« L’éducateur ne peut pas se permettre d'avoir une vision zapping de son travail »

Une enquête menée auprès de 350 éducateurs et éducatrices met en lumière ce qui poussent les professionnels à rester dans leur métier ou, au contraire, à le quitter. Une tentative de comprendre les raisons derrière le turnover et les pénuries qui frappent cette profession, à un moment où les travailleurs redéfinissent le sens de leur engagement. Le Guide Social fait le point avec Christophe Rémion, éducateur spécialisé et chef du département des éducateurs spécialisés à la Haute-Ecole Leonard de Vinci.
Qu’est-ce qui motive les éducateurs ? Et, surtout, qu’est-ce qui les pousse à quitter le métier ? Ce sont les questions auxquelles Christophe Rémion, éducateur spécialisé, enseignant et chef du département des éducateurs spécialisés à la Haute-Ecole Leonard de Vinci ainsi que Jonathan Collin, docteur en anthropologie, ont voulu répondre.
Dans une carte blanche publiée fin avril sur La Libre, les deux hommes ont présenté les résultats d’une étude menée auprès de 350 éducateurs et éducatrices. Des données que Christophe Rémion a accepté d’analyser avec Le Guide Social.
"86% des répondants considèrent le sens de leur travail comme un élément de motivation très important pour rester dans la profession"
Le Guide Social : Pourquoi avoir mené cette enquête avec Jonathan Collin ?
Christophe Rémion : Plusieurs raisons nous ont motivés à entreprendre cette recherche. D’abord, on observe de plus en plus de turnover dans les équipes. Une partie des éducateurs spécialisés restent également moins longtemps dans la profession.
Aussi, après environ mille visites de stages dans l’exercice de mes fonctions à la H-E Vinci, qui sont déjà une mine d’or pour observer ce qui se fait et se vit sur le terrain, j’ai décidé d’aller plus loin et d’interroger les éducateurs pour comprendre ce qui se passe : pourquoi y a-t-il des pénuries ? Pourquoi y a-t-il des turnovers ? Quels sont les impacts ?
Le Guide Social : Quels sont les principaux enseignements que vous en avez tirés ?
Christophe Rémion : D’abord, 86% des répondants considèrent le sens de leur travail comme un élément de motivation très important pour rester dans la profession. Et, surtout, près de 78% des éducateurs en poste considèrent que le public accompagné est une source de motivation importante. Ça, c’est un élément essentiel.
Le Guide Social : Pourquoi ?
Christophe Rémion : Car cela veut dire que la situation devient difficile quand des éléments interfèrent dans la relation que l’éducateur crée avec les usagers dont il a la charge.
Le lien entre les deux se fait en partie dans des interstices, dans la partie non visible du travail et difficilement quantifiable : dans la camionnette de l’institution à l’occasion d’un trajet, dans la cour de récréation, durant une activité. Ces interactions sont le cœur du métier. Il y a quelque chose qui se crée entre eux : ce que rend le bénéficiaire est tout aussi important que ce que lui donne l’éducateur. Ce dernier va se nourrir de petites réussites au quotidien qui redonnent du sens à son travail.
Le problème étant que l’hypermodernité, les technologies numériques, mais aussi les visions parfois trop managériales au sein des équipes éducatives, ou encore l’alourdissement des tâches administratives, ont tendance à occulter l’essence même du métier dans sa dimension relationnelle et amputent les éducateurs du lien direct avec leurs bénéficiaires.
Aussi, les tâches attribuées aux professionnels et les profils des bénéficiaires se complexifient de plus en plus, et les équipes qui sont déjà en sous-effectif sont désœuvrées. Comment voulez-vous faire un travail éducatif individualisé profond et de qualité, et arriver à des résultats qui permettent de donner du sens à son travail, si vous n’arrivez même plus à profiter du fruit de ce que vous essayez péniblement de mettre en place ?
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"On ne scrolle pas de bénéficiaires comme on scrolle sur les réseaux sociaux"
Le Guide Social : Ce qui peut donc provoquer une perte de sens chez les éducateurs.
Christophe Rémion : Oui. Et parallèlement, comme nous sommes dans une société zapping, dans une société plus individuelle, l’éducateur a peut-être, lui aussi, parfois manqué de valeurs collectives. Toutefois, celui-ci ne peut pas se permettre d’avoir une vision zapping de son travail. On ne scrolle pas de bénéficiaires comme on scrolle sur les réseaux sociaux. Les usagers ont besoin de liens dans la durée.
Le Guide Social : Dans la carte blanche, vous évoquez justement les notions d’engagement qui ont beaucoup évolué.
Christophe Rémion : Dans l’enquête, on a pu observer de nouveaux besoins chez les jeunes travailleurs. Avant, le travail était sans doute plus au centre de la vie de nos parents et grands-parents. Le reste venait se greffer autour.
Aujourd’hui, les choses se sont inversées. Les jeunes ont envie de trouver du sens dans ce qu’ils font, d’être utiles, mais ils veulent aussi développer des choses à côté : une vie de famille, une vie sociale, une vie sportive, etc. Car dans cette société de l’hypermodernité, ce qu’on véhicule sans doute trop, c’est le lien à soi, à son corps, et cela parfois aux dépends des valeurs collectives.
Le Guide Social : Avec quels effets ?
Christophe Rémion : On ne s’engage plus pendant vingt ans dans la même institution, comme on le faisait avant. On est davantage dans cette société zapping, où l’on passe d’une institution à l’autre. Et cela a des incidences considérables dans des secteurs comme les nôtres où les bénéficiaires ont besoin de lien dans la durée.
Aussi, comme on est dans une société où il faut fournir du chiffre, et vite, les jeunes cherchent à se protéger et sont plus exigeants en termes d’horaires, de salaires, etc. Par exemple, aujourd’hui c’est plus difficile de trouver des éducateurs de nuit dans les centres.
"Cela renforce l’idée que tout le monde peut faire l’éducateur..."
Le Guide Social : Vous parliez de turnover et de pénurie dans le métier d’éducateur. Quelles sont les conséquences sur les bénéficiaires et sur les équipes ?
Christophe Rémion : Le turnover constant a un impact très important sur la stabilité des équipes et sur la motivation des travailleurs qui doivent suppléer aux tâches des autres.
Mais, surtout, c’est un drame pour les premiers concernés : les bénéficiaires et les usagers. La grande majorité d’entre eux sont déjà des personnes fragilisées, qui ont des carences affectives, des troubles de l’attachement, un manque de confiance dans l’adulte. Ces personnes ont besoin d’une figure éducative stable et de lien dans la durée. Et ces turnovers provoquent une insécurité chez elles.
Le Guide Social : Et quant aux pénuries ?
Christophe Rémion : Pour compenser l’absence de personnel, il arrive que les directeurs fassent appel à d’autres professionnels qui n’ont pas le titre requis pour exercer le métier d’éducateur. Je comprends cette réalité, car elle peut se justifier dans certains cas.
Mais c’est compliqué, car cela renforce l’idée que tout le monde peut faire l’éducateur. Cela décrédibilise le métier à un moment où l’on travaille pour obtenir plus de reconnaissance.
Sans compter que cela devient dangereux pour les bénéficiaires. Pour être éducateur spécialisé, il faut faire trois ans d’études pendant lesquels on apprend à utiliser des outils pour travailler avec des personnes fragilisées. Cela ne s’improvise pas !
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"Il n’y a pas de secret : il faut réinvestir massivement dans les politiques sociales et l’éducation"
Le Guide Social : Pour résumer, la société a changé, le métier d’éducateur s’est complexifié, la notion d’engagement a évolué. Comment faire face à ces défis ?
Christophe Rémion : Il faut continuer à former les éducateurs en les éveillant aux réalités du terrain, aux nouveaux phénomènes sociaux. L’éducateur d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, le rôle s’est complexifié, administratisé et il faut qu’on soit capable de « sortir »des étudiants qui soient complets. C’est-à-dire, qui soient en mesure de rendre compte de leurs actions, de leurs observations, de travailler en équipe, en réseau, etc.
En parallèle, il faut enrayer ce phénomène de turnover, car l’éducateur doit travailler sur du long terme. La seule façon d’y arriver est de rendre le métier plus attrayant, notamment en améliorant les barèmes, en permettant d’évoluer dans la carrière, en donnant accès à des formations co-construites avec les organismes de formations, en garantissant une meilleure reconnaissance et des conditions qui permettent à l’éducateur d’exercer ses tâches dans un cadre plus stable et bienveillant.
Il n’y a pas de secret : il faut réinvestir massivement dans les politiques sociales et l’éducation. Pourtant, aujourd’hui, Il y a de plus en plus demandes de prise en charge avec de moins en moins de moyens. C’est très inquiétant.
Enfin, dans cette société de repli sur soi, je pense qu’on peut inverser la balance en continuant d’inculquer des valeurs positives, d’ouverture et d’altruisme, aux étudiants qui sont déjà dans une volonté de trouver du sens. En mille visites de stages, j’ai pu observer sur le terrain des pépites éducatives qui nourrissent ma passion à former de nouveaux éducateurs. J’ai aussi envie de valoriser tout cela car je suis impressionné de ce que certaines équipes arrivent à faire !
Le Guide Social : Maintenant que vous avez réalisé cette enquête, que va-t-il se passer ?
Christophe Rémion : Ici, nous avons des données brutes très intéressantes qui nous permettent d’avancer, mais c’est une première phase de l’enquête. Maintenant, l’idée, c’est d’obtenir des financements pour aller plus loin avec les personnes interrogées, et de faire notamment des focus groups et des entretiens semi-directifs. L’objectif est d’aller questionner les réalités pour nous permettre de mieux former les étudiants et d’éveiller le politique sur tous ces aspects.
Nous sommes également attendus mon collègue et moi cet été à Fribourg, au colloque international, « humaniser le travail social » pour y présenter ces premiers résultats.
Propose recueillis par Caroline Bordecq
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