« Je renonce, c’est trop compliqué » : le cri d’alerte des travailleurs sociaux des CPAS

Dans cette carte blanche, Marc Chambeau, pour le Comité de vigilance en Travail social, relaie le malaise grandissant des assistants sociaux pris au piège de logiques managériales. Sommés de respecter des procédures qui contredisent leur mission, beaucoup voient leur métier vidé de son sens, jusqu’à devenir impuissants face au non-respect des droits fondamentaux.
Le rôle du Comité de vigilance en Travail social, ça peut aussi être de porter la parole de travailleurs sociaux ou de travailleuses sociales qui ne peuvent risquer de prendre la parole eux-mêmes, elles-mêmes quand il y a à dénoncer. C’est aussi chercher à comprendre pourquoi un service public insécurise autant un professionnel ou une professionnelle qui voudrait poser ce regard critique sur son fonctionnement, l’obligeant à passer par un tiers pour médiatiser cette vision interpellante. C’est aussi l’utilité d’une telle carte blanche.
Être assistant social (AS) dans un Cpas bruxellois, ce n’est pas nécessairement simple. Et pas seulement à Anderlecht. C’est, en effet, après le reportage de la VRT, sa rediffusion par la RTBF et le foin fait par quelques politiques zélés concernant les problèmes soulevés au Cpas d’Anderlecht que des travailleurs sociaux ont contacté le CVTS afin de chercher comment mieux expliquer d’autres problèmes sans doute plus inquiétants encore, au regard des missions de cet organisme. Toute personne a droit à l’aide sociale et la mission fondamentale d’un Cpas est d’assurer cette aide sociale, de telle façon qu’elle permette à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine. Chaque jour, les Cpas s’éloignent de ces missions essentielles. Chaque jour, des personnes qui sont dans les conditions pour obtenir des aides sociales, ne les obtiennent pas.
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Un système défaillant
Ces personnes qui ont droit à l’aide sociale ne l’obtiennent pas, parce que le système est défaillant. Il est défaillant parce que le temps disponible, 30 jours, pour mettre un dossier en ordre afin d’obtenir le revenu d’intégration sociale (RIS) n’est, bien souvent, pas suffisant. Il est défaillant parce que le SPP intégration qui doit rembourser aux Cpas les RIS octroyés, a décidé de refuser ce remboursement à certains Cpas pour les dossiers dont le délai de 30 jours a été dépassé. Cette décision entraîne des conséquences pour le CPAS qui se voit amputé de moyens financiers qu’il a pourtant octroyé en lien avec ses missions.
Il a des conséquences sur les finances communales appelées en renfort pour pallier ce non-remboursement. Et évidemment, il y a des conséquences pour les bénéficiaires de ces RIS. En effet, tous les demandeurs, en fonction du degré de leurs difficultés, ne sont pas égaux face à ce délai fixé. Puisque ce délai prime dans la décision, les éventuels obstacles à la mise en ordre du dossier ne sont pas pris en compte. Un seul document manquant, même suite à un oubli, amène, dans cette logique purement administrative, un refus aux conséquences parfois importantes.
Une procédure digne des 12 travaux d’Astérix
Expliquer concrètement permettra sans doute de mieux comprendre.
Une personne se présente à la permanence du Cpas. Cela dépend des Cpas, mais certains proposent le minimum de deux permanences par semaine tel que prévu par la loi. Toutes les premières demandes doivent être gérées à partir de cette permanence. Et tant pis si le nombre de tickets disponibles pour profiter des services lors de la permanence à laquelle le bénéficiaire se présente est trop court et qu’il n’y en a plus à son arrivée. Tant pis également si la file est longue. Tant pis encore si elle est trop longue et que la permanence se termine avant que cette personne n’ait eu accès à l’assistant social en permanence. Elle reviendra une prochaine fois. Rappelons que si certaines personnes sont en relative bonne santé dans la file, d’autres vivent la précarité, parfois depuis de longues années et que toutes les études indiquent que ces années de précarité peuvent entraîner des conséquences importantes sur la santé et l’état physique. Patienter longuement dans une file est, pour beaucoup de ces personnes, particulièrement exigeant.
Cette personne arrive enfin à l’assistant social de permanence. Elle introduit alors sa demande, reçoit un accusé de réception et une liste de documents à fournir. Elle dispose d’un délai (souvent court et limité) pour compléter son dossier. Notons que parmi ces documents, si certains sont simples à obtenir et donc à remettre, d’autres nécessitent des démarches, parfois des prises de rendez-vous. Régulièrement, certains potentiels bénéficiaires sont confrontés à de véritables difficultés pour recueillir ces documents (la barrière de la langue, la barrière numérique). Parfois parce que d’autres administrations ne mettent pas toute la bonne volonté nécessaire, parfois, parce que les démarches sont très (trop) complexes et qu’ils n’arrivent pas à faire correctement la demande. Notons également que les AS, pourtant dans le même Cpas, ne demandent pas tous et toutes les mêmes documents et que certains AS attendent des pièces qui ne sont pourtant pas nécessaires à l’octroi de certaines aides.
L’assistant social et bien souvent les services administratifs des Cpas rentrent alors dans un jeu de procédures séquencées, relativement courtes avant de revenir vers le bénéficiaire en le sommant de compléter son dossier si ce dernier n’est pas en ordre.
Visite obligatoire à domicile
Quand une décision administrative conclut que le dossier est complet et donc en ordre, l’assistant social qui a reçu la personne planifie et organise une visite à domicile. Cette visite est obligatoire dans le cadre de l’instruction du Revenu d’intégration sociale (RIS). Le Cpas n’a pas d’obligation de prévenir les demandeurs d’aide du passage d’un AS qui peut donc arriver « par surprise » et tenter plusieurs passages au domicile. Si après plusieurs passages considérés comme non-concluants (la personne n’étant pas présente à son domicile), l’AS peut proposer un refus d’octroi pour manque de collaboration ( ! ).
Si le dossier est considéré comme « pas en ordre », parce que la personne n’a plus donné de nouvelles ou parce que l’un ou l’autre élément est manquant, l’AS reçoit ledit dossier dans lequel il est indiqué qu’il y a refus de collaboration. Refus de collaboration alors que, peut-être la personne se démène depuis plusieurs jours pour obtenir les documents nécessaires. C’est pour le moins une expression radicale.
Pièces manquantes et non-collaboration
Parfois, l’AS confirme les pièces manquantes et dès lors la non-collaboration qu’il signifie à la personne demandeuse. D’autres fois, l’AS va tenter de mobiliser cette personne pour qu’elle finisse par compléter le dossier, avec le risque évident que le délai de 30 jours soit alors dépassé. Initier cette démarche de mobilisation, c’est faire courir un risque juridique et financier au Cpas, puisque le SPP intégration pourrait sanctionner l’institution d’un non-remboursement. La hiérarchie en Cpas étant de plus en plus essentiellement managériale et le CPAS devant administrativement prendre une décision dans le mois qui suit la demande, Il va sans dire que ce qui est institutionnellement attendu de l’AS, c’est qu’il déclare ce refus de collaboration. Plutôt que de poursuivre des démarches davantage sociales (les démarches sociales, c’est pour l’AS, faire le métier auquel il a été formé) afin de finaliser le dossier.
Puisque le Cpas constate le refus de collaboration, la demande devient caduque. Si la personne souhaite obtenir son droit, par exemple à un RIS, elle doit réentamer les démarches. Et donc faire la file à la permanence, rencontrer un autre AS, recevoir un accusé de réception et partir à la recherche des documents manquants, voire également d’autres documents puisque l’AS de la permanence aura, cette fois, d’autres attentes que celles de l’AS précédent.
Si la personne est en difficulté de compléter son dossier et qu’elle essaie de contacter l’AS qu’elle a rencontré à la permanence, c’est le plus souvent impossible téléphoniquement et très difficile d’avoir une réponse par mail.
Une logique de plus en plus purement managériale
À ce jour, si un dossier est correctement complété, la hiérarchie au sein des Cpas ne fait pas de problème. Le dossier suit son cours et la proposition d’octroi d’aide faite par l’AS est généralement acceptée. Si un dossier est plus complexe, le Cpas est tenu d’appliquer la loi et doit donc prendre une décision dans les 30 jours. Il est attendu par le management des Cpas que les assistants sociaux appliquent la loi stricto sensu. Un dossier qui n’est pas complet après 30 jours et pour lequel la non-collaboration a été confirmée est aussi un dossier considéré en ordre et il est estimé que l’AS a correctement accompli le mandat qui lui est conféré, ce qui est paradoxal à la mission fondamentale des AS.
La loi et le management exigent donc le respect du délai des 30 jours sans quoi la non-collaboration sera considérée réelle et donc actée. Mais le métier de l’AS c’est aussi et d’abord, comprendre la complexité d’une situation, prendre le temps nécessaire avec les personnes en demande d’aide pour aboutir à la meilleure réponse à cette demande, et donc, méthodologiquement, s’ajuster aux personnes, y compris à leur rythme. L’objectif fondamental de la pratique de l’AS reste la promotion des droits de la personne et à la suite, la lutte contre le non-recours au droit.
Avec ce mode de fonctionnement d’abord administratif, on s’éloigne de plus en plus des missions habituellement conférées aux AS : l’accueil, l’écoute, l’accompagnement, la guidance, l’accessibilité aux droits. On s’éloigne également de plus en plus des missions du Cpas lui-même : l’octroi d’aides légitimes à des personnes qui vivent des difficultés pour leur permettre d’accéder à la dignité.
On s’en éloigne, et ça ne semble pas être passager. La volonté paraît aller de plus en plus dans cette direction. Nous avons déjà parlé des managers des Cpas qui aujourd’hui indiquent les directions à prendre, faisant fi, le plus souvent des missions d’abord sociales de l’institution au profit d’une gestion d’abord financière. Il faut savoir également qu’alors que la loi indique qu’au sein des Cpas ce sont des AS qui sont chargés d’assurer le travail de contact avec les personnes et le suivi des dossiers, ces organismes engagent aujourd’hui ce qu’elles appellent, par exemple, des gestionnaires de dossiers, dont on assurait dans un premier temps qu’ils n’auraient pas de contacts avec le public, une assurance désormais bien dépassée. Par ailleurs, ce qui semble être la fin des nominations, sans que ça ne se dise vraiment, empêche une parole libre et critique des professionnels vis-à-vis de leurs institutions, notamment sur les dysfonctionnements liés au non-respect des missions.
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Le non-recours aux droits
Ce qu’il y a de plus grave et même de dramatique, c’est que face à cette dimension tellement managériale et procédurale, de plus en plus d’ayants-droits renoncent à leurs droits. « Je renonce, c’est trop compliqué ». Le Cpas est un organisme chargé d’ouvrir des droits à des personnes qui sont habituellement en difficulté de les obtenir. De plus en plus, on se rend compte qu’il met en place une série d’éléments qui sont en réalité des barrières empêchant de manière larvée cet accès aux droits. Ce côté dramatique est renforcé, parce que le message envoyé aux AS est bien de rester dans cette ligne procédurale, de ne pas en sortir et donc de ne pas soutenir les gens dans l’accessibilité à ces droits qui pourtant leur reviennent et qu’une institution telle que le Cpas devrait également soutenir.
Souvent les Cpas et certains de leurs travailleurs indiquent que les personnes qui viennent faire une demande d’aide ne respectent pas leurs devoirs. C’est osé de la part de ces Cpas quand on constate qu’eux-mêmes ne répondent pas à leurs missions fondamentales.
Alors, qu’on gratte au Cpas d’Anderlecht pour constater certains dysfonctionnements, c’est peut-être utile. Les dysfonctionnements quant à l’octroi d’aides, quant aux accompagnements des personnes en difficultés, quant au respect des droits des personnes et quant à la garantie d’accès à ces droits sont bien plus sérieux, sont bien plus fondamentaux et sont assez facilement visibles. Il suffit d’ouvrir un peu les yeux et les oreilles.
Marc Chambeau (Cardijn-HELHa), membre du bureau du CVTS et plume de travailleurs sociaux qui ne peuvent dire eux-mêmes.
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