurs de l’accompagnement et de l’hébergement des personnes sans-abri et mal logées ont observé une heure symbolique d’arrêt de travail. Christine Vanhessen, directrice de l’AMA, fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri, revient sur les conditions de travail difficiles qui ont poussé le secteur se mobiliser.
Le Guide Social : Que s’est-il passé depuis cette action du 13 mars ?
Christine Vanhessen : Ce qu’il faut dire, c’est que c’était un événement tout à fait exceptionnel ! Nous n’avions jamais rien organisé de ce type-là à l’échelle du secteur bruxellois ou même national.
Même si c’était symbolique, se croiser les bras pendant une heure, c’est un geste très fort. On a marqué le fait qu’aujourd’hui on n’a plus la capacité de travailler dans de bonnes conditions, pour tout un tas de raisons. Notamment pour des questions de pénurie de personnel, qu’on retrouve dans d’autres secteurs social-santé mais qu’on vit de manière très forte car dans une grande majorité des secteurs, l’accueil est 24h/24 et 7 jours/7. Donc quand il y a moins de travailleur.euse.s c’est très compliqué.
Pour cette action, nous avions adressé nos revendications à tou.te.s les ministres des gouvernements fédéral et bruxellois. Il nous semblait important de ne pas en cibler un.e en particulier. Nous avons reçu quelques réponses de ministres fédéraux nous disant qu’ils / elles transmettaient à qui de droit, mais pas plus. C’est un peu déplorable. Et nous n’avons pas eu de retour du Premier ministre.
En revanche, le jour-même nous avons été reçu.e.s par le ministre-président de la Région Bruxelles-Capitale. Il nous a entendu.e.s et nous a annoncé deux informations qui sont sorties le lendemain et la semaine suivante dans les médias.
"Même si c’était symbolique, se croiser les bras pendant une heure, c’est un geste très fort."
Le Guide Social : Qu’est-ce qui a été annoncé ce jour-là ?
Christine Vanhessen : La première annonce était que la Région Bruxelles-Capitale avait prolongé deux cents places d’hébergement, permettant à des familles de rester en centre et sans quoi elles auraient été à la rue. C’est une nouvelle que nous avons accueillie positivement mais il s’agissait d’une prolongation temporaire. La période de fin étant en mai.
Le Guide Social : Dans quel cadre s’intégraient ces deux cents places ?
Christine Vanhessen : Dans ce cas, il s’agit de places financées par la Région de Bruxelles-Capitale pour accueillir des personnes migrantes en demande de protection internationale, qui devraient rentrer dans le réseau Fedasil.
La Région a les dispositions financières depuis le fameux "Bruxelles deal". En effet, fin 2022, le gouvernement fédéral a octroyé à la Région de Bruxelles-Capitale plusieurs millions d’euros [20 millions d’euros, NDLR] lui permettant de pouvoir mettre en place des dispositifs d’hébergement et d’accueil des personnes migrantes. Ce qui était tout à fait nouveau !
Jusqu’à présent la Région Bruxelles-Capitale renvoyait toujours la responsabilité au fédéral. Mais à partir du moment où ces migrants étaient sans-abri, dans la rue, on estimait que ça relevait du pouvoir régional qui a la tutelle sur l’aide aux personnes.
Pendant des années, ça a été très compliqué pour le secteur parce qu’on a accueilli tout le monde. On est inconditionnel. Désormais, le "deal" avec le fédéral donne des moyens à la Région – qui sont encore insuffisants – pour créer des espaces d’hébergement supplémentaires pour quelques mois.
Une mesure qui aboutit "enfin"
Le Guide Social : Quelle a été la deuxième annonce de la Région ?
Christine Vanhessen : Depuis plusieurs mois, les représentants du secteur de l’aide aux sans-abri, ceux des sociétés de logement social de Bruxelles (SISP), la Secrétaire d’État au Logement, Nawal Ben Hamou, et le ministre de tutelle sur l’aide aux personnes, Alain Maron, nous étions en négociation afin d’obtenir un quota d’attribution de logements publics aux personnes sans-abri.
Si je me réfère juste au dernier dénombrement par Bruss’Help, on a plus de 7.000 personnes qui sont en situation de sans logement à Bruxelles. Cela fait des années qu’on plaide pour que ce public soit prioritaire dans l’octroi de logements sociaux. Pour autant, évidemment, que les personnes entrent dans les conditions : il faut avoir des papiers, un statut administratif en Belgique... Ce qui restreint quand même l’accès à certains publics.
En janvier 2024, nous étions arrivés à un point mort. Les sociétés de logements publics n’étaient pas très enclines à trouver des solutions, et je peux les comprendre car accueillir une population aussi diversifiée que les personnes sans-abri ça fait parfois peur. On a parfois des stéréotypes par rapport à ce public. Ainsi, les négociations étaient conditionnées au fait qu’il fallait imposer un accompagnement social, qu’il fallait d’abord passer par une période de transition avant un bail plus long. Mais on ne peut pas garantir l’accompagnement social. On part du principe qu’on ne contraint jamais personne. C’est contre-productif.
Le 13 mars, le ministre-président nous a annoncé que les négociations avaient repris et qu’on irait progressivement vers un quota de 6% des entrées dans les logements sociaux attribuées à des sans-abri.
Le Guide Social : C’est une avancée importante ?
Christine Vanhessen : Je ne vais pas dire que nous avons sauté de joie, mais nous étions heureux comme tout. Cette mesure aboutit enfin ! Et elle était même plus favorable que notre demande de départ qui était 5%. On ne s’attendait plus à de bonnes nouvelles avant le 9 juin.
Pour nous c’est une vraie solution de sortie de rue et de centres d’hébergements. A Bruxelles, comme ailleurs, les loyers sont trop élevés par rapport aux revenus précaires. Dans la majorité des cas les personnes ont des revenus de remplacement, de type RIS.
Bien sûr, on est toujours très gourmand et il faut être aussi très clair : ce sera insuffisant. Idéalement, il faudrait que 30% du parc des logements publics soit attribué aux personnes sans-abri.
Mais on va déjà partir sur 6%, c’est un premier pas. Et ça permet d’avoir des solutions durables, ce qui est un élément important. En effet, on réalise des suivis post-hébergement et dans les statistiques relevées chaque année, on se rend compte que quand le logement est pérenne - ou en tout cas durable -, quand il y a un accompagnement social qui peut être fait à la demande des familles ou des personnes isolées, ça marche. C’est ce que le Housing First fait aussi.
"Les services sont saturés, ça fait des années qu’on n’y arrive plus !"
Le Guide Social : Vous avez commencé à l’évoquer, mais pourquoi avoir organisé cette action exceptionnelle maintenant ?
Christine Vanhessen : Au départ, on avait programmé de la faire en octobre – novembre. On l’a postposée parce qu’une vague de froid a commencé assez tôt et on a senti que les équipes n’étaient pas mobilisables. D’autre part, un squat devait être évacué donc ça a demandé l’attention de beaucoup de personnes. Ce n’était pas le bon moment. Puis, on s’est dit que le mois de mars est une période un peu creuse.
Plusieurs éléments ont motivé notre action. Les services sont saturés, cela fait des années qu’on n’y arrive plus ! Que ce soit dans l’hébergement d’urgence, en maison d’accueil, et même dans les services qui accompagnent les familles en logement, on n’arrive plus à accompagner tout le monde. Et pour un travailleur social, c’est difficile de dire non.
L’autre phénomène : l’année dernière, il y a eu plusieurs cas de violences, d’agressivité, d’agressions dans certains services du secteur bruxellois, essentiellement en accueil de jour, envers les personnes sans-abri et envers les travailleur.euse.s. Des services ont dû fermer pendant quelques jours, le temps de faire retomber un peu la pression et d’accompagner les équipes.
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Il y a eu beaucoup d’échanges pendant l’été 2023 entre certains services et les ministres, les bourgmestres, les services de police, mais il n’y a pas eu vraiment de solution, même momentanée. C’est venu rajouter une couche sur cet épuisement.
Et par ailleurs, nos services étant saturés, on constate que les personnes sans-abris n’ont plus de solution. Pour certaines, la seule manière de tenir le coup c’est de boire ou de prendre des substances car c’est un palliatif. C’est un cercle vicieux.
Le Guide Social : La violence est liée au fait que les services sont saturés et qu’il y a peu de personnel ?
Christine Vanhessen : Ah oui, c’est clairement ça. Les lieux d’accueil, que ce soit en accueil de jour ou en hébergement, par définition proposent des lieux normalement apaisés, apaisants et sécurisés pour les travailleur.euse.s et surtout pour les personnes fragilisées. On accueille des personnes qui sont très abîmées par la vie.
Quand il y a un manque d’effectif, ou des travailleur.euse.s avec un peu moins d’expérience, ça peut expliquer parfois une réponse peut-être maladroite. Ça arrive, on n’est pas parfait non plus.
Du point de vue des personnes en situation sans chez soi, de nouveau, quand il n’y a pas de solution, quand on a éventuellement un verre dans le nez, à un moment donné on casse une porte et on tape sur tout ce qu’il y a.
Mon propos n’est pas de leur jeter la pierre, loin de là ! Mais c’est un constat : ces personnes sont acculées, elles n’ont plus de solution et nous n’avons plus la capacité de leur en proposer.
En même temps, il y a une belle énergie dans ce secteur. Les travailleurs et les travailleuses sont vraiment engagé.e.s, ils / elles travaillent avec énormément de professionnalisme.
Et je voudrais souligner le travail qui est fait par toute une série d’opérateurs qui gravitent autour de notre secteur. Il y a un travail remarquable qui est fait à la STIB pour accompagner les personnes sans-abri qui sont dans les stations de métro le soir. Je pense aussi aux agents de prévention dans les communes.
"On est dans une forme de paradoxe : le gouvernement bruxellois et le ministre Maron ont mis des moyens en plus mais c’est insuffisant."
Le Guide Social : La Région de Bruxelles n’investit pas suffisamment de moyens pour le sans-abrisme ?
Christine Vanhessen : Il faut souligner que sous cette législature – donc depuis 2019 – le secteur bruxellois, et en particulier les services agréés par la COCOM ont été renforcés. Il y a eu presque un doublement des moyens financiers dans notre secteur. On est dans une forme de paradoxe : le gouvernement bruxellois et le ministre Maron ont mis des moyens en plus mais c’est insuffisant. La demande ne désemplit pas. Dans notre cahier des revendications, nous avons plein d’idées pour endiguer les demandes mais pour ça, il faut des accords politiques.
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Le Guide Social : Est-ce que vous considérez que c’est une période de crise ?
Christine Vanhessen : Je ne sais pas si c’est un moment de crise car j’ai l’impression que les crises sont là depuis tellement longtemps.
Il y eu la crise sanitaire qui a touché tout le monde. Des crises migratoires, il y en a tout le temps. Il y a eu celle de 2015, il y en a eu avant et depuis. Et en Belgique ce n’est pas tant une crise migratoire qu’une décision politique de ne pas accueillir. Les places d’accueil, elles existaient. C’est même paradoxal car le gouvernement fédéral pourrait continuer à gérer ces places mais a préféré financer Bruxelles dans le cadre du Brussels Deal.
Le Guide Social : L’association Bruss’Help a présenté mi-avril un plan pour mettre fin au sans-abrisme en Région bruxelloise d’ici 2029. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous participé à sa rédaction ?
Christine Vanhessen : Effectivement, l’AMA - avec plus de 200 acteurs - a participé à la rédaction de ce plan. Au premier trimestre 2023, trois journées ont été organisées sur des thématiques particulières. Il y avait une centaine de personnes à chaque fois. Ça a permis de faire des propositions concrètes.
Plus que de simples recommandations, ce sont des mesures qui pourraient être opérationnalisées demain. C’est vraiment le côté extraordinaire du plan.
Il y a une trentaine de mesures qui sont proposées. Ça a fait l’objet de pas mal de discussions. Et nous-mêmes nous avons eu des discussions avec nos membres pour savoir s’ils se retrouvaient dans ce masterplan.
On soutient la majorité des mesures. Elles sont pertinentes, pourraient être réalisables rapidement et ne touchent pas seulement le secteur du sans-abrisme, c’est important.
Ce qui est intéressant aussi dans le master plan c’est qu’il y a tout un volet de prévention. Je le dis souvent : on peut avoir le plus beau sparadrap du monde, si on ne soigne pas la plaie et si on n’évite pas qu’il y en ait une, ça ne sert à rien.
Il y a quand même quelques mesures sur lesquelles il y aura des points d’attention. Et on sera très vigilants vis-à-vis du prochain gouvernement pour voir comment cela va être pris en compte ou pas.
Le Guide Social : Par exemple ?
Christine Vanhessen : Il y a notamment des mesures sur la mise en place d’un dispatching qui devrait permettre - en théorie - de prendre connaissance d’une situation d’une personne sans logement, de lui trouver rapidement une solution d’hébergement, éventuellement en urgence, et puis de l’orienter vers une solution plus pérenne. Ça, c’est la théorie, et on ne peut qu’y souscrire.
Mais la mise en œuvre est plus complexe. Il y a plusieurs opérateurs dans le secteur qui ne fonctionnent pas tous de la même manière et qui n’ont pas tous les mêmes moyens. Il faudra voir comment elle sera mise en œuvre, si le gouvernement décide de mettre les moyens pour cela.
"On peut avoir le plus beau sparadrap du monde, si on ne soigne pas la plaie et si on n’évite pas qu’il y en ait une, ça ne sert à rien."
Le Guide Social : Les mesures de ce master plan nécessitent de l’argent ?
Christine Vanhessen : Oui, et c’est le seul bémol, on le sait. Pour le master plan, la phase de budgétisation des mesures n’a pas encore eu lieu mais on peut supposer qu’une grosse partie va coûter de l’argent.
La question subsidiaire sera donc quelles mesures vont être prises en compte par les prochains gouvernements ? Comme a dit récemment Sébastien Roy, du Samusocial, il ne faudrait pas qu’ils prennent une mesure pic-ploc par parce qu’elle est intéressante et qu’elle ne coûte pas cher.
C’est clair qu’il va falloir faire des choix, mais ils devront être réfléchis et qu’il y ait une approche globale de l’ensemble de ces mesures. Il faudra que la mise en œuvre soit dans une phase de concertation.
Le Guide Social : Justement, qu’attendez-vous des politiques et surtout des prochain.e.s ministres qui vont s’installer après les élections ?
Christine Vanhessen : Ce qu’on plaide dans notre mémorandum, c’est d’avoir un.e seul.e ministre pour l’ensemble des matières qui touchent la question du sans-abrisme et du mal logement.
Aujourd’hui, si on ne prend que la Région Bruxelles-Capitale, il y a un ministre à la COCOF, deux ministres à la COCOM, une ministre à la DGC, et ce n’est que pour les matières de l’action sociale. Ça ne va pas.
Peut-être que la Constitution belge ne le permet pas, mais on pense que ça permettrait de trouver des solutions beaucoup plus rapidement car une seule personne pourrait coordonner. On l’a vu avec la mesure sur les quotas des personnes sans-abri dans les sociétés de logements publics. Il a fallu que la Secrétaire d’État au logement et le ministre de l’Action sociale se mettent autour de la table et qu’ils soient tous les deux d’accord. Tout cela prend du temps.
Caroline Bordecq
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