Les soins à domicile autrement : les soignants d'« Un Nôtre Soin » au cœur des décisions
Comment réinventer les soins à domicile pour que les soignants retrouvent enfin un sens à leur métier ? "Un Nôtre Soin", une initiative du centre d’aide et soins à domicile (ASD) de Gedinne, apporte une réponse concrète à cette question, en plaçant les travailleurs au cœur de l’organisation ! Basée sur la sociocratie et l’autonomie des équipes, ce projet aspire à offrir un cadre de travail plus épanouissant et à rendre aux professionnels la maîtrise de leur quotidien. Inspiré par des modèles étrangers, "Un Nôtre soin" offre une bouffée d’air dans un secteur à bout de souffle. Rencontre !
« Le nombre d’inscrits en soins infirmiers diminue dans les écoles. Mais, ce qui est encore plus frappant, c’est l’augmentation des abandons en cours de carrière... », lance d’emblée Patricia Beaufays, directrice des soins infirmiers du centre d’aide et soins à domicile (ASD) de Gedinne. Et de prévenir : « Pour redevenir attractif, il ne s’agit pas uniquement de questions financières, comme on pourrait le penser. Non, pour moi, la clé réside vraiment dans le fait de permettre aux infirmières et infirmiers de s’approprier pleinement leur métier et d’y trouver une véritable satisfaction. »
Cette philosophie se retrouve totalement au cœur d’ « Un Nôtre Soin » ! Lancé il y a maintenant cinq années, ce projet a pour essence l’introduction d’une gestion participative qui transforme le quotidien des soignants ! Et cela afin de contrer des maux qui gangrènent les soins à domicile mais aussi plus largement de nombreuses structures du secteur santé : turnover, augmentation de l’absentéisme liée au découragement, difficultés de recrutement, charge de travail croissante et risques accrus de burn-out.
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Des constats alarmants aux solutions innovantes : la genèse du projet
Revenons d’abord à la genèse du projet. Sa naissance est ainsi née de plusieurs constats, comme le rappelle Séverine Vermersch, infirmière responsable à l’ASD de Gedinne : « Depuis 80 ans, le travail dans les soins à domicile en Belgique repose sur les mêmes pratiques, à quelques évolutions près, comme le passage à des supports informatiques. Pourtant, le reste du fonctionnement est resté inchangé, malgré les constats alarmants qui se multiplient : un turnover élevé dans les équipes, l’équilibre complexe vie privée-vie professionnelle, des absences répétées qui compliquent la continuité des soins,... Or, contrairement à d’autres secteurs, où l’absence temporaire d’un employé peut être tolérée, les soins nécessitent une présence constante pour assurer la prise en charge des patients. Ce statu quo est aujourd’hui remis en question : il est temps de repenser en profondeur l’organisation des soins à domicile. »
Second constat observé par la structure : le financement des soins à domicile constitue un problème majeur, notamment en raison du système actuel de rémunération à l’acte imposé par l’INAMI. Bien que l’ASBL ne cherche pas à réaliser de bénéfices, elle doit assurer une rentabilité minimale pour couvrir ses nombreuses charges. « Maintenir cet équilibre devient de plus en plus compliqué, à tel point que la pérennité de l’activité pourrait être menacée si rien ne change », poursuit Séverine Vermersch. « C’est dans ce contexte que le projet "Un Nôtre Soin" a vu le jour, avec l’ambition de repenser le modèle de financement et de garantir la durabilité des soins à domicile. »
Une fois les constats formulés, il a fallu trouver des réponses. L’ASBL a pu profiter d’un appel de la Fondation Roi Baudouin « préparer l’avenir de l’emploi dans les secteurs de laide et des soins à domicile : répondre aux enjeux du recrutement et de la fidélisation du personnel ». Par ailleurs, elle n’a pas hésité à s’intéresser aux initiatives inspirantes lancées par des pays voisins. Deux projets ont ainsi attiré tout particulièrement leur attention : le modèle Buurtzorg, développé aux Pays-Bas, qui repose sur la mise en place d’équipes autonomes d’infirmiers, travaillant sur une zone géographique délimitée ainsi que le projet français « Soignons Humains », qui promeut une vision holistique et en équipe du soin au domicile.
Semi-autonomie et petites équipes : des clés pour le futur des soins à domicile
Afin de mieux comprendre et de s’imprégner de ces modèles innovants, une équipe de l’ASD a participé à un voyage d’immersion de trois jours à Lille (grâce à un projet de la Fondation Roi Baudouin), à la découverte de « Soignons Humains ».
De ce voyage plus que formateur, les professionnels sont revenus avec l’envie de s’attaquer au modèle organisationnel de leur ASBL. « Ce que nous avons observé lors de notre voyage nous a convaincus d’améliorer la collaboration et la participation de l’équipe », pointe Séverine Vermersch. Concrètement, dans le modèle traditionnel, l’organisation repose principalement sur l’infirmière-chef, qui gère les tournées, les plannings et autres aspects organisationnels. À l’inverse, dans le projet Soignons Humains, l’approche est radicalement différente : les équipes fonctionnent de manière totalement autonome, sans hiérarchie classique ni direction. L’ensemble des responsabilités repose sur les membres de l’équipe : gestion des problèmes, planification des nouveaux patients, organisation des tournées, coordination des vacances, congés et horaires. Ce modèle favorise une structure de fonctionnement véritablement horizontale.
« L’équipe de ‘Soignons Humains’ est composée d’un petit groupe d’environ six ou sept personnes, où chaque membre occupe un rôle bien défini. Par exemple, l’une des infirmières joue le rôle d’animatrice de réunion, tandis qu’une autre gère les plannings, les vacances et les congés », détaille la directrice Patricia Beaufays. « Les infirmiers se chargent, à tour de rôle, de rester au centre pour répondre aux appels concernant de nouveaux soins ou demandes, assumant une fonction proche de celle d’un secrétaire. Notons encore un autre membre, désigné comme trésorier, s’occupe de la gestion des finances communes, d’organiser les équipements nécessaires pour les réunions, et d’autres aspects pratiques. »
Après avoir observé ce fonctionnement novateur, l’ASBL a tiré trois conclusions principales. Premièrement, l’importance de travailler en petites équipes, avec une répartition claire des rôles pour une meilleure autonomie et efficacité. « À Gedinne, notre équipe compte une trentaine de membres lorsque tout le monde est présent. Cependant, dans le cadre du projet, nous avons décidé de diviser cette équipe en trois groupes plus restreints. Travailler en petites équipes offre une meilleure fluidité des informations et facilite la prise de décisions », précise Séverine Vermersch.
La deuxième conclusion tirée de leur réflexion ? La nécessité impérieuse de revoir le mode de financement. Enfin, la troisième conclusion a porté sur l’organisation du travail. « Nous avons opté pour un modèle de semi-autonomie, plutôt qu’une autonomie totale comme celle observée chez Soignons Humains. En effet, après 80 ans d’un mode de fonctionnement bien établi, il serait irréaliste de demander aux infirmières de devenir entièrement autonomes du jour au lendemain. D’ailleurs, une autonomie complète pourrait les inciter à se tourner vers le statut d’indépendant, plutôt que de rester dans un service salarié », explique Patricia Beaufays. En effet, la semi-autonomie permet de conserver un cadre structurant et une certaine sécurité pour les équipes, tout en leur offrant une plus grande marge de manœuvre dans leur travail au quotidien.
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De la hiérarchie à l’autonomie : quand chaque voix compte
Le projet « Un Nôtre Soin » a débuté par une formation spécifique : chaque infirmier et infirmière soignant a été initié à la sociocratie. Ce mode de gouvernance favorise une prise de décision collective, impliquant tous les membres de l’équipe. Concrètement, cela signifie que ce n’est plus uniquement l’infirmière responsable qui décide de la manière dont les choses doivent être faites. Lors des réunions, chacun est invité à exprimer son avis, et les décisions finales sont prises en s’appuyant sur l’intelligence collective du groupe.
« La sociocratie repose également sur la prise de décision par consentement, qui diffère du consensus. Il ne s’agit pas que tout le monde soit pleinement d’accord, mais que chacun estime pouvoir vivre avec la décision adoptée. Si une personne est en désaccord, elle doit expliquer ses raisons, argumenter et proposer une alternative. Ce modèle est appliqué pour les décisions importantes », note la directrice.
Julien Dumont, infirmier impliqué dans le projet, renchérit : « Nous avons défini différents rôles en fonction des besoins spécifiques de l’équipe, en veillant d’abord à notre propre bien-être, mais aussi à celui des patients. Certains rôles ont été inspirés de ceux observés chez ’Soignons Humains’, comme celui d’animateur de réunion. Nous avons également initié d’autres rôle tels que des planificateurs horaires, des membres dédiés aux planification des tournées, une personne responsable des relations avec les médecins traitants, une autre chargée de coordonner avec les aides familiales, avec lesquelles nous collaborons étroitement…. Nous organisons une réunion une fois par mois pour chaque petite équipe, ce qui fait qu’il y a trois réunions au total chaque mois. » Et de se réjouir : « Nous avons constaté qu’en travaillant en petites équipes, cela a renforcé les liens entre tous les membres. Certaines choses que nous ne faisions plus, nous les avons réintroduites, et nous avons aussi commencé à faire des activités ensemble en dehors du travail, comme des repas conviviaux. »
Chaque infirmier chef a été formé également à la sociocratie. Une infirmière de terrain a été élue pour participer aux réunions cheffes et permettre un double lien. L’infirmière de terrain fait remonter les informations importantes du terrain et entend également les informations au niveau du cercle chef pour les diffuser sur le terrain. Une référente en sociocratie (coach) a également été élue pour toute la Province de Namur.
« On désamorce des bombes »
Tous ces changements ont-ils redonné à Julien de la motivation et de l’enthousiasme pour son travail ? « Totalement », sourit l’infirmier. Il développe : « Maintenant, nous sommes acteurs du projet et, en plus, on nous demande notre avis. Nous sommes véritablement intégrés dans le processus, dans la société. Ce n’est plus simplement être l’infirmier qui prodigue des soins, mais nous veillons à ce que tout fonctionne bien et nous avons notre mot à dire, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cela, c’est un vrai plus, tant pour nous que pour l’ASBL, car cela réduit les frustrations. Bien sûr, les réunions peuvent parfois être un peu rébarbatives et complexes. Cependant, plus de 90 % du personnel a adhéré au modèle. Lors des réunions sociocratiques, nous suivons un ordre du jour, mais chacun peut y ajouter de nouveaux points en fonction des difficultés rencontrées sur le terrain, des rôles à ajuster, ou des nouveaux patients. Tout est ouvert à la discussion. »
Sa collègue Joelle rajoute : « Lors de nos réunions, nous commençons par un tour de table où chacun exprime son ressenti. Ensuite, nous passons en revue les chiffres du mois, puis nous utilisons un outil appelé ‘la boussole’. Il s’agit d’un questionnaire avec une série de questions auxquelles nous attribuons une note. Selon le score, nous expliquons notre évaluation. Cela permet de mettre en lumière ce qui fonctionne bien, mais aussi ce qui ne va pas. L’idée n’est pas seulement de souligner les aspects négatifs, mais aussi de partager les points positifs. En discutant ensemble, cela permet à chacun d’extérioriser et de se sentir plus léger. En gros, on désamorce des bombes. Franchement, l’introduction de la sociocratie a eu un vrai effet bénéfique sur le bien-être au travail ! »
Et l’équipe dynamique de l’ASD de Gedinne ne compte pas en rester là… Après la modification de l’organisation interne, place à la prochaine étape : prendre en charge autrement le patient avec une vision holistique !
E. Vleminckx
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