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"Soignants, sur une échelle de 0 à 10, à combien évaluez-vous votre douleur ?"

02/12/19

J’ai décidé de vous parler de santé, du moins de celle que je connais. Bien souvent, je ne me sens pas légitime pour témoigner. Alors je m’insurge en silence. Je bouillonne en privé, partage un article sans le commenter, vais aux manifestations sans pancarte et sans m’égosiller. Moi, je suis infirmière et formatrice, c’est tout. Néanmoins, ce sont ces deux fonctions qui m’amènent à écrire aujourd’hui.

Comme infirmière, j’entends les patients, malmenés. D’un autre côté, j’enseigne à des adultes, entre autres à de futures aides-soignantes. Comme formatrice, je suis témoin d’un futur personnel hospitalier qui est déjà en souffrance. Et puis, je suis fille de parents malades, proche d’amis délaissés par notre système de santé, je suis témoin d’un engrenage infernal et qui m’effraie, et je suis citoyenne de cette société. Chaque jour, j’entends, je lis ou constate des faits poignants et graves liés à la santé. Nombreuses sont les victimes d’un système insensé qui voudrait mélanger deux concepts opposés : rentabilité et bien-être. Ça ne marche pas ! Mon quotidien est jonché de témoignages qui l’illustrent.

Voyons déjà la formation : malgré ma petite expérience variée comme enseignante en secondaire, j’avais décidé de me réorienter vers ce qui m’attirait : les soins infirmiers. Passionnée par la technicité et l’humanité du métier, je me suis retrouvée, dès le 1er jour de stage, à servir de main d’œuvre gratuite à des services débordés. Un « stage », dans mes études précédentes (professeur), rimait avec une réelle phase d’observation, un encadrement pointu, et la bienveillance de la part de ceux qui me considéraient d’avance comme collègue. Pour les infirmiers, c’est tout l’opposé. Je suis bien placée pour comparer, les conditions de stage des infirmiers sont anormales et extrêmement violentes. Mais ce n’est que le début, le reflet des défaillances générales du système de santé. Et c’est partout pareil, dans le privé comme le public. Manque de moyens, de temps, de respect. Salaires bas, course aux soins, quantité de travail monstrueuse, découragement, et manque cruel de personnel… Et cette pénurie, je la comprends. Les diplômés sont là, mais ils ne postulent pas. Ils changent d’orientation. Quand je tombe sur une offre d’emploi, je frissonne rien que d’imaginer la véritable charge de travail qui se cache derrière la description.

 [A lire]  : "Je plains les infirmières qui débutent aujourd’hui leur carrière !"

Nous étions une petite bande d’étudiantes profondément passionnées par la santé. La seule de notre groupe qui persévère à l’hôpital, c’est Rachel*, en chirurgie : « Je ne me plains pas du salaire. La quantité de travail peut varier d’un jour à l’autre, mais la plupart du temps le service est presque plein. Le problème, ce sont les heures supplémentaires et le manque de personnel. Tu peux noter les heures quand tu finis plus tard, mais je ne le note pas toujours, car ce n’est pas neutre : il y a ce sentiment de culpabilité, de te dire, est-ce que c’est de ma faute ? Je suis sûrement trop lente… Ou est-ce qu’il y a vraiment trop de travail ? Le côté administratif nous prend énormément de temps, j’ai l’impression qu’on passe plus de temps sur les ordis qu’avec les patients. La fois où j’ai été rappelée en dernière minute pour combler une absence un jour férié, j’ai touché une prime, d’accord, mais ensuite j’ai voulu récupérer ce jour pour me reposer. J’ai demandé plus d’un mois à l’avance. Mais impossible de trouver quelqu’un pour me remplacer. »

Toujours dans notre groupe, Alice travaille désormais comme infirmière en psychiatrie : « Mes horaires sont complètement irréguliers. Je n’ai jamais de pause digne de ce nom, il y a toujours un patient ou l’autre en crise, à gérer. Si je travaille l’après-midi, je peux être sûre, non seulement de ne pas prendre de pause, mais de finir systématiquement en retard. Le problème, c’est qu’ils refusent de me payer mes heures supplémentaires, c’est une bataille avec la direction, je me sens menée en bateau ! ».

On nous réclame de garantir la fameuse « qualité » des soins et la sécurité, mais c’est tout bonnement impossible dans ces conditions.

La place des aides-soignant.e.s

Les étudiantes aides-soignantes (majoritairement des femmes) sont également malmenées, dès les stages. Souvent issues de l’immigration, elles subissent l’inacceptable, à commencer par le racisme, au sein même des équipes ou de la part des patients. Après une expérience en maison de repos, leurs idéaux s’effondrent, elles vivent la pénibilité du métier, et voient la maltraitance que subissent nos aînés. Nombreuses sont décidées à ne plus y remettre les pieds, et préfèrent miser sur l’hôpital... Puis, elles découvrent la réalité du monde hospitalier. Ultra-hiérarchisé, elles auront bien du mal à y trouver leur place. Je voudrais mettre en avant leur voix, parce qu’elles sont sous-représentées, isolées dans les services hospitaliers, et systématiquement dévalorisées.

Elisabeth est aide-soignante à 3/4 temps en chirurgie : « En CDD (seul type de contrat qu’on propose ici) je gagne aux alentours de 1150 € net. Le plus dur, c’est la charge de travail. On sent que l’équipe infirmière a du mal : dès qu’il y a une aide-soignante, c’est sûr que toutes les toilettes du couloir seront pour elle. Comme si par défaut j’allais réussir à tout faire, à laver tous les patients, les préparer pour les interventions. C’est très lourd. On est censé être trois dans ce service, mais personne n’a pu signer un contrat à temps plein. Quand on est à deux, la matinée se passe bien, on se partage les chambres. Mais en réalité, je suis seule presque tout le temps. L’hôpital n’engage pas, ne remplace pas mes collègues malades. C’est de pire en pire. En dehors de la charge de travail, c’est compliqué de collaborer avec les infirmiers : on est clairement souvent mal considérées, parce que notre travail est vu comme basique. Les infirmières sont débordées, elles ne considèrent plus l’ordre des choses, ne communiquent plus avec nous. Un pansement qui devait être fait après la toilette est déjà fait quand j’arrive dans la chambre, et personne ne me prévient. Le fait que les infirmiers soient en sous-effectif a un impact direct sur la qualité de notre travail. »

A l’heure de la pénurie aggravée de soignants, Kim n’a pas pu poursuivre ses études d’infirmière à cause d’un rapport de stage pas assez poussé selon son école… Elle travaille depuis comme aide-soignante en psychiatrie. Elle vient d’enchaîner 7 jours de travail non-stop. Il lui est arrivé de cumuler 20 jours, sans repos. « Ils jouent sur les primes, car si on vient travailler, on nous propose de l’argent en plus, en net… donc, on dépanne. Tu récupères tes heures beaucoup plus tard, mais ça ne comble pas la fatigue sur le moment même. Le métier d’aide-soignante, dans mon service ça va. Mais dans un autre service où je suis allée, ils me considéraient comme un bouche-trou. S’il manque une aide-logistique, l’aide-soignante fera le travail. En hôpital, tu es juste dénigrée. Tu es vue comme le « ramasse-caca ». On te donne une place, juste au-dessus des personnes qui nettoient. Tu as l’impression que les gens qui ont été maltraités maltraitent les autres par la suite. Parfois, les plus jeunes sont pires que les anciens. C’est un cercle sans fin. »

 [A lire]  : Sophie, aide-soignante : "Nous sommes des bonnes à tout faire !"

Travailleurs et travailleuses de l’ombre

Pour finir, parlons des agents d’entretien hospitalier. Encore plus bas sur l’échelle de la considération, de notre place « noble ou non » selon la société, ces personnes sont davantage victimes des bas salaires et de contrats précaires : CDD de 4 mois, horaires difficiles, aucune reconnaissance. Pourtant, si le personnel d’entretien cessait ses activités, les conséquences seraient sans précédent : poubelles remplies de protections et de pansements souillés, bloc opératoire qui resterait ensanglanté, bactéries s’accumulant, contaminant les patients déjà affaiblis. Oui, les professionnels de nettoyage sont indispensables au bon fonctionnement de l’hôpital. On méprise leur travail et leur statut, et c’est inadmissible. La privatisation, devenue la règle dans ce secteur, ne permet pas d’alléger les choses, puisqu’ils sont mis en concurrence. Ce mépris que portent les individus les uns sur les autres, en fonction de leur métier, de leur niveau d’étude, m’est devenu insupportable.

Les professions exposées ici (le métier d’infirmier, celui d’aide-soignant et celui d’agent d’entretien hospitalier) n’ont pas les mêmes revendications mais leurs problèmes sont pourtant liés. Certains pointent l’écart salarial, d’autres la reconnaissance, et tout simplement les conditions de travail. Il est devenu indispensable de nous rassembler, de nous organiser. Nous avons besoin de soutien, entre autre de la part des médecins, bien silencieux par rapport à ce qui fait aussi leur quotidien.

Quand la santé va, tout va

Travailler dans la santé, aujourd’hui, c’est culpabiliser d’être malade et d’être à bout, avoir peur de laisser tomber ses collègues et les patients. C’est supporter la pénibilité, par conscience professionnelle, jusqu’à l’épuisement. Ce sont des professions où l’on se plaint très peu par rapport à ce qu’on endure. Si vous nous entendez à présent, autant vous dire que la peine est grande ! La santé, c’est aussi de la consommation insensée, des montagnes de plastique inutile, de l’usage unique, de la nourriture de mauvaise qualité là où justement elle devrait être meilleure. C’est participer à un monde hyper-hiérarchisé, où règne une condescendance notoire pour les personnes qui n’atteignent pas votre classe sociale, confondant complémentarité et supériorité. La santé en général est mise à mal, de la maternité à la maison de repos, et nous allons le payer cher.

Pour conclure, je m’interroge sur les fonds débloqués pour les Blouses blanches. Soixante-sept millions d’euros, sacrée somme. Mais je ne crois pas que ce soit réglé, loin de là. Car si l’espoir de nouveaux engagements représente un potentiel soulagement pour les équipes, à partir de quand les changements seront-ils effectifs ? Est-ce qu’il n’est pas déjà trop tard ? Quels types de contrats seront proposés aux travailleurs ? Au final, ne faudrait-il pas accompagner cette mesure généreuse d’une réflexion approfondie sur tout notre système de santé ?

Camille Lambert, membre de la santé en lutte

*Tous les prénoms sont d’emprunt.



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