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L’éducateur spécialisé face à l’enfant soldat : l’accompagnement en musique

16/09/25
L'éducateur spécialisé face à l'enfant soldat : l'accompagnement en musique

En 2022, un rapport annuel de l’ONU estimait que plus de 7600 enfants étaient recrutés et utilisés dans des conflits. Dans son livre « Quand les armes se taisent, la musique parle », Quentin Dabe, éducateur spécialisé en psychopathologie et musicothérapie, raconte l’accompagnement d’un ancien enfant soldat.

Le Guide Social : Quelle a été votre motivation pour écrire cet ouvrage et témoigner de cette rencontre singulière ?

Quentin Dabe : Je suis quotidiennement confronté à la souffrance psychique des personnes et aux cicatrices invisibles qu’ont laissé les traumatismes. Parmi tous ces visages que j’ai croisés, celui de Michel m’a particulièrement marqué. Son histoire est atypique en tant qu’ancien enfant soldat. J’ai voulu raconter son histoire parce qu’elle m’a ému et m’a fait remettre mon travail en question, ainsi que ma personnalité professionnelle, dans le sens où j’ai l’habitude d’entrer en contact avec les personnes que j’accompagne. Or, dans ce cas-ci, je n’y arrivais pas du tout, je faisais face à une psychose avec une méfiance profonde. Dans mon livre, je voulais donc témoigner d’une rencontre singulière et apporter une parole humaniste, pour souligner que ces personnes sont souvent oubliées. De plus, l’histoire de Michel m’a renvoyé à mes propres doutes, de par le fait de ne pas créer du lien, alors que c’est la base de mon travail en tant qu’éducateur.

Le Guide Social : Comment présenteriez-vous Michel et les principaux défis de son accompagnement ?

Quentin Dabe : Je vois tout d’abord un homme proche de la quarantaine, marqué par une histoire de violence extrême, il porte en lui des traumatismes de guerre, il a vu et commis des actes. S’ajoute à cela son moyen de défense -une psychose paranoïde- et une histoire familiale perturbée. Il se trouve dans une forme d’attachement insécurisé, et tout cela façonne son rapport au monde et aux autres. Il m’invitait à naviguer constamment entre plusieurs réalités : à certains moments, il pouvait se retirer en silence, méfiant, alors qu’à d’autres moments, il avait des flambées psychotiques délirantes. Les défis de son accompagnement étaient liés à son incapacité à maintenir un lien stable de par son vécu. Accompagner Michel, c’est donc comprendre toute cette complexité, pourquoi il réagit de telle manière et comment désamorcer tout cela.

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"Là où les mots échouaient, il a pu exprimer ses émotions autrement grâce à la musique"

Le Guide Social : En quoi la musicothérapie et l’approche psychanalytique ont-elles été déterminantes dans son parcours ?

Quentin Dabe : Cela fait 10 ans que j’ai un atelier musique. J’ai voulu reproduire avec les patients le sentiment de bien-être et de complicité que je ressentais en jouant. Pour Michel, la musicothérapie a été une sorte de langage alternatif. Là où les mots échouaient, il a pu exprimer ses émotions autrement grâce à la musique. Il a aussi écrit plusieurs chansons, et dans l’écriture et l’enregistrement de ces chansons, j’ai pu voir comme une sorte de reconstruction. À travers les chansons qu’il voulait me faire écouter, il laissait des petits morceaux de lui, par-ci par-là. Autant de portes ouvertes pour pouvoir travailler avec lui. La musique a donc réussi à contourner ses résistances et à mobiliser sa créativité, à toucher son affect, à créer un déclic, à pouvoir faire confiance aux gens qui l’entourent et à se livrer davantage.

L’approche psychanalytique, quant à elle, m’offre un cadre de compréhension indispensable et qui m’a aidé à décrypter ses délires, ses dissociations, ses défenses. J’avais besoin de ces éclaircissements pour pouvoir le comprendre et m’adapter à ce dont il avait besoin.

Le Guide Social : Que dit ce cas particulier de la résilience, de la reconstruction et du rôle du lien éducatif ?

Quentin Dabe : Ça m’a montré que la résilience est très fragile. J’utilise dans mon livre l’image d’un pont cassé, mal entretenu. Les piliers de ce pont, c’est l’estime de soi, la confiance qu’on fait à l’autre et qui sont parfois fissurées, instables, sans quasiment plus aucun soutien social pour les consolider. Il faut donc reconstruire tout cela, du moins en partie, avant que le pont ne s’effondre complètement et qu’il soit encore plus compliqué de reconstruire quelque chose. Ça m’a aussi permis de me rendre compte que la résilience n’est pas innée en nous, qu’elle dépend aussi des rencontres que l’on fait pour aider à la reconstruction. Boris Cyrulnik parle de "tuteur de résilience" quand les personnes sont capables d’offrir de la patience, de l’empathie et de la reconnaissance à autrui. Ça montre à quel point le rôle d’un soignant est essentiel dans la reconstruction des personnes.

Avec Michel, le lien éducatif a pris une dimension assez particulière, car il ne s’agissait pas seulement de poser un cadre, il fallait aussi veiller à la sécurité et l’accompagner dans la durée, sachant qu’il pouvait parfois ne pas respecter le cadre. Mais même quand les progrès pouvaient paraître invisibles, on a pu se rendre compte avec le temps qu’ils étaient bien présents. On a tenté de construire avec lui un endroit où il pouvait se sentir reconnu en tant que personne, malgré ses défaillances et ses excès, et qu’on pouvait travailler sur son potentiel. Un simple lien peut donc constituer une forme d’humanité chez certains, ce qui lui a permis de ne pas sombrer complètement.

"Derrière la dimension d’animation du métier d’éducateur, il y a tout un travail de compréhension, d’analyse, d’adaptation"

Le Guide Social : Que souhaitez-vous transmettre aux professionnels et au grand public à travers ce récit ?

Quentin Dabe : C’est complexe, car une personne n’est pas l’autre. Avec Michel, la musique a été un moyen efficace. Une porte s’est ouverte dans laquelle je me suis engouffré. Il y a toujours de l’espoir, pas de réelle cause perdue. Des solutions existent, à condition de pouvoir faire preuve de créativité, de s’adapter à l’environnement.

Aux professionnels, j’aimerais rappeler l’importance de pouvoir garder une posture relativement souple, créative et profondément humaine dans l’accompagnement, surtout avec des personnes venant de la psychiatrie. Le lien ne peut pas être réduit à une simple technique, mais doit être authentique. C’est dans la qualité de la présence que se joue la possibilité d’un réel accompagnement. Au grand public, je voudrais partager la conviction qu’il est nécessaire de changer le regard qu’on a sur les personnes psychotiques et traumatisées, que derrière une agressivité, une violence, une étrangeté, il y a toujours une histoire et une forme de souffrance qui se cachent, mais aussi et surtout une possibilité de reconstruction, si on prend le temps de rencontrer l’humain qui se dissimule derrière les symptômes qu’il nous laisse voir.

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Le Guide Social : Vous souhaitez aussi mettre en lumière un aspect souvent méconnu, qui est le rôle de l’éducateur dans la prise en charge.

Quentin Dabe : Derrière la dimension d’animation, il y a aussi tout un travail de compréhension, d’analyse, d’adaptation. L’éducateur tente toujours de comprendre la personne qui est en face de lui, d’entendre ce qu’elle ne dit pas, de lui proposer le meilleur accompagnement possible. Dans le cas de Michel, ce lien éducatif a joué le rôle central. Entrer en communication avec lui a été un vrai déclic qui lui a permis d’avancer et de ne plus être aussi effrayé.

Pour autant, tout le monde ne peut pas s’improviser éducateur. Ce métier exige une formation de base solide, sans quoi on risque plus de blesser que d’accompagner. L’accompagnement ne s’improvise pas, il repose sur des outils, des réflexions, et surtout sur une éthique qui doit être comprise. Mon livre se veut une forme de plaidoyer pour la dignité humaine, pour la reconnaissance de la créativité. Lorsqu’on est sur le terrain, on est obligé de créer, souvent au cas par cas. J’ai utilisé la musique comme levier thérapeutique, mais une multitude de choses existent (théâtre, peinture, dessin…) et j’ai l’intime conviction que, quel que soit le parcours, même le plus brisé, le lien humain reste le premier pas vers la réhumanisation.

Propos recueillis par O.C.



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