Enquête - Absentéisme et retour au travail : une réforme qui met le Social / Santé à l’épreuve

Le 1er janvier 2026, la réforme du trajet de réintégration entre en vigueur. Objectif : faciliter le retour au travail après une incapacité de longue durée, grâce à une meilleure coordination entre employeurs, médecins, mutuelles et travailleurs. Dans les secteurs du social et de la santé, où l’absentéisme atteint des sommets et l’épuisement s’installe, cette réforme fait débat. Manque de concertation, crainte d’un retour sous pression, flou autour des obligations… mais aussi volonté d’agir face à l’augmentation des arrêts. À l’approche de son entrée en vigueur, nous sommes allés à la rencontre de celles et ceux qui, demain, devront faire vivre cette réforme au quotidien.
Parmi les sujets brûlants qui concernent tous les acteurs du secteur non-marchand aujourd’hui, la réforme du trajet de réintégration des travailleurs en incapacité de travail n’est pas des moindres. Prévu pour entrer en vigueur au 1er janvier 2026, ce changement proposé par le ministre de l’Emploi David Clarinval impactera directement les professionnels du social et de la santé, eux-mêmes particulièrement exposés aux risques d’épuisement ou de maladies de longue durée.
Comment cette nouvelle approche basée sur la volonté de "responsabiliser les différents acteurs impliqués soit les travailleurs, les employeurs, les médecins et les mutuelles" est-elle perçue par ces mêmes acteurs ? Ce cadre est-il vraiment adapté à la réalité de ces métiers en tension ? Pour répondre à ces questions, le Guide Social est allé questionner celles et ceux directement concerné·es par cette réforme.
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Un secteur déjà sous pression
On le sait, le taux d’absentéisme dépasse la moyenne nationale dans les secteurs de la santé et du social. Selon UNESSA, qui mettait en garde il y a quelques semaines sur les conséquences cette même réforme, ce fameux taux dépassait les 12% dans le secteur hospitalier en 2024, alors que la moyenne nationale se situe autour des 8%.
Dans un secteur où les causes d’absentéisme sont principalement liées au burn-out et à la surcharge de travail, et où le sentiment d’un manque de reconnaissance dans le monde d’après-Covid pèse toujours plus sur les épaules des travailleuses et travailleurs, cette nouvelle réforme les place "entre le marteau et l’enclume", selon Sébastien Robeet, Secrétaire national Non Marchand à la CNE-CSC. Qu’en est-il réellement ?
Ce que prévoit la réforme
Au menu de la réforme, on retrouve notamment :
- Communication facilitée entre le conseiller en prévention-médecin du travail, le médecin traitant et le médecin conseil ;
- Obligation pour l’employeur de maintenir le contact avec les travailleurs en incapacité de travail ;
- Possibilité pour l’employeur d’initier un trajet de réintégration dès le début de l’incapacité de travail et obligation de faire une estimation du potentiel de travail du travailleur après huit semaines ;
- Possibilité de sanctions pour le travailleur.
Toutes ces mesures sont, selon Sébastien Robeet, le fruit d’un dévoiement du sujet par les pouvoirs publics, "sous prétexte de réductions budgétaires. Au départ, c’est un sujet que nous avions évoqué d’un commun accord avec les différentes instances du secteur, et le processus de réintégration volontaire qui en était ressorti révélait d’un bon travail collectif. Mais aujourd’hui, les travailleur·euses se retrouvent pris en étau, d’une part parce qu’on les contraint à un retour au travail, et de l’autre parce que l’employeur n’a aucune obligation de leur proposer l’adaptation nécessaire à ce retour au travail."
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Entre impératifs de continuité de service et accompagnement bienveillant
Dans un secteur où la continuité de service est une nécessité, comment garantir un accompagnement bienveillant non seulement aux travailleurs sous pression, mais aussi de leur part à eux vis-à-vis de leurs bénéficiaires ?
C’est ce que Sébastien Robeet définit comme la "triple peine" des travailleurs de la santé et du social. "Dans le secteur non-marchand, où les troubles musculo-squelettiques et les troubles psycho-sociaux tels que la dépression, l’épuisement, le burn-out sont les principales causes d’arrêt, vient en effet s’ajouter le fait que l’on attend de ces soignant·es et de ces travailleur·euses du milieu psycho-social de gérer l’ensemble des malades eux-mêmes contraint·es de retourner au travail. Dès lors, la relation de confiance – nécessaire pour tout acte soignant – est brisée, et cela renforce plus encore l’aliénation vis-à-vis de la mission à effectuer pour le personnel soignant et accompagnant." Précipitant ainsi ces derniers dans les troubles que Sébastien Robeet cite plus haut.
Pour Anne Habets, facilitatrice, formatrice, consultante en risques psychosociaux et spécialiste de la prévention du burn-out et du retour au travail post-maladie, la nouvelle réforme illustre "une réelle volonté de prendre le taureau par les cornes", dans un contexte où le poids exercé par les absences de longue durée pour raison de maladie a pris des proportions inégalées. "Mais il ne faut pas oublier que cela doit passer par un réel accompagnement tant de l’employeur que du travailleur, et qu’il existe depuis 2014 une obligation légale de prévenir les risques psychosociaux au sein des entreprises (non valable pour les PME). Si burn-out il y a, il y a un travail d’identification à faire, et une conscientisation des CPPT. Cela devrait, a priori, être l’endroit par excellence pour évoquer ce genre de sujets. Mais dans le concret, je constate que c’est rarement fait. Il manque souvent cette capacité de recul, de volonté de travailler ensemble pour identifier, prévenir, prioriser et accompagner les équipes. On met souvent l’accent sur le stress individuel, plutôt que d’évoquer le stress collectif, et cela reporte la responsabilité sur le travailleur."
Comment dès lors sortir de ce cercle vicieux, tant pour les travailleurs que pour les employeurs ?
Des employeurs proactifs pris de court
Au Samusocial, ASBL bruxelloise d’urgence sociale pour personnes sans solution d’hébergement, la réflexion était déjà bien entamée, mais la réforme a forcé les équipes à mettre les bouchées doubles dans un processus qui nécessite temps, dialogue et échanges. Depuis septembre 2024, Adrián González Eztala est ainsi au cœur de ce processus en tant que Responsable Qualité de Vie au travail. Un poste nouvellement créé pour améliorer le bien-être des salariés au sein de l’institution, à la croisée des ressources humaines, de la santé au travail et du développement organisationnel.
"Notre approche se construit autour d’une politique globale de réintégration, un processus qui avait déjà été enclenché avant l’annonce de la réforme et qui s’adapte désormais à celle-ci. Avec comme objectif d’une part de travailler en priorité sur la prévention et la formation pour réduire les chiffres d’absentéisme, et de l’autre de mettre en place des aménagements et des recommandations pour faciliter le retour au travail des travailleurs en maladie de longue durée. Dans ce but, nous avons mis en place un comité de pilotage bien-être qui propose des mesures de prévention, mais nous organisons également des entretiens plus réguliers avec les travailleurs et les responsables pour identifier les aménagements souhaitables. Ceci n’est qu’une partie des nombreuses mesures à venir, qui sont le fruit de plusieurs mois de discussion avec l’ensemble des parties prenantes et dont nous commençons seulement l’implémentation aujourd’hui. Car dans les faits, nous n’avons pas été consultés sur cette réforme, qui a été ressentie comme un couperet. Et de nombreux points restent encore à clarifier par rapport à celle-ci."
Malgré tout, Adrian González Eztala se montre optimiste, grâce au travail effectué et aux échanges préalables qui ont pu aboutir en interne à cette politique de réintégration. "À celles et ceux qui se lancent aujourd’hui dans ce processus, je conseille de s’informer un maximum sur ces sujets et de se faire accompagner. L’objectif étant d’arriver à un point où tout le monde autour de la table est en accord sur les mesures qui vont être mises en place. C’est la condition sine qua non pour que l’implémentation de cette politique fonctionne auprès des équipes."
Sensibiliser, se former, mais surtout se faire accompagner
Si, au Samusocial, cette nouvelle politique globale semble sur la bonne voie, l’association s’est bien faite accompagner pour définir au mieux l’approche de cette problématique d’autant plus complexe dans un secteur où le temps est déjà une denrée rare.
Accompagner des responsables d’ASBL dans cette prévention, c’est l’une des missions d’Anne Habets. Dans le cadre de cet accompagnement à destination des responsables d’ASBL ou des dirigeants d’entreprises, il est pour elle "essentiel de pouvoir identifier les dysfonctionnements d’une association ou d’une entreprise pour pouvoir aider les directions, et envisager le retour au travail comme une vraie opportunité d’amélioration de l’organisation. Lorsqu’on parle du burn-out, il faut garder à l’esprit qu’il y a toujours un triangle de coresponsabilité entre la réalité de la société dans laquelle nous vivons, la réalité individuelle du travailleur et enfin celle de l’employeur. Ce volet de mon accompagnement se construit donc autour de la rédaction d’un plan quinquennal global de prévention qui tienne la route et dépasse la simple formalité administrative."
Elle rajoute : "Comment mieux accompagner les responsables pour prévenir non seulement ces burn out, mais aussi réintégrer plus facilement les travailleurs et proposer des vraies solutions de travail adaptées pour les personnes qui souhaitent revenir au travail. Parce que c’est aussi un défi que les associations doivent pouvoir relever."
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Comment se positionner en tant qu’employeur ?
Face à ces défis, il est impératif, selon toutes les parties interrogées, que l’employeur fasse preuve d’ouverture et d’adaptabilité dans l’approche de cette réintégration. "Trop souvent", précise Sébastien Robeet, "nous avons des retours de membres qui nous disent qu’aucune possibilité ne leur a été proposée par l’employeur, et ce de bonne ou de mauvaise foi. C’est notamment le cas dans certains grands groupes de maisons de repos. Le retour au travail sans adaptation se traduit dès lors dans 70% des cas par un licenciement pour force majeure médicale, ce qui est une voie vers la paupérisation pour la personne qui souhaitait pourtant se réintégrer. Nous plaidons dès lors pour cette contrainte d’adaptabilité aux employeurs, et aussi de manière générale pour une amélioration des conditions de travail pour le secteur."
Du côté des pistes évoquées et en complément d’un accompagnement pour la mise en place de ces politiques de réintégration, Anne Habets évoque la possibilité pour les employeurs de prendre en charge l’accompagnement individuel de réintégration du travailleur en absence de longue durée. "En effet, c’est un geste d’ouverture que l’employeur peut offrir, et cela envoie un très beau message au travailleur de dire ’en tant qu’employeur, j’assume ma part de responsabilité’. Un tel parcours permet à la personne de remettre du sens face à une période de doutes, que ce soit pour prévenir ou sortir du burn-out, avec une approche humaine et bienveillante, ce qui est absolument nécessaire lorsqu’on fait face à des personnes du secteur non-marchand où la charge émotionnelle est très forte."
"Garder des ponts et un contact avec le travailleur, cela facilite grandement le processus de réintégration", confirme, de son côté, Adrián González Eztala. "C’est un des axes prioritaires de notre réflexion, car on constate les effets positifs de ces contacts. Les chiffres de réintégration sont bien meilleurs si on maintient ce lien."
Autant de pistes de formations, de sensibilisation et de prévention pour instaurer – au Samusocial comme ailleurs – une qualité de vie au travail qui à terme permettra tant une meilleure prévention qu’un processus de réintégration plus fluide.
À la recherche du temps perdu ?
"Ce que nous voulons", conclut Sébastien Robeet, "c’est du temps. Du temps pour le Non-Marchand. Ce temps, c’est celui qui nous permettra de redonner de l’attractivité à ces carrières, à ces métiers en pénurie, et qui est nécessaire pour le bon fonctionnement de ce secteur, et le bien-être des personnes qui y travaillent."
Un message que nos autres interlocuteur·ices rejoignent, afin de permettre une réelle perspective d’avenir tant pour les travailleurs que pour les employeurs du secteur, face aux réformes et à cette problématique résolument actuelle.
Kévin Giraud
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