Petite enfance : les politiques de la coalition MR-Les Engagés face aux attentes du terrain
Les récentes Déclarations de Politique Communautaire (DPC) et Régionale (DPR) pour la législature 2024-2029 ont suscité de vives réactions de la part des acteurs majeurs du secteur de la petite enfance en Belgique. La FILE, qui représente plus de 750 lieux d’accueil pour enfants, et le syndicat CNE (Centrale Nationale des Employés), défenseur des travailleurs du secteur, ont réagi de manière contrastée à ces annonces. Bien que certaines mesures soient saluées, les deux organisations pointent du doigt des failles importantes qui pourraient compromettre la qualité de l’accueil et les conditions de travail dans le secteur. Nous avons rencontré Cécile Van Honsté, directrice de la FILE et Stéphanie Paermentier, secrétaire nationale à la CNE, afin de recueillir leurs réactions.
Pour la FILE, des réformes attendues, mais insuffisantes
Cécile Van Honsté salue les propositions concernant la réforme des formations pour les puéricultrices, un chantier nécessaire pour répondre aux nouveaux besoins des familles et des enfants. Elle souligne cependant que la pénurie de personnel qualifié reste un obstacle majeur à la réalisation des objectifs du gouvernement. "Nous avons besoin d’une revalorisation des métiers de la petite enfance, tant en termes de rémunération que de formation", insiste-t-elle.
La FILE soutient l’idée de garantir un accès universel à des places de qualité, un objectif clé des Déclaration Politique Communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles (DPC) et Déclaration Politique Régionale wallonne (DPR), qui prétendent viser la réduction des inégalités sociales dès la petite enfance. Toutefois, la représentante de la fédération exprime ses inquiétudes quant à la capacité du gouvernement à transformer ces promesses en réalité.
Des mesures timides et un discours qui inquiète
La simplification des démarches d’inscription et la création d’une liste unique sont des pas dans la bonne direction, mais pour Cécile Van Honsté, ces mesures ne suffisent pas à combler le manque de places et à améliorer la santé globale du secteur.
Enfin, la directrice s’inquiète du discours du gouvernement face aux besoins du secteur. "Les différentes mesures s’intéressent presque uniquement à la dimension économique de l’accueil de l’enfant. Or, l’accueil de l’enfant, c’est trois dimensions : social, économique et éducatif. Nous avons l’impression que ces deux dimensions sont peu prises en compte dans les solutions proposées, qui tendent à considérer les crèches comme un moyen de libérer les parents pour leur permettre de travailler."
Du côté de la CNE, on dénonce une marchandisation du secteur
La CNE, par la voix de Stéphanie Paermentier, adopte une position beaucoup plus critique envers les nouvelles politiques. Dans une déclaration officielle, le syndicat exprime une grande déception face à l’absence de réponses aux revendications des travailleurs du secteur. Pour la CNE, les DPC et DPR font la part belle à une logique économique, au détriment des missions éducatives et sociales que le secteur de la petite enfance doit remplir avant tout.
"Les déclarations politiques n’indiquent pas que le secteur de l’enfance va être dynamisé et faire l’objet d’investissements significatifs. Pire, il s’oriente exclusivement vers l’économique", peut-on ainsi lire dans la déclaration de la CNE.
Le syndicat critique la marchandisation croissante du secteur, notamment via le soutien aux crèches d’entreprise et l’encouragement aux partenariats public-privé. Pour le syndicat, cette logique de libéralisation pourrait dégrader la qualité de l’accueil et les conditions de travail des professionnels, tout en réduisant l’accès aux familles les plus précaires. La CNE dénonce aussi la création de nouvelles places sans véritable plan pour répondre à la pénurie de personnel et maintenir des conditions d’accueil de qualité.
Les inquiétudes communes : qualité de l’accueil et conditions de travail
La FILE et la CNE partagent certaines préoccupations, notamment en ce qui concerne la qualité de l’accueil. Les deux organisations soulignent que le manque de personnel est un problème structurel qui pourrait s’aggraver si les réformes ne sont pas accompagnées de mesures concrètes pour attirer et former de nouveaux professionnels. La FILE appelle à un soutien financier accru pour subventionner les structures d’accueil et améliorer les conditions de travail, s’inquiétant également de l’intention du gouvernement de donner plus de place aux entreprises pour financer l’accueil à la petite enfance.
Cécile Van Honsté pointe : "Tous les pays qui ont laissé trop de place au secteur privé ont sacrifié la qualité de l’accueil. Dans les pays où de grands groupes et investisseurs étrangers sont mis à contribution pour financer l’accueil, ces derniers deviennent tellement puissants et incontournables qu’ils arrivent à faire bouger les réglementations. En communauté française, avec l’ONE, nous avons des réglementations strictes, et à raison, sur la qualité de l’accueil. Il ne faudrait pas que ça change. Par ailleurs, il y a déjà eu par le passé des exemples concrets d’investissements privés qui se sont révélés des échecs en Belgique. Je pense notamment aux crèches Néokids qui, le jour où l’entreprise s’est retirée, ont été des dizaines à faire faillite, notamment à Bruxelles et dans le Brabant Wallon."
Par ailleurs, l’ONE partageait ces mêmes inquiétudes dans un avis rendu en avril 2024, considérant que ces mesures, imaginées sans concertation avec les acteurs du secteur, créent des inégalités en favorisant les crèches non-subventionnées. Des mesures qui vont donc à l’encontre de la réforme MILAC et des principes d’universalité et de mixité sociale.
Des propositions d’encadrement qui pourraient s’avérer insuffisantes et sacrifier la qualité
Le syndicat CNE va plus loin, critiquant la norme d’encadrement proposée de 1,5 ETP pour 7 enfants, depuis longtemps promise mais jugée insuffisante pour garantir un service de qualité. De plus, le recours accru aux stagiaires et aux indépendants pour pallier le manque de personnel est perçu comme une solution temporaire qui risque de détériorer encore les conditions de travail des professionnels en place et qui ne colle pas aux réalités actuelles.
"Les stagiaires semblent avoir une place importante dans les projets, encore faut-il qu’il y ait des élèves dans les écoles, qu’ils ne comptent pas dans la norme d’encadrement et que du temps soit dégagé pour leur encadrement par le personnel de terrain", alerte Stéphanie Paermentier, avant de rajouter : "De plus, de mauvaises solutions seront remises en place , comme les aides financières et en infrastructures pour le déploiement de structures commerciales et des crèches d’entreprise, la réapparition des co-accueils et le recours aux indépendants."
L’impact social des réformes : les milieux d’accueil vont-ils rester accessibles à tous ?
Un autre point de divergence concerne l’impact social des réformes. Les DPC et DPR insistent sur l’importance d’un accueil universel pour lutter contre les inégalités sociales, tout en affirmant leur volonté de faciliter l’accès des familles dont les parents travaillent à des places en crèche. Cependant, le syndicat CNE critique cette approche, contre-productive par rapport à l’objectif annoncé, estimant qu’elle pourrait marginaliser encore davantage les familles en difficulté. La priorisation des parents en emploi ou en formation risque, selon le syndicat, de creuser les écarts sociaux, transformant l’accueil des enfants en un service réservé à une certaine catégorie de la population.
"Il est clair que le secteur, pour le Gouvernement, doit se réformer autour de l’employabilité des parents, ce qui pénalisera les familles en difficultés sociales et économiques. Pour le gouvernement, il s’agira de « caser » un maximum d’enfants dans les structures existantes en ’assouplissant’ des règles telles que la capacité maximale d’accueil ou en pénalisant financièrement la structure qui n’aurait pas un taux d’occupation d’au moins 80%."
Un point de vue partagé par Cécile Van Honsté, pour qui le premier objectif de l’accueil à la petite enfance n’est pas de soulager les parents qui travaillent.
"Dans le contexte de pénurie dans lequel nous nous trouvons, il est compliqué de lutter contre la représentation des crèches en tant que modes de garde pour les parents qui travaillent. Pourtant, il est possible de changer cette logique pour faire du lieu d’accueil une structure à laquelle chaque enfant a accès, qu’importe la situation sociale de ses parents. Tous les enfants devraient pouvoir bénéficier de ces prises en charge, dont le rôle va bien au-delà du fait de libérer le temps des parents en emploi", explique cette dernière.
Cependant, Cécile Van Honsté reconnaît aussi la nécessité de libérer des places en crèche pour les personnes en emploi. "Si un parent ne sait pas reprendre le travail parce qu’il n’a pas trouvé de mode de garde, cela risque aussi de mettre une famille dans la précarité. Il s’agit donc d’un problème très complexe. Souvent, des solutions sont trouvées au niveau des milieux d’accueil, au niveau des communes."
"Face à ce dilemme, il n’y a pas d’autre solution que de créer davantage de places accessibles à tous !"
Pas de "masterplan" et des mesures qui inquiètent
Si les déclarations du nouveau gouvernement suscitent la déception, c’est aussi parce que l’investissement tant attendu par les syndicats et le secteur tout entier n’est, une nouvelle fois, pas au rendez-vous. Dans sa déclaration, la CNE partage ainsi son amertume quant à l’absence d’un "masterplan" permettant le refinancement du secteur, pourtant réclamé depuis longtemps par le front social de l’enfance.
"Les DPC et DPR manquent de précisions surtout en ce qui concerne les budgets qui seront alloués pour maintenir et développer les places d’accueil. Nous pouvons douter de cette ambition, quand on comprend, à travers le chapitre « budget », les risques encourus pour le secteur (et tout le secteur Non Marchand) si le gouvernement concrétise ses objectifs en matière de déficits. Investir dans l’Enfance, ce n’est pas une dépense inutile, mais indispensable !", résume ainsi la CNE dans sa déclaration, après avoir énuméré les différentes revendications du secteur.
Une constatation partagée par Cécile Van Honsté, qui déplore en particulier le manque d’investissement dans la revalorisation des métiers de l’enfance, pour laquelle le gouvernement propose une campagne de communication.
"On est sur une série de mesures qui ont l’air de chercher des solutions, mais qui ont surtout pour but de limiter les dépenses. Et ce ne sera pas suffisant. Nous les partenaires sociaux, nous réclamons depuis longtemps un masterplan qui nécessiterait un réinvestissement massif. Les solutions proposées par le gouvernement, comme le fait de donner de l’argent aux entreprises qui financent les crèches, ou la campagne de communication pour valoriser les métiers de l’enfance, ne nécessitent par les mêmes budgets que les solutions dont nous avons vraiment besoin, comme la revalorisation des barèmes de ces métiers ou encore, des investissements auprès des crèches permettant de les rendre autoportantes. La mise en œuvre de ces solutions ne se fait clairement pas à budget égal. Or il faudrait vraiment un master plan, un refinancement massif. Il n’y a pas de budget nous montrant que ces objectifs sont la priorité de ce gouvernement."
"Plutôt que de donner l’argent aux entreprises pour qu’elles financent des crèches, donnons directement de l’argent aux crèches pour qu’elles soient autoportantes."
Une vision commune pour l’avenir : revaloriser le secteur
Malgré leurs critiques respectives, la FILE et la CNE partagent une vision commune pour l’avenir du secteur de la petite enfance. Elles appellent toutes deux à une revalorisation des métiers et à une amélioration des conditions de travail. Pour Cécile Van Honsté, il est urgent que le gouvernement prenne des mesures concrètes pour rendre le secteur plus attractif aux jeunes générations, tout en soutenant les professionnels expérimentés. De son côté, la CNE appelle à un "masterplan pour l’enfance", qui inclurait des augmentations salariales significatives et une refonte des conditions d’emploi pour garantir des carrières longues et stables aux travailleurs.
Dans ce contexte, des doutes sont également émis par la FILE quant au respect des mesures mises en place par la réforme MILAC.
"On retrouve peu la réforme MILAC dans les mesures. On se demande si elle est encore là. Est-ce qu’on est en train d’ajuster certaines choses du cadre proposé par cette réforme, mais tout en restant dans le cadre ? Ou est-ce qu’on est en train de modifier le cadre parce qu’on est dans un contexte de crise ?", interroge notamment Cécile Van Honsté.
Les doutes d’un secteur en pleine désillusion
Les propositions faites par le Gouvernement à travers cette déclaration de politique communautaire sont loin de faire l’unanimité. La FILE voit dans ces politiques une opportunité d’amélioration, mais insiste sur la nécessité de réformes rapides et d’un financement adéquat. Le syndicat CNE, quant à lui, adopte une position beaucoup plus critique, estimant que les réformes actuelles risquent d’accentuer la marchandisation du secteur, de nuire aux familles les plus vulnérables et de porter atteinte à la qualité d’un accueil qui se veut accessible à tous.
Dans tous les cas, les deux organisations s’accordent sur l’urgence d’une concertation avec les acteurs du terrain pour assurer que les promesses du gouvernement se traduisent en actions concrètes pour l’accueil des enfants en Belgique.
Mathilde Majois
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