La psychologie en tant qu’Art et Science du dialogue

Quelques considérations critiques sur l’état actuel du contexte juridique de la psychologie, de la psychologie clinique et de la psychothérapie en Belgique.
Cet article fait suite à une carte blanche écrite par Francis Martens et publiée dans le Soir du 10 juillet dernier. Le président de l’APPPSY Association Professionnelle des Psychologues Praticiens d’orientation psychanalytique y abordait la façon dont les psychologues, inscrits à la Commission des psychologues, se soucient de leur identité, de leur autonomie et de la spécificité de leur profession. Depuis qu’en 2016, la Ministre De Block annonçait aux psychologues qu’ils font désormais partie « des professions de santé », le risque était évident de se voir réduit à une profession paramédicale.
Notre union professionnelle Uppsy-Bupsy (Union Professionnelle des Psychologues-BeroepsUnie voor Psychologen) est très inquiète de cette possible paramédicalisation et plaide pour une conception de la psychologie comme Art et Science du dialogue, au croisement de l’ « evidence-based practice » et de « practice-based evidence ». Dans une telle conceptualisation de la psychologie, celle-ci doit être considérée comme une discipline totalement autonome, car fonctionnant selon des paradigmes différents aux paradigmes actuellement dominant en Médecine.
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La preuve s’établit dans et par la parole
Quelques mots d’explication. L’evidence-based practice est le modèle dominant en médecine et dans les sciences dites dures. Dans un tel modèle, l’efficacité du traitement est mesurée en faisant usage de méthodes issues du champ des sciences dites exactes, par exemple les imageries médicales, les essais randomisés contrôlés (« Randomised Clinical Trials »), le calcul de tailles d’effets (« Effect-Sizes »), etc. Le modèle de la « practice-based evidence » est un des modèles de prédilection dans les sciences humaines, les sciences dites « molles ». Dans ce modèle, la preuve s’établit dans et par la parole et l’expérience telle que vécue par le sujet. Nous ouvrons une petite parenthèse. L’utilisation des termes « sciences dures » et « sciences molles » pourraient laisser entendre qu’une méthode (la « dure ») serait scientifiquement plus valide que l’autre (la « molle »).
L’épistémologie actuelle des sciences au départ des théories issues de la physique quantique, par exemple le principe d’indécidabilité d’Heisenberg, la centralité du point de vue de l’observateur tel que conceptualisé par Schrödinger, etc. démontrent bien qu’il n’en est rien (voir par exemple Declercq, 2018, pp. 239-242 pour une élaboration plus détaillée de cette thèse). C’est la raison pour laquelle nous plaidons en tant qu’association professionnelle pour un modèle de la psychologie qui se situe au-delà des clivages « evidence-based practice » - « practice-based evidence ». Dans un tel modèle, le fonctionnement (mental) humain se situe au-delà du clivage corps-esprit (Body-Mind) cher à Descartes. La psychologie devient alors une sorte de synthèse entre « evidence-based practice » et « practice-based evidence », une synthèse entre « science dure » et « science molle ». Comme le soulignent Lake et Whittington (2015), la psychologie en tant qu’Art et la psychologie en tant que Science ne sont alors plus des principes opposés.
Art et rigueur
En effet, nous plaidons pour un modèle dans lequel il y a de la place tant pour l’art dans la science psychologique que pour la rigueur de l’examen scientifique dans l’art de la psychologie. Comme l’argument Lake et Whittington (2015), ce n’est qu’ainsi que nous serons en mesure de continuer à développer notre capacité à soigner le plus complexe des attributs humains, l’Esprit (« the Mind ») qui dépasse de loin le fonctionnement purement anatomique des localisations cérébrales. Nous renvoyons le lecteur intéressé aux théories du prix Nobel de médecine Roger Sperry pour une élaboration plus poussée du concept Mind-Brain, conceptualisation qui laisse une place de choix à des théories practice-based. En effet, Roger Sperry et dans son sillage pléthores d’autres neuroscientifiques, place la subjectivité au cœur même de leur théorisation du fonctionnement humain (voir par exemple Cozolino, L. 2014, Declercq 2018, pour une élaboration de cette thèse). Et c’est précisément cette subjectivité qui échappe à toute tentative de modélisation statistique.
Ce sont précisément ces considérations sur l’essence même de la psychologie (une science du « sujet ») qui font que nous nous opposons à ce que la psychologie clinique soit mise dans une autre catégorie que les autres disciplines de la psychologie, à savoir la psychologie du travail, la psychologie de l’éducation et les psychologues-chercheurs. En effet, alors que la Loi du 10/7/2016 intègre le psychologue clinicien (défini par la loi du 4/4/2014) dans les professions de santé réglementées par la loi du 10/5/2015, cette nouvelle législation place les psychologues cliniciens dans une autre catégorie que les autres psychologues.
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Quatre secteurs de la Psychologie
En tant que qu’Union Professionnelle, nous représentons les 4 secteurs de la Psychologie : les psychologues cliniciens, les psychologues du travail, les psychologues de l’éducation et les psychologues chercheurs, enseignants. Ces quatre secteurs sont également représentés au sein de la Commission des Psychologues, un organisme parastatal dont les missions sont de protéger le titre de psychologue, de promouvoir la déontologie de sa pratique et de réglementer les pratiques par des conseils disciplinaires. La Commission des Psychologues est composée de délégués envoyés par les différentes fédérations ou unions professionnelles comme représentants des 4 secteurs précités, et défendent les psychologues et leurs pratiques.
Comme précédemment argumenté, la psychologie est dans son essence une discipline liée au sujet et au relationnel entre un sujet et son environnement au sens large, non seulement au sein d’une famille, mais aussi au travail et à l’école. Une fertilisation croisée entre ces différents secteurs est donc d’une grande importance, par exemple pour contrecarrer la pathologisation des problèmes et pour intégrer les connaissances du domaine clinique dans les autres domaines. Nous pensons à des personnes qui souffrent de problèmes psychologiques, mais qui sont très bien capables de tenir leur place sur le lieu de travail. Nous pensons aux connaissances cliniques sur la dynamique de groupe, importantes pour la thérapie de groupe mais aussi pour tous les autres secteurs où les gens se réunissent en groupe (1). Enfin, la recherche neuroscientifique s’avère de plus en plus être une base pour tous les secteurs de la psychologie. Le modèle dominant en neuroscience consiste à conceptualiser toute souffrance psychique comme étant d’emblée, consubstantiellement, une souffrance du lien entre un sujet et son environnement, une souffrance relationnelle (voir entre autres Cozolino, 2014 et Declercq, 2018, pour une élaboration de cette thèse).
Nous préconisons donc une organisation de la psychologie qui favorise et ne contrecarre pas la mise en commun de ces connaissances et de cette expérience et plaidons pour le maintien de l’organisation de la Commission des Psychologues tel qu’il est actuellement légalement organisé
Confusion imposée et entretenue entre psychologie clinique et psychothérapie
Un autre point d’inquiétude pour notre union professionnelle est la confusion entre psychologie clinique et psychothérapie dans la présente loi sur la psychologie clinique et la psychothérapie. C’est pourquoi nous comprenons bien la colère de nos collègues de L’APPPSY qui par la voix de leur Président Francis Martens font le constat d’une confusion imposée et entretenue entre psychologie clinique et psychothérapie. Nous continuons d’ailleurs d’être surpris que les collègues de la FBP-BFP (la Fédération Belge des Psychologue-Belgische Unie van Psychologen), la troisième fédération au sein de la Commission des Psychologues, voire même nos collègues de la VVKP (Vlaamse Vereniging Klinische Psychologie) semblent parfois donner pour le moins l’impression de contribuer à créer cette confusion en ne tenant que peu ou pas compte de cette distinction pour nous essentielle entre psychologie et psychothérapie dans leurs communications publiques.
Quelques mots d’explication quant au fait qu’il est tout à fait indispensable pour nous de différencier entre psychologie et psychothérapie dans la Loi sur la psychologie et la psychothérapie.
Pour les psychologues (cliniciens ou non) qui travaillent également comme psychothérapeutes, il est inconcevable que leur formation entreprise et poursuivie sur plusieurs années (y compris la supervision et la thérapie didactique) en vue de l’exercice de leur métier de psychothérapeute soient confondues avec un diplôme universitaire pour lequel une seule année de stage clinique suffirait pour exercer la même profession. La recherche universitaire sur la psychothérapie (Fiegl 2017), ainsi que l’avis de la Fédération européenne de psychothérapie, ont constaté qu’un stage ne peut en aucun cas être considéré comme suffisant pour une formation en psychothérapie. Si nous lisons comment la formation en psychologie est définie dans les universités, l’accent est mis sur la compréhension, une "connaissance" du comportement humain (2) et de ses anomalies (3), ce qui se reflète dans le programme d’études, qui consiste en grande partie à acquérir une "connaissance de" et "apprendre à agir ».
La psychothérapie, un métier à part entière
Pour nous, UPPSY/BUPSY, dans la conception que nous défendons de la psychologie et de la psychothérapie comme Art et Science de la rencontre entre sujets (le système « patient-thérapeute », « client-thérapeute », « soignant-soigné ») la psychothérapie est un métier à part entière et non de simples actes techniques spécialisés au même titre que des évaluations ou expertises cliniques.
Comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus et c’est au cœur de toutes théorie sur la souffrance psychique humaine, quelque que soit l’école thérapeutique (psychanalytique, humaniste, systémique, cognitivo-comportementale), la souffrance psychique est, en dernière analyse et dans son essence, une souffrance au sein du lien intersubjectif, c’est à dire un échec dans le processus de reconnaissance mutuelle entre un sujet et son environnement (voir par exemple les théorisations de Winnicott, Harry Stack Sullivan ou Minuchin, théorisations actuellement validées par les neurosciences). Ce qui signifie que l’efficacité thérapeutique se situe précisément dans cette rencontre entre le sujet souffrant et son thérapeute, comme base pour le développement de la psychothérapie et de son processus (4).
C’est pourquoi, selon nous et beaucoup d’autres, la pratique de la psychothérapie présuppose des connaissances qui se situent bien au-delà du programme actuel de formation de psychologue. Il y a le travail personnel du thérapeute et sa formation pour acquérir une attitude de base afin qu’une écoute réfléchie puisse être thérapeutique. Il y a le respect, la bienveillance dans l’accueil de l’autre, la capacité de résonance et d’empathie dans l’écoute, l’authenticité et l’engagement dans la thérapie, la cohérence et l’humilité face au non-savoir car seul le patient connait (consciemment ou inconsciemment) les racines de sa souffrance et de ses conflits intra-ou interpsychiques. De même, le thérapeute doit être capable d’accueillir, de « comprendre » et intégrer la souffrance existentielle qui se situe le plus souvent à la base des difficultés psychologiques rencontrées.
Burn-out du thérapeute
Penser et vivre ce que signifie "être" avec l’autre n’est à ce jour qu’une petite partie de l’enseignement universitaire dans les facultés de psychologie. Mais c’est une partie importante de la plupart des formations en psychothérapie dignes de ce nom. Nous sommes persuadés, et la littérature contient de l’évidence aussi grande que l’Empire State Building en faveur de cette thèse, que réduire la psychothérapie au traitement d’un « symptôme » (comme en médecine dans le cas d’une souffrance somatique, par exemple un infection bactérienne peut être traitée très efficacement avec un antibiotique, un diabète avec un traitement anti-diabétique, etc.) sans prendre en compte l’essence existentielle et relationnelle du symptôme est susceptible de conduire à des rechutes parfois même plus grave que la souffrance initiale chez le patient. Ceci peut aboutir à une discréditation de la psychothérapie par le patient qui se sent et se vit non-compris dans l’essence de sa souffrance. Ceci peut mener au burn-out du thérapeute qui se vit prisonnier du carcan des résultats à tout prix, sans prise de distance possible vis-à-vis de ce qui se joue en séance, sans respect de la temporalité propre à tout processus de rétablissement etc. Enfin, le psychothérapeute doit pouvoir s’inscrire dans un réseau professionnel en respectant le secret professionnel partagé, indispensable dans cette pratique et prévu par la déontologie. Ce qui présuppose un cadre légal spécifique à son métier.
En conclusion : la connaissance scientifique est une bonne base de travail, mais selon nous et beaucoup d’autres, le travail thérapeutique va loin au-delà de ce savoir théorique. Une thérapie personnelle, des supervisions, intervisions etc. sont indispensables pour accueillir la souffrance existentielle, pour découvrir et remettre en question les fondements de ses propres jugements, pour pouvoir supporter qu’ils soient remis en question par un autre et qu’un autre s’appuie sur d’autres fondements. Parler du travail thérapeutique, c’est aussi s’interroger sur sa propre contribution dans le cadre d’un accompagnement à un souffrance parfois extrême (Declercq, 2018). Les connaissances théoriques, certainement importantes dans la formation, ne peuvent donc jamais remplacer les connaissances issues de l’expérience et de la pratique, acquises au cours de la formation personnelle du thérapeute.
Une " connaissance de l’autre " ne peut naître " avec l’autre " que dans une relation de confiance. L’importance de pouvoir reconnaître la souffrance et de respecter la confiance est scientifiquement reconnue dans toutes les formes d’écoute et de soins psychologiques (voir par exemple Van Nyperseer, 1984). Nous ne disons pas que les psychologues qui ne sont pas formés comme psychothérapeutes ne peuvent pas faire preuve d’empathie dans leur profession, ou n’ont pas de sens intuitif de la manière de s’impliquer et de respecter l’autre, bien au contraire mais cela ne suffira pas pour pratiquer la psychothérapie. Dans une formation thérapeutique digne de ce nom et dispensée dans un cadre que nous souhaitons être reconnu par le législateur afin de fermer la porte à toute forme de charlatanerie, la conscience de sa propre attitude et de ses propres présupposés et préjugés, qui est inévitablement présente dans une relation thérapeutique, sera traitée de manière approfondie, afin qu’elle fasse le moins possible obstacle au processus thérapeutique.
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L’éthique de notre profession en péril
La crainte essentielle des psychologues-psychothérapeutes est la perte en qualité d’une pratique professionnelle qui se limiterait aux connaissances universitaires et qui pour l’instant ne s’accompagne que d’une année supplémentaire de stage. De plus, le processus de paramédicalisation de la profession instituée par la nouvelle législation sur la psychologie clinique menace de mettre en péril l’éthique de notre profession en plaçant le psychologue en position dominante par rapport au patient. Nous le constatons dans la demande croissante d’attestations, par exemple sur l’incapacité de travail. Lorsque le psychologue clinicien doit juger le fonctionnement du patient en tant qu’expert, cela va à l’encontre de l’hypothèse de base nécessaire selon laquelle le patient peut compter sur nous pour l’écouter de manière impartiale selon les règles déontologiques fondamentales de notre profession.
En guise de conclusion ; Il est pour nous essentiel :
- de continuer à considérer les différents secteurs de la psychologie comme cohérents au sein d’une même profession et d’un même ordre professionnel de psychologues, en l’occurrence l’actuelle Compsy.
- de mieux articuler la profession de psychologue se définissant du fait juridique, à la fois « hors » et « dans » le champ de la santé ;
- de promouvoir un cadre légal donnant à la psychothérapie une autre dimension que celle d’un « acte technique » paramédicalisé
- d’encourager les étudiants à entreprendre une formation sérieuse à la psychothérapie afin que les patients puissent compter sur des futurs psychologues cliniciens/psychothérapeutes disposant des compétences de « savoir-être » décrites ci-dessus.
Martine Vermeylen
Claudia Ucros
Hilde Descamps
Emmanuel Declercq
Uppsy-Bupsy (Union Professionnelle des Psychologues-BeroepsUnie voor Psychologen)
1 : Ceci est élaboré, entre autres choses, par Remmerswaal (2006) et par Marc et Bonnal (2015), qui s’appuient, entre autres, sur la théorie de Bion pour décrire la dynamique au sein d’un groupe, et déclare explicitement que cela ne s’applique pas seulement aux groupes de thérapie.
2 : https://www.ugent.be/pp/nl/toekomstige-student/infodagen/kiezenvoorpsychologie
3 : https://www.vub.be/opleiding/psychologie#over-de-opleiding
4 : https://abp-bvp.be/evidence-based-therapy-versus-empirically-validated-psychotherapy/
Littérature citée
Cozolino, L. (2014). The Neuroscience of Human Relationships : Attachment and the developing social brain. 2d ed., New York, Norton.
Darchis E. et Vermeylen M. (2020) Clinique du lien dans la famille et le groupe, Paris, L’Harmattan.
Declercq, E. (2018). Clinique de l’humanisation à l’épreuve des traumatismes extrêmes cumulés à l’exil. De la torture déshumanisante à une psychanalyse de la réhumanisation. Louvain-La-Neuve : Presses Universitaires de Louvain.
Fiegl, J. (2017) Empirical study on a direct training in psychotherapy, Austria, Wien, Sigmund Freud Privat University.
Lake, N, Whittington, A. (2015). The art and Science of Psychological practice, in Clinical Psychology, Oxford, Routledge editions.
Marc, E. et Bonnal Chr. (2015) Le groupe thérapeutique, Approche intégrative. Paris, Dunod.
Remmerswaal, J. (2006) Begeleiden van groepen. Houten, Bohn Stafleu van Loghum.
Van Nypelseer J-L. (1984) Les psychothérapies d’aujourd’hui, Belgique, Waterloo, Revue Belge de Psychanalyse n°5.
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