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L’impact du numérique sur le travail social : « J’observe une déconnexion graduelle de l’humain »

15/05/23
L'impact du numérique sur le travail social : « J'observe une déconnexion graduelle de l'humain »

Alors que l’omniprésence du numérique mène à des combats comme celui contre l’ordonnance du tout numérique du ministre Bernard Clerfayt, le chef du département des Éducateurs spécialisés en activités socio-sportives de la Haute-Ecole Vinci, Christophe Rémion, met en garde vis-à-vis du « décalage entre les valeurs individualistes de la société et les valeurs relationnelles » qui fondent les métiers de l’accompagnement social.

Éducateur spécialisé de formation, Christophe Rémion a travaillé une dizaine d’année dans le secteur de l’aide à la jeunesse et plus précisément, dans des projets de sport-aventure, de ruptures et de reconnexions pour des mineur.e.s en grande difficulté. Depuis dix ans, il enseigne à la Haute-Ecole Vinci dans le but d’ancrer et de transmettre les réalités de terrain aux futur.es professionnel.les.

Récemment, celui qui est depuis deux ans chef de département a fait part de son inquiétude quant au risque de perte en compétences socio-émotionnelles des nouveaux.elles étudiant.e.s et de la manière d’aborder les outils numériques au sein de leur formation. Il craint que les missions des futur.es éducateur.rices n’empruntent davantage la voie de l’assistanat et non plus de l’accompagnement des bénéficiaires, qu’il considère être le cœur battant du métier de travailleur.se social.e.

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"Les jeunes éducateurs évoluent dans une société en mutation numérique et sont confrontés à de nouvelles problématiques"

Le Guide Social : Dans votre article de la Libre du 23 janvier dernier, vous évoquez votre crainte quant à une « déconnexion possible des professionnels de la relation d’accompagnement et/ou du soin dans le cadre des interactions en face-à-face avec leurs bénéficiaires. » Quels éléments vous ont mené à cette réflexion ?

Christophe Remion : Dans ma pratique professionnelle, je réalise énormément de visites de stage me donnant accès à un capital d’informations et de diagnostics sociaux très intéressants. A l’occasion des dix ans de la rencontre annuelle avec nos maîtres de stages, nous avons invité dans notre Haute-École, 150 professionnel.les de différents secteurs, impliqué.es dans l’accompagnement des stages, afin de réfléchir aux mutations et attentes du métier.

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Dans le cadre de ces rencontres, j’ai eu l’occasion d’échanger avec une éducatrice d’un SRG (Service Résidentiel Général) qui travaille auprès de mineurs en grande difficulté. Elle venait d’engager un éducateur qui rencontrait des réelles difficultés vis-à-vis du contact à établir avec les jeunes. Il ne savait tout simplement pas comment entrer en relation avec ces jeunes. Cette anecdote m’a ouvert les yeux sur le fait que les jeunes éducateurs qui sortent de formation aujourd’hui sont les premiers de l’après Covid confrontés potentiellement à une plus forte déconnexion. De plus, ils évoluent dans une société en mutation numérique et sont donc confrontés à de nouvelles problématiques.

Le Guide Social : Quelles sont les problématiques que vous identifiez ?

Christophe Rémion : Une déconnexion petit à petit de l’humain, de l’attention à l’autre. Cette numérisation de la société perturbe notre rapport à l’humain et modifie nos pratiques mais aussi nos rites relationnels. Je suis inquiet de l’éloignement du lien à l’autre et de la fragilisation des relations sociales qu’il est en train de s’opérer. Je suis d’autant plus inquiet que c’est justement ce lien, cette relation, l’attention et l’écoute de l’autre qui constituent le socle et le cœur des métiers qui interviennent dans le secteur des sciences humaines et sociales. L’observation et le décodage des signaux exprimés par les usagers, souvent, en grande souffrances, sont indispensables à l’action des travailleur.ses sociaux.ales.

Je pense sincèrement que si nous ne prêtons pas attention à cela aujourd’hui, il y a un risque de perte de savoir-faire essentiels à la rencontre et à l’accompagnement. Ce métier de première ligne est par définition au premier plan pour observer les dégâts du numérique sur les plus fragiles. Les éducateurs que je rencontre me font part d’un isolement extrême de certains jeunes qui ne trouvent plus de satisfaction dans les interactions sociales, des jeunes qui expriment que les amis virtuels leurs suffisent car ils trouvent sur les réseaux sociaux un statut inexistant pour eux dans la société. Ces comportements font référence à la nomophobie, l’addiction aux écrans qui produit un stress, une angoisse quand on s’en éloigne.

On observe également depuis de nombreuses années dans le milieu scolaire, en secondaire surtout, que les éducateurs doivent faire face à des situations très complexes de violences invisibles (cyberharcèlement, cybersexualité, …) et des cas qui sont de véritables bombes à retardement vu le manque criant d’éducateurs dans les écoles primaires pour diagnostiquer plus tôt ces situations. Aujourd’hui, les éducateurs doivent accompagner les « malades du numérique » mais aussi les largués du numérique.

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"C’est avant tout avec l’usager que l’éducateur doit pouvoir se connecter et non pas avec des écrans"

Le Guide Social : Et vous considérez que ce n’est pas le rôle des éducateur.rices ?

Christophe Rémion : Nous ne formons pas des éducateurs certifiés en accompagnement numérique mais des spécialistes de l’accompagnement humain, capables d’entrer en relation avec l’autre. Les outiller, je suis d’accord, bien sûr mais jusqu’où ? Et dans quel but ? Nous sommes embarqués dans une stratégie décidée bien au-dessus de nous, au niveau européen, qui présente la numérisation comme LA voie de la modernité. Cependant, depuis une dizaine d’années, on observe l’explosion de projets de reconnexion à soi, à la terre, des programmes de re-sociabilisation pour des personnes déconnectées du vivant. Cela prouve qu’il existe un gap énorme entre la voie que nous empruntons et les réalités, les besoins et les aspirations des gens.

Le Guide Social : Votre réflexion, à travers le prisme de l’aide à la jeunesse, rejoint celle des nombreuses associations qui demandent le maintien systématique des guichets en réponse à l’ordonnance du tout numérique du ministre Bernard Clerfayt.

Christophe Rémion : Il est essentiel de toujours proposer des solutions humaines et de proximité. Il faut former des futurs professionnels critiques, responsables et capables d’accompagner cette transition numérique mais n’oublions pas que c’est avant tout avec l’usager que l’éducateur doit pouvoir se connecter et non pas avec des écrans. En cela, les travailleurs sociaux et leurs formateurs mettent au point un travail d’équilibriste afin de garder les valeurs qui fondent les métiers de l’humain dans une société qui renforce les valeurs individuelles. Nous n’avons pas à combler un gap créé par le numérique, ou tout du moins nous devons délimiter notre champ d’action pour ne pas résumer notre accompagnement à de l’aide administrative au risque de creuser davantage la fracture que crée le numérique au sein de la population, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. L’objectif de l’éducateur est de rendre les jeunes autonomes par rapport à cela et non pas de les assister.

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"Certains étudiants arrivent déjà abîmés par l’individualisme prôné par notre société"

Le Guide Social : Vous mettez donc en garde vis-à-vis d’une possible contamination de l’individualisme généralisé aux métiers de l’accompagnement et du soutien social ?

Christophe Rémion : Je mets un point d’attention au décalage entre les valeurs individualistes de la société et les valeurs relationnelles de ces métiers. Le public qui s’inscrit dans nos formations est en recherche de sens, de liens et d’humain. Malheureusement, je constate que certains étudiants arrivent déjà abîmés par l’individualisme prôné par notre société. Je crains une perte de la qualité première de l’éducateur qui est d’abord d’entrer en relation, de décoder et d’observer des réalités humaines des usagers qui leur sont confiés.

Attention, le tableau n’est pas tout noir pour autant, les jeunes de nos formations sont à la recherche de contacts et de liens avec le vivant. Pour exemple, nous avons mis en place depuis quatre ans une option « nature » au parcours de formation et c’est celle qui rencontre le plus de succès. Cependant, je crains que la manière d’aborder la présence du numérique au quotidien prenne le chemin de l’assistanat si nous ne portons pas une réflexion dessus. Il faut continuer à former les étudiants aux outils numériques et à leurs dérives afin de permettre un accompagnement critique et analytique des publics.

Mais d’autres réalités qui émanent du terrain, comme la question écologique, sont également essentielles. Il est primordial que cette question ait sa place dans les formations car les futurs professionnels vont être confrontés à des questions de la part du public et devront être capable de développer des projets autour de cette thématique. Il faut davantage encourager la co-construction avec les acteurs et réalités de terrain, à la définition de projets bottom-up et non pas se faire happer par l’omniprésence du numérique qui détourne sans cesse le travail social de ses missions premières.

Propos recueillis par A.Teyssandier



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