"Le premier assistant social de la Commune, c'est l'agent de quartier !"
Alors qu’il était jusque-là ardoisier-couvreur avec son papa, Victor Frérie est entré à la Police à 34 ans (zone de Police Uccle, Watermael-Boitsfort, Auderghem). Récemment retraité, il y a travaillé 29 ans, d’abord au service d’intervention et ensuite comme agent de quartier pendant 18 ans. Il a toujours fait preuve d’un grand sens de l’humain, en portant une attention particulière à des publics vulnérables, en particulier les jeunes et les personnes âgées. Pour le Guide Social, il livre sa vision de la Police Locale et les changements qui l’ont impactée.
"Flic, je veux bien, mais je préfère "Monsieur le flic", à l’image d’un couteau suisse, je propose une solution pour remettre droit tout ce qui est de travers dans la vie de quartier. Varié, mon travail est inquantifiable : observer les haies trop hautes, parler de la pluie et du beau temps avec les passants, se sentir concerné par la vie de tous les citoyens et par les sujets de société sensibles. Et toujours garder à l’esprit le projet d’adoucir les mœurs. On peut s’appuyer sur ma devise "tout seul on peut avoir peur, ensemble, non !", confie Victor Frérie
La Police Locale : rôle et évolutions
Le Guide Social : D’après vous, qu’est-ce qui caractérise la Police Locale ?
Victor Frérie : Quand j’ai été engagé, on ne parlait pas de Police Locale, mais de Police Communale.
La Police Communale, c’était une police familiale et surtout de proximité. À l’époque, on devait habiter la Commune ou dans un rayon très proche, pour être en vingt minutes au bureau en cas d’appel. On connaissait tout le monde et tout le monde nous connaissait. J’ai joué au football à Watermael-Boitsfort, j’ai travaillé avec mon père ici, j’y ai pratiqué du sport, etc. J’étais tout le temps dans le quartier ! À l’époque, alors que je n’avais jamais été une seule fois au café, si je rentrais dans un bar pour une intervention, trois quarts des gens me connaissaient.
Concrètement, l’agent patrouille dans le quartier et doit s’en remettre à ses partenaires, pour tout et n’importe quoi. Par exemple, s’il voit qu’un poteau va tomber, il doit prendre contact avec le dépôt communal ou avec la Région. Il doit très bien connaître son quartier. Aussi, la première chose qu’a fait notre chef de corps quand on est entrés à la Police, ça a été de nous interroger sur les noms des rues : où elles commençaient et s’arrêtaient. J’avais un avantage, puisque je les connaissais déjà toutes avant de commencer.
"Nous faisons face à un manque criant de policiers à Bruxelles"
Le Guide Social : Et aujourd’hui, il ne faut plus habiter la Commune ?
Victor Frérie : Aujourd’hui, nous faisons face à un manque criant de policiers à Bruxelles. Alors, on donne des primes grandes villes pour 5 ans ou 7 ans et c’est comme ça qu’à Boisfort, des collègues viennent de Middelkerke ou Bastogne. Ce sont des bons policiers, mais ils viennent faire leurs 38h par semaine pendant 7 ans. Ils ne s’investissent pas, car ils savent qu’ils ne vont pas rester. D’ailleurs, la plupart retournent en province, avec toute l’expérience acquise ici.
Le Guide Social : Vous avez été agent de quartier pendant 18 ans, comment la fonction a-t-elle évolué au fil du temps ?
Victor Frérie : D’abord, quand je suis rentré à la Police, il y avait encore la génération expo58, c’est-à-dire des personnes engagées avec un diplôme de l’enseignement primaire, en raison de la pénurie. Parfois, j’ai l’impression que les nouveaux policiers (avec un diplôme secondaire ou plus), manquent d’un peu de bon sens par rapport à ceux de cette génération.
Mais le changement le plus important, est sans doute celui de la Réforme de la Police du 1er janvier 2001. Avant cela, la Police Communale travaillait dans sa Commune et la Gendarmerie travaillait par exemple à Bruxelles et ne prenait que certaines missions. Cette Réforme a eu lieu à la suite de l’affaire Julie et Mélissa, où les grands fautifs ont été la Gendarmerie – qui était, c’est vrai, un peu un État dans l’État – et le Politique s’est précipité pour changer les choses. Ainsi, la Gendarmerie est devenue la Police Fédérale et la Police Communale a été remplacée par la Police Locale.
Au moment de la Réforme, j’ai entendu cette phrase que je n’oublierai jamais : L’agent de quartier sera la pierre angulaire de la réforme, on va l’aider dans ses missions. Dans les faits, ça a été tout le contraire. Progressivement, on a perdu le contact avec la population au profit de missions résiduelles. Il s’est passé la même chose qu’avec Sarkozy en France, qui avait dit les flics ne sont pas là pour jouer au foot avec les jeunes. On voit ce que ça a donné dans les cités… En France, ils n’y pas d’agent de quartier ou de proximité, ça n’existe pas.
Des missions administratives nous ont été retirées et nous avons reçu des nouvelles compétences, qui étaient auparavant celles de la Gendarmerie, dont de nombreux services d’ordre. Avant, on assurait les services d’ordre de la Commune, mais après la Réforme, j’ai commencé à faire des concerts rocks, le Sommet Européen, des festivals, match de football, manifestations nationales ou encore, à remplacer les gardiens de prison en grève.
Le Guide Social : Donc, vous ne restiez plus dans votre Commune ?
Victor Frérie : Non, c’est ce qu’on appelle la "capacité hypothéquée" (HyCap), chaque semaine, la Police Locale doit hypothéquer une partie de son personnel pour la donner à la Police Fédérale (entre 12 et 14 policiers pour la zone Uccle, Watermael-Boitsfort, Auderghem).
Depuis la Réforme, « La police locale doit surtout s’acquitter de missions liées au territoire : les missions de police administrative et de police judiciaire sur le territoire de leur zone. Les corps de la police locale peuvent également se voir confier des missions « fédérales », telles que l’assistance dans le cadre d’enquêtes de grande ampleur ou l’intervention dans le cadre de graves troubles de l’ordre public ». www.police.be, page consultée le 1er janvier 2024
"On a commencé à assurer le palais des mineurs"
Dans les nouvelles missions, on a commencé à faire le Palais de Justice, notamment transférer des détenus ou assurer le Palais mineurs, où on était avec des jeunes qui attendaient de passer chez les Substituts, etc. Certains collègues aimaient, moi pas du tout. À Bruxelles, on restait dans les soussols du Palais toute la journée. Mais de temps en temps, on conduisait un mineur au Palais de Mons et là, on nous invitait à entrer, c’était assez chouette. Il arrivait même que le Procureur nous demande notre avis : " Qu’est-ce que j’en fais ? Je le mets à Neufchâteau ou à WauthierBraine ? ". Moi, je préfère Wauthier-Braine et les jeunes n’aiment pas Neufchâteau ; c’est au milieu de la forêt et s’ils décident de s’échapper, il n’y a pas de bus, ils sont perdus.
Ce sont des missions qu’on a eues de plus en plus. On nous a enlevé certaines missions administratives, mais on nous en a donné d’autres. Toutefois, c’était aussi intéressant sous certains aspects. Notamment, cela nous a permis de découvrir d’autres zones de Bruxelles et de nous rendre compte de la chance qu’ont nos jeunes d’habiter ici, où il y a beaucoup d’espaces verts et des endroits pour jouer.
Le Guide Social : Qu’est-ce qui pourrait être fait pour augmenter l’efficacité de la Police Locale ?
Victor Frérie : Aujourd’hui, la volonté est d’harmoniser la Police. Ça pourrait être intéressant au niveau d’une fonction administrative, parce qu’un chef de zone il est tout le temps occupé, il doit être architecte, administrateur, il doit faire un tas de choses… C’est encore différent du boulot de flic. Par ailleurs, ça serait bien d’harmoniser les véhicules, notamment pour diminuer les coûts ; parce que la Police, c’est un peu le salon de l’auto.
Il y a plein de choses à faire à la police. Mais le nerf de la guerre, c’est l’argent ! Et on dépense très mal le nôtre. On manque de personnel sur le terrain, en revanche on a trop de Commissaires. En effet, après la Réforme, il a fallu recaser tous ceux de la Gendarmerie, de la Police Communale et de la Police Judiciaire. À la fin de ma carrière, je devais faire mes rapports en cinq exemplaires, parce qu’il y avait cinq commissaires, qui mettaient nos dossiers en pile jusqu’à la fin de l’année, où tout partait à la déchiqueteuse.
Le rôle social de la Police de proximité
Le Guide Social : Vous avez travaillé en partenariat avec l’Action sociale, comment se passaient les collaborations ?
Victor Frérie : Les services sociaux ont une temporalité d’horaires de bureau, ce qui complique parfois les choses, car la Police, elle, travaille tout le temps.
Par exemple, il y a quelques années, on patrouillait en hiver avec un collègue, on était deux car Bruxelles était au niveau 4. À un moment, on voit un petit papier à la fenêtre d’une maison un peu en retrait. Il était écrit quelqu’un peut m’aider ? Je n’ai plus électricité, j’ai besoin d’une lampe de poche. Comme personne ne répondait, on est rentrés par l’arrière de la maison, la porte était ouverte. On a vu une table avec plein de nourriture et il y avait aussi des sacs de provisions devant la porte, déposés par les services sociaux. On a trouvé la vieille dame dans son lit et comme il n’y avait plus d’électricité, il faisait vraiment très froid. On est directement allé prévenir l’Action Sociale, qui ne voulait pas intervenir car on était vendredi après-midi et que c’était la fête du personnel.
Nous, policiers, on avait rempli notre mission, on est allé voir nos partenaires ; on leur a dit que si on la retrouvait décédée le lundi, ça serait leur responsabilité. Une demi-heure après, quelqu’un de la Commune est venu, a remis deux plombs et le chauffage a redémarré. Les agents de quartier sont souvent confrontés à ce genre de situations. On fait notre mission, et à un certain moment, les partenaires ne répondent plus.
Même chose avec une dame de 70 ans, on était aussi entre Noël et Nouvel-an. Ses voisins nous avaient appelés parce que son chien aboyait depuis plusieurs jours. Comme elle n’ouvrait pas et qu’elle était présumément en danger, j’ai demandé la clé à la concierge – la relation avec les concierges est précieuse pour les agents de quartier, elles nous rendent service et nous aussi. La dame était malade et ne voulait pas partir avec l’ambulance, pour rester avec son chien. Je savais que la Mutualité socialiste avait un service pour garder les animaux domestiques en cas d’hospitalisation, je lui ai proposé cette solution et elle a accepté. On était samedi matin, donc je me suis occupé du chien, je lui ai acheté des croquettes et je l’ai promené jusqu’au lundi, quand la Mutuelle a pu le prendre en charge.
"Les gens ne connaissent pas le côté social de la police"
Une autre difficulté qu’on rencontre, ce sont des services parfois trop procéduriers. Par exemple au CPAS, la personne doit téléphoner elle-même pour qu’ils interviennent. Le problème, c’est que certains n’ont pas envie d’appeler ; pour les personnes âgées, faire appel à l’Action Sociale est vu comme quelque chose de dégradant. Un jour, j’ai appelé pour un monsieur qui habitait seul dans une grande tour – c’est triste aussi, ces grands bâtiments, où on ne connaît pas son voisin de palier, où tout le monde fait semblant de ne pas voir ce qui arrive aux personnes plus vulnérables –, je lui ai dit de donner son nom, son adresse et de demander de l’aide. Le CPAS, c’est très bien, mais parfois c’est compliqué pour qu’il embraye.
Les gens voient la police comme étant uniquement dans le système d’intervention et ne connaissent pas le côté social de la police. Pour moi, le premier assistant social de la Commune, c’est l’agent de quartier ! Et pour mener à bien cette mission, l’agent a perdu quelqu’un de très important : les facteurs. Ils connaissaient tout le monde et nous informaient sur les problèmes des gens du quartier. Lorsqu’on recevait une information, on passait voir la situation et de là, on pouvait prendre contact avec l’Action Sociale.
Le Guide Social : La Police est souvent critiquée en raison de méthodes parfois contestables. Qu’en pensez-vous ?
Victor Frérie : La Police est le reflet exact de la population, c’est ce qu’on lui demande d’être.
Le Guide Social : Mais, elle a du pouvoir et des armes…
Victor Frérie : C’est pour ça que j’étais mentor : je m’occupais des stagiaires de l’école de Police, de A à Z. À la fin du rapport de stage, j’ajoutais toujours une note : vous aurez bientôt du pouvoir, n’en abusez pas.
Dans l’idéal, il faudrait que les personnes s’engagent dans la Police, avec la volonté de traiter les gens comme ils aimeraient être traités eux-mêmes. Beaucoup de personnes sont mal reçues par la Police : parfois, tu peux être très bien prise en charge dans un commissariat le matin, et ressortir en pleurant si tu y vas l’après-midi. C’est pareil pour d’autres métiers, comme les juge de paix.
La plupart d’entre nous ont un côté humain. Mais c’est vrai qu’il y a aussi des cow-boys à la police. Certaines brigades marchent à la testostérone.
"À certains moments, on peut aussi fermer les yeux"
Le Guide Social : Est-ce que la Police doit toujours se placer du côté de la loi ? Est-ce qu’il y a des situations particulières, où vous avez fermé les yeux pour ne pas mettre en difficulté des personnes vulnérables ?
Victor Frérie : Oui, ça m’est arrivé. Il y avait un monsieur en instance de divorce, qui vivait avec une femme sans permis de séjour. Elle habitait chez lui et elle travaillait dans un hôpital. Un jour, je passe devant leur maison et je vois la dame qui m’appelle : chef quartier, je vais accoucher, je viens de perdre les eaux. Ce jour-là, il y avait des problèmes sur la route, l’ambulance avait du mal à arriver et on était prêts à l’accoucher, la concierge et moi. C’était comme dans les films… Finalement l’ambulance est arrivée et la dame a été prise en charge. Mais comme Madame n’avait pas de papier, qu’est-ce que je devais faire en tant qu’agent de quartier ? Je n’ai jamais rien dit et finalement sa situation s’est régularisée. Depuis, j’ai vu leur fille grandir, grandir, grandir… Le jour où la COVID s’est déclenchée, son papa m’a appelé pour me donner 12 masques FFP2. Il s’est souvenu de moi.
À certains moments, on peut aussi fermer les yeux. C’est la même chose si on prend des jeunes en train de fumer de la marijuana. Est-ce qu’il faut les inquiéter de manière légale ou est-ce qu’on peut essayer de parler avec eux ? On peut aussi rencontrer les parents. C’est ça le rôle de l’agent de quartier : prendre contact avec les gens, discuter, etc. Un autre exemple, quand notre mission est de sécuriser une soirée, de veiller à ce qu’il n’y ait pas de débordement, on ne va pas commencer à dresser des procès-verbaux pour tout ou à emmener un jeune au commissariat parce qu’il a un joint et demi en poche. C’est ce qu’on appelle l’implication capable. Enfin, on sait aussi que dans certains cas, la Justice ne va pas suivre.
Le Guide Social : Vous êtes pensionné depuis un peu plus de deux ans, est-ce que vous restez Victor le policier, pour la population de Boisfort ?
Victor Frérie : Tout à fait, aujourd’hui on me reconnaît encore – et aussi de dos, lorsque je roule à vélo ! Régulièrement, les habitants me posent des questions de police, même quand je suis avec des policiers en fonction à côté de moi.
En outre, je continue à faire la circulation à l’entrée et à la sortie des écoles. Je connais tous les enfants et leurs parents et eux me connaissent aussi. Enfin, je participe toujours activement au bien-être dans le quartier et à la convivialité sur la route, notamment en donnant le brevet cycliste scolaire. Je le fais depuis de nombreuses années et ça me tient fort à cœur ! En faisant cela, j’ai aussi l’espoir que les enfants éduquent leurs parents, aussi bien à vélo qu’en voiture.
Caroline Watillon
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