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Exclusion des chômeurs longue durée : les CPAS en alerte, les travailleurs sociaux sous tension

18/04/25
Exclusion des chômeurs longue durée : les CPAS en alerte, les travailleurs sociaux sous tension

Entériné juste avant la chasse aux œufs, le texte du gouvernement Arizona désormais connu comme « l’accord de Pâques » confirme l’exclusion, à partir du 1er janvier 2026, d’au moins 100.000 chômeurs de longue durée – 124.000 selon certaines estimations – dont 55.000 en Wallonie. Les CPAS, qui s’attendent à devoir gérer au moins un tiers de ces exclusions, soit près de 20.000 personnes, avaient déjà exprimé leurs inquiétudes en février par la voix du président de la Fédération des CPAS wallons, Luc Vandormael. Qu’en est-il aujourd’hui, au lendemain de cet accord qualifié d’historique d’une part, de bain de sang social de l’autre ? "Nous n’avons pas les ressources pour assumer cette responsabilité”, martèle Luc Vandormael.

Avec l’entrée en vigueur prévue en 2026 de l’exclusion des chômeurs longue durée, les CPAS seront appelés à prendre le relais pour des dizaines de milliers de personnes privées d’allocation. Une transition d’ampleur, qui soulève des questions fondamentales sur la capacité des services publics locaux à faire face à cette nouvelle charge, tant sur le plan opérationnel que budgétaire. Luc Vandormael, président de la Fédération des CPAS de l’Union des Villes et Communes de Wallonie (UVCW), revient, pour le Guide Social, sur les principaux défis à venir.

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Le Guide Social : Quelles sont vos principales inquiétudes aujourd’hui, au regard de l’accord de Pâques et de cette confirmation de l’horizon 2026 ?

Luc Vandormael : Elles portent principalement sur 3 points :

  1. La capacité de nos services à absorber cette nouvelle charge de travail, alors qu’ils sont déjà à saturation
  2. Les compensations financières qu’obtiendront les CPAS pour faire face à cette nouvelle charge alors que les budgets sont déjà très critiques dans la plupart des endroits
  3. L’appauvrissement substantiel que cela va entraîner pour la plupart des personnes exclues.

"Les travailleurs sociaux vont être encore plus confrontés à des épreuves de professionnalité importantes, qu’elles soient émotionnelles, organisationnelles ou politico-éthiques"

Le Guide Social : Sur les 60.000 personnes potentiellement touchées par ces mesures, vous estimez que plus de 20.000 personnes supplémentaires en Wallonie vont se tourner vers les CPAS : concrètement, avez-vous aujourd’hui les ressources humaines et financières pour y faire face ?

Luc Vandormael : Je répète que nous ne disposons actuellement pas de ces ressources. Le nombre de dossiers a doublé en 15 ans tandis que l’augmentation du personnel n’a été que de 8 %. Une récente enquête auprès de nos membres (les 261 CPAS de Wallonie) a montré qu’il manque déjà près de 800 ETP à l’heure actuelle pour faire le travail correctement.

L’aide exceptionnelle octroyée pour recruter du personnel dans les CPAS les plus impactés suite à la crise COVID se termine fin 2025 et d’autres subventions sont menacées. En conséquence, le défi est impossible à relever sans de nouvelles aides qui soient à hauteur des besoins.

Le Guide Social : Quelles seront les conséquences concrètes pour les travailleurs sociaux sur le terrain ?

Luc Vandormael : Elles sont multiples.

  • Augmentation de la charge de travail liée à l’afflux de nouveaux bénéficiaires du RIS et de nouvelles demandes d’aide sociale, notamment par les cohabitants qui auront perdu tout droit ;
  • Exigence institutionnelle de vérifier scrupuleusement si les conditions d’octroi sont réunies en tenant le délai de 30 jours pour remettre une décision ;
  • Manque de temps pour l’accompagnement alors que les CPAS sont exhortés à mener les gens vers l’emploi ;
  • Confrontation à des publics dont les besoins primaires ne sont pas rencontrés et dont le profil psychosocial est problématique, autant de freins à l’insertion qui devraient être pris en considération ;
  • Renforcement du sentiment d’être « entre le marteau et l’enclume », entre les attentes institutionnelles et le désarroi des ayants droit ;
  • Stress lié à l’obligation de résultats avec, potentiellement, une menace pour leur avenir professionnel alors que le métier est déjà en pénurie et que les situations d’épuisement se multiplient.

Bref, ils vont être encore plus confrontés à des épreuves de professionnalité importantes, qu’elles soient émotionnelles, organisationnelles ou politico-éthiques.

"Cet aspect qualitatif du travail social a de plus en plus de difficultés à se faire une place dans des horaires démentiels"

Le Guide Social : Qu’est-ce que cela implique en termes d’enquêtes sociales, de charge de travail et d’accompagnement ?

Luc Vandormael : Les conditions d’octroi dans le système assistanciel (CPAS) sont beaucoup plus dures que dans le système assurantiel (sécurité sociale). L’allocation y est accordée à condition que la personne prouve qu’elle ne dispose pas des ressources nécessaires et qu’elle ne peut s’en procurer, qu’elle est réellement en état de besoin.

Le recours aux débiteurs alimentaires solvables est également de rigueur. Et, par ailleurs, il faut aussi vérifier la réalité de la résidence ainsi que la composition de ménage. Ce dernier aspect est d’autant plus nécessaire que la règle afférente au statut de cohabitant est très stricte, de sorte que la plupart d’entre eux n’auront pas droit au RIS. Ces différentes exigences sont particulièrement chronophages et intrusives, de sorte que la confiance entre le demandeur et le travailleur social risque de s’étioler dès le premier contact.

L’exigence de disposition au travail, sauf pour raison de santé ou d’équité, nécessite quant à elle la réalisation d’entretiens, avec des instructions qui ne laissent plus guère de choix aux personnes placées devant le devoir d’agir. C’est une autre source de tensions potentielles, lorsque la personne met en avant des fragilités, à tort ou à raison, qui ne sont pas prises en compte par les organes décisionnels.

Ces différentes tâches sont donc obligatoires mais la loi stipule également que le CPAS « assure, en respectant le libre choix de l’intéressé, la guidance psycho-sociale, morale ou éducative nécessaire à la personne aidée pour lui permettre de vaincre elle-même progressivement ses difficultés ». Répétant que « le libre-choix » risque de devenir de plus en plus théorique, il faut par ailleurs bien se rendre compte que cet aspect qualitatif du travail social a de plus en plus de difficultés à se faire une place dans des horaires démentiels.

Le Guide Social : Peut-on dire que ce public est particulièrement vulnérable ? En quoi les CPAS vont-ils avoir plus de difficultés à les réinsérer ?

Luc Vandormael : Une partie du public actuel des CPAS présente déjà des vulnérabilités importantes, cumulant des problèmes d’infra-qualification, d’histoires familiales compliquées, de santé et plus singulièrement de santé mentale et d’assuétudes, de sans-abrisme ou de sans-chez-soirisme, qui sont autant de risques de basculer dans l’exclusion sociale.

Les profils de certains chômeurs concernés par les fins de droit ne sont probablement pas très différents, le FOREM considérant que la moitié d’entre eux sont « éloignés de l’emploi » (pas de CESS). Pour le surplus, certains sont au chômage depuis bien plus de 2 ans (parfois depuis plus de 10 ans). En conséquence, comment le CPAS va-t-il réussir là où le FOREM a échoué ?

Nous avons conclu une convention avec le FOREM pour travailler ensemble à l’objectif de réinsertion, considérant que la force des CPAS résidait dans leur capacité à rencontrer les problèmes sociaux dans leur globalité et que celle des services du FOREM était davantage de soutenir les personnes devenues plus proches de l’emploi. Nous avons toujours fait preuve de détermination en matière d’insertion socioprofessionnelle, avec de belles réussites, mais ce que nous demandons c’est qu’on nous laisse respecter le rythme adéquat pour progresser. Vouloir le out/in immédiatement pour tous et sans nuance est contre-productif et ne fait qu’aggraver le cercle vicieux précarité-santé mentale.

J’ai moi-même la conviction que plus on durcit l’accès au droit, plus on aggrave les problèmes de santé mentale au sein de la population concernée.

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"Le ministre de l’emploi estime qu’au 1er janvier 2028, 328.000 chômeurs auront été exclus"

Le Guide Social : Quels sont les risques à court et moyen terme pour ces personnes exclues du chômage qui ne répondraient pas aux critères du revenu d’intégration ? Vous évoquiez dans votre carte blanche en février un phénomène de désaffiliation/disqualification sociale chronique ?

Luc Vandormael : Nous estimons que 90 % des cohabitants n’ouvriront pas le droit. Parmi les autres, certains risquent aussi de disparaître des radars pour diverses raisons, notamment parce qu’ils ne répondraient aux exigences afférentes à la mission de contrôle des CPAS (par exemple ne pas faire la demande, ne pas se présenter aux rendez-vous, ne pas remettre certaines pièces justificatives, être excédés par les questions intrusives, …). Ces sont différentes causes du non-recours aux droits.

Le cas échéant, ces conduites de non-respect de la norme, de fuite ou de rejet, de désespérance individuelle, risquent de se coupler au découragement institutionnel. Ainsi que l’ont montré des auteurs reconnus comme Castel et Paugam, il s’ensuit souvent un processus de méfiance réciproque, d’abandon du suivi, de déliaison sociale et de basculement dans la marginalité chronique.

Le Guide Social : Vous demandez une compensation financière « juste et structurelle » : avez-vous eu des garanties à ce stade ?

Luc Vandormael : Nous avons finalement appris (via une question parlementaire) que le montant des compensations liées au paiement du RIS augmenteraient graduellement pour atteindre 342,55 millions en 2029 et cela, sans doute, par le biais d’une augmentation du taux de remboursement du RIS (à confirmer).
Ce taux varie actuellement (à quelques exceptions près) entre 55 % et 70 % des coûts en fonction du nombre de bénéficiaires à charge du CPAS, notre revendication étant qu’il soit porté à 95 %. Les chiffres annoncés constituent sans conteste un refinancement appréciable mais dire qu’on y arrivera et que les compensations seront suffisantes serait très téméraire à ce stade, d’autant plus que le ministre de l’emploi estime qu’au 1er janvier 2028, 328.000 chômeurs auront été exclus.

Il faut en outre ajouter les frais relatifs aux renforts en personnel qui sont impératifs (cf. supra) et ceux liés aux locaux et matériel supplémentaires. Comme déjà évoqué, nous estimons que la Région devrait aussi pouvoir contribuer à rencontrer ces différents besoins.

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"Je ne sais comment qualifier une telle affaire (surréaliste ?) mais elle nous désespère"

Le Guide Social : Pourquoi êtes-vous opposés au système de financement par « bonus-malus » ?

Luc Vandormael : L’accord de gouvernement prévoit une responsabilisation accrue des CPAS par l’instauration d’un système de « bonus-malus » en fonction du taux de PIIS conclus et du nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration qui trouvent un emploi « durable ». L’élaboration de PIIS est déjà une réalité pour tout nouveau dossier depuis 2016 (sauf dérogation pour raison de santé ou d’équité) et une subvention additionnelle est octroyée pour chaque PIIS conclu. Pourvu qu’elle reste de mise !

Cet objectif n’est donc pas inatteignable à condition qu’il s’inscrive dans un accompagnement respectueux des différentes parties ; mais le dispositif reste problématique pour certaines personnes en proie à des difficultés complexes (cf. supra). L’évaluation portant sur le nombre de personnes ayant trouvé un emploi durable est nettement plus problématique. D’abord, qu’est-ce qu’un emploi durable ? Le principal outil de remise au travail utilisé avec succès par les CPAS est l’article 60§7 (et dans une moindre mesure l’article 61). La période de remise au travail varie de 1 à 2 ans en fonction de l’âge de la personne. Au terme de cette période, nos statistiques montrent que plus de 70 % des bénéficiaires émargent au chômage (un peu moins de 30 % conservent un emploi).

Avec la nouvelle législation chômage, ces 70 % risquent donc de revenir vers le CPAS après un an ! Je ne sais comment qualifier une telle affaire (surréaliste ?) mais elle nous désespère. Quant aux autres formes de mise à l’emploi, nous avons une obligation de moyens (accompagner l’insertion) mais ne maîtrisons pas les leviers ; en dernière analyse ce sont les employeurs qui décident. Une telle mesure risque de discriminer encore plus les zones les plus défavorisées sur le plan socio-économique et les CPAS où le profil des ayants droit est le plus problématique.

Nous sommes donc fermement opposés à cette obligation de résultats qui nous semble inique et qui traduit un manque de confiance à notre égard, renforçant ainsi les stigmatisations qui laissent accroire que les CPAS maintiennent les gens dans l’assistanat. C’est totalement faux et inacceptable.

Le Guide Social : Qu’attendez-vous des autorités fédérales dans les semaines à venir ?

Luc Vandormael : Nous n’avons ni l’ambition ni l’intention de forcer un changement de cap sur l’essentiel (la limitation des allocations de chômage dans le temps) ; ce sont des orientations frappées du sceau de la démocratie. Néanmoins, nous sommes déçus de ne pas avoir pu participer à la moindre réunion de concertation avant l’annonce de l’officialisation des mesures, d’autant plus la prise d’effet est prévue très rapidement (début 2026). Comment les CPAS vont-ils se mettre en ordre de marche en aussi peu de temps ? Quelles sont les modalités pratiques derrière les lignes directrices ? Nous n’en savons rien et cela inquiète fortement et le terrain et les personnes concernées par ces mesures.

Dès lors, nous espérons vivement mettre nos interrogations sur la table de réunions de concertation le plus vite possible. Certaines sont annoncées pour la fin de ce mois et d’autres seront nécessaires. Nous voulons continuer à nous poser en partenaires des différents gouvernements en les rendant conscients de ce qui va se produire dans les services.

Propos recueillis par Kévin Giraud



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