Collectif Ce qui nous arrive : « Être force de propositions, plutôt que d’attendre des instructions »
Le collectif Ce qui nous arrive réunit plusieurs personnes et organisations de différents secteurs de la santé, du social ou encore de la culture. Le but : penser et agir de manière très concrète, sur les territoires, pour faire face aux bouleversements qui transforment nos modes de vie. Pour en savoir plus, Le Guide Social s’est entretenu avec Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux.
Au lendemain de la crise sanitaire du Covid, plusieurs personnes, fédérations, collectifs ou encore ASBL se sont réuni.e.s autour du projet Ce qui nous arrive. Leur objectif : préparer et se préparer aux tournants en cours ou à venir dans notre société. Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux, a présenté le projet au Guide Social.
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"Les acteurs du Non-Marchand ont subi de plein fouet les conséquences de cette crise"
Le Guide Social : Comment est née la campagne « Ce qui nous arrive » ?
Céline Nieuwenhuys : C’est un projet qui est né après la crise sanitaire, à partir de plusieurs constats.
Le premier étant que les acteurs du Non-Marchand ont subi de plein fouet les conséquences de cette crise, particulièrement pour les publics précarisés, et qu’il aurait été intéressant d’avoir des mécanismes de coordination. En effet, nous avons dû changer nos pratiques et nos modes d’intervention, et si certains acteurs ont eu une forte capacité d’adaptation, d’autres ont été figés.
Deuxièmement, de manière générale, il y a une tendance à attendre que le monde politique nous donne des instructions. Cela a été le cas surtout pendant la crise sanitaire. Or, force est de constater que le monde politique n’a pas cette capacité-là. D’abord parce qu’il ne connaît pas nos enjeux de terrain de manière aussi fine que nous. Et puis, parce qu’il y a une forme d’ingouvernabilité : les différents ministres ou niveaux de pouvoir se renvoient la balle tout le temps, personne n’a jamais l’impression d’avoir la capacité de décider pleinement. Aussi, il est bien possible que le terrain puisse être davantage une force de propositions après s’être accordé.
Le dernier constat étant que nous vivons dans un monde où les crises se succèdent et cela ne va pas s’arrêter. Ce ne sont d’ailleurs plus des crises, mais de véritables tournants, des bouleversements pour nos modes de vie. Plutôt que de penser que tout va revenir à la normale, comment peut-on apprendre à préparer et se préparer ? Et comment s’organise-t-on entre nous ?
Le Guide Social : Qu’est-ce qui est né de ces réflexions ?
Céline Nieuwenhuys : Début 2022, nous [la Fédération des Services sociaux] avons contacté plusieurs associations - la Fédération des maisons médicales, Lire et Ecrire, l’ASBL Le Grain, le Forum et d’autres - pour leur partager nos constats et le projet.
En septembre 2022, nous avons organisé deux journées de travail, aux Halles de Schaerbeek, auxquelles nous avons invité les secteurs du social, de la santé, de la culture, de l’éducation permanente, de l’éducation populaire, les écoles sociales, le monde de l’enseignement, et d’autres. Nous étions environ 400 personnes. Nous avons alors senti que l’appel répondait à un vrai besoin et que les constats étaient partagés par d’autres.
"La numérisation et l’éloignement des institutions publiques avec les citoyens touchent tous les secteurs"
Le Guide Social : Quels étaient les objectifs de ces journées ?
Céline Nieuwenhuys : La première étape était de fixer des repères communs et voir comment construire des dynamiques de résistance ou d’action pour y répondre. Ainsi, être force de propositions, plutôt que d’attendre des instructions.
Pour nous aider, nous avons invité des penseurs et académiques qui réfléchissent déjà au monde de demain, que nous estimons être le monde d’aujourd’hui. Nous avons invité Fatima Ouassak sur l’écologie populaire, Mathilde Szuba sur la question du rationnement, Thomas Coutrot sur la question du sens au travail, ou encore Olivier Hamant sur la question de la robustesse, et le sens au travail, et comment le fait d’essayer d’être performant détricote les associations et commence à créer de la pénurie.
La dernière demi-journée, nous avons demandé aux participants de s’accorder sur les priorités pour les années à venir, par rapport à ce qui avait été discuté. L’idée de Ce qui nous arrive n’étant pas de créer des mémorandums et des revendications, comme le font déjà de nombreuses coalitions, mais d’organiser des actions communes. Toutefois, après ces deux journées cela nous a semblé trop être tôt, donc nous avons commencé par sélectionner les thématiques prioritaires.
Le Guide Social : Lesquelles ?
Céline Nieuwenhuys : La première était le statut cohabitant. Le PAC et le MOC avaient déjà pour projet de faire une grande campagne sur ce sujet.
Un autre gros sujet était celui de la question des guichets physiques. La numérisation et l’éloignement des institutions publiques avec les citoyens touchent tous les secteurs, donc nous avons décidé de se renforcer les uns les autres pour une grande campagne commune. A ce moment-là, il y avait une actualité bruxelloise avec le ministère Clerfayt qui préparait une ordonnance pour accélérer la numérisation du service public. Nous nous sommes rassemblés autour de Lire et Ecrire, et on y a joint toute une série d’associations, dont La ligue des droits humains ou encore We Are Nature , qui revendiquaient la même chose à partir de points de vue différents.
"Permettre aux travailleurs de sortir de leur travail quotidien pour être force de proposition"
Le Guide Social : Quelles actions avez-vous menées ?
Céline Nieuwenhuys : Nous avons attaqué par différents biais. En faisant exister la question dans les médias. Par exemple, il y avait une grande troupe présente à l’entrée du Parlement à chaque fois que le texte y était discuté.
En faisant exister la question dans les universités : il y a eu des articles de fonds rédigés par les universitaires les plus spécialisés sur cette question du lien entre numérique et démocratie. Nous avons aussi attaqué le sujet à l’aide de juristes et nous avons rencontré le gouvernant bruxellois à plusieurs reprises.
Résultat : le texte a été solidement modifié. Et d’ailleurs, c’est assez impressionnant de voir que, pendant la dernière campagne, tous les partis ont évoqué dans leur programme cette question des guichets physiques. D’autres aspects sont ressortis de ces premières journées de travail...
Le Guide Social : L’une des recommandations étaient de dégager du temps pour pouvoir réfléchir à des propositions.
Céline Nieuwenhuys : Et ainsi réfléchir à comment permettre à tous les travailleurs de sortir de leur travail quotidien pour être force de proposition.
Ecologie populaire et sens du travail
Le Guide Social : Avez-vous continué à vous concerter après ces deux journées ?
Céline Nieuwenhuys : En 2023, nous avons organisé une grande conférence autour du numérique à laquelle nous avons invité le cabinet Clerfayt qui portait l’ordonnance numérique. Le but était de pousser les gens et les décideurs à s’inspirer de nos nouveaux repères.
Puis, nous en avons organisé une autre sur l’écologie populaire, dans un squat à Ixelles. Nous avons travaillé avec le collectif des Madre et Front de Mères Belgique.
Chaque fois, nous allons chercher de nouveaux partenaires en fonction du sujet. L’idée étant d’aller chercher des projets utiles pour les gens, qui ne sont pas encore dépendants de subsides et donc des attentes de l’Etat, et de les renforcer. Nous vivons dans un monde en pleine crise démocratique mais dès que les citoyens ont des bonnes idées, visant des questions sociales et environnementales, elles sont empêchées plutôt que encouragées, donc nous essayons de les soutenir.
Ensuite, nous avons travaillé avec la Smart et avec SawB autour du sens du travail, en y intégrant la question de l’économie sociale.
Et à chacune de ces conférences il y avait au moins 200 personnes.
En octobre 2023, nous avons organisé une rencontre dans le cadre du Festival Outre-Mondes à Charleroi, avec le but de renforcer les liens entre le social et les acteurs du climat. Ces derniers réalisent des actions très puissantes, qui donnent des résultats très nets, mais sont moins en contact avec les territoires, contrairement aux acteurs du social.
Le Guide Social : Lors de cette journée de travail, plusieurs éléments sont ressortis.
Céline Nieuwenhuys : Le fait de rapprocher le social et l’environnement avec ce qu’on appelle la complicité socio-climatique, comme c’est le cas pour Front de Mères et We Are Nature qui collaborent pour réaffecter une ancienne piste d’athlétisme à Anderlecht. Mais aussi de réaliser des actions de disproportion, c’est-à-dire d’agir en nombre sur des situations très petites, comme autour de l’hôtel du Peuple à Anderlues, un refuge pour les personnes sans chez soi et qui est menacé d’expulsion.
Enfin, il y a eu en 2024 une conférence sur la défense sociale face à l’extrême-droite à Anderlecht et la toute dernière au Festival Outre-Mondes à Charleroi, avec une séance de travail entre les acteurs de l’enseignement et du social et la présence de Samah Karaki.
"Les associations passent plus de temps à devoir justifier ce qu’elles font, qu’à pouvoir agir"
Le Guide Social : L’objectif de ces rencontres est de faire émerger des actions concrètes ?
Céline Nieuwenhuys : Exactement. Parce qu’on pense que même si c’est très utile d’écrire des articles, il faut un équilibre entre faire des mémorandums, faire des manifestations et être sur le terrain. Aujourd’hui, on constate qu’il y a de moins en moins de monde pour les actions concrètes et de plus en plus pour dénoncer les choses sur papier.
Toutefois, on remarque souvent qu’aucune décision n’est prise lors des conférences mais ce sont des mois après que les gens reviennent nous voir avec un projet. Il y a un peu de marge entre le moment où on plante les graines et où les fleurs poussent.
Par exemple, en 2023 à Charleroi, nous avons évoqué la question du temps et nous avons mesuré le fait que les associations passent plus de temps à devoir justifier ce qu’elles font, qu’à pouvoir agir. Et nous sommes maintenant en train de réfléchir à une action intersectorielle à mener en 2025.
Le Guide Social : Pouvez-vous nous en dire plus ?
Céline Nieuwenhuys : On peut imaginer faire une proposition sur le type de redevabilité qui serait pertinent pour nous. De quoi faut-il rendre compte, à qui et comment ? C’est une question sérieuse parce que le new public management s’est immiscé aussi dans nos pratiques et dans celles de l’administration.
Le Guide Social : Qu’est-ce qui vous attend pour la suite ?
Céline Nieuwenhuys : Comme nous ne sommes pas financés, et que cela nous prend beaucoup de temps, nous essayons de nous réorganiser pour pas s’épuiser. Car il nous faut aussi assumer les choses décidées ou engagées. Nous continuons à suivre et soutenir le projet de l’Hôtel du Peuple à Anderlues. Il est exemplaire dans le sens où il montre comment des citoyen.ne.s peuvent s’unir autour des besoins de leur territoire et construire des réponses que les structures institutionnelles mettent beaucoup de temps à construire (sans parler de la dépendance aux subsides). Nous sommes également attentifs et réactifs (avec d’autres collectifs, des citoyens, des académiques) face aux nombreuses menaces qui pèsent sur ce type de projet.
On continue également à suivre de près le combat de Front de Mères et We Are Nature autour du terrain à Anderlecht. Ce terrain est fermé depuis 20 ans, dans un quartier avec une densité de population et beaucoup d’enfants qui n’ont pas d’espaces pour faire du sport, où les inégalités sociales et environnementales sont visibles et liées. Nous nous battons avec les contraintes administratives afin d’obtenir l’ouverture de ce parc au public.
Dans le même temps, nous continuons d’épauler les associations et les collectifs sur la question du numérique. Et nous allons probablement nous pencher sur la surcharge administrative dans les secteurs de la relation et du soin.
Propos recueillis par Caroline Bordecq
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