Le travail social, entre pression et dépression
Le documentaire "Au suivant ! Le travail social sous haute tension", dresse un état des lieux inquiétant. Classé "fonction en pénurie" dans les trois régions du royaume, le métier d’assistant social doit aussi faire face à une bureaucratisation étouffante, qui entraîne inévitablement une nouvelle pratique : le travail social clandestin. Rencontre et analyse avec le réalisateur Pierre Schonbrodt.
Les chiffres sont éloquents : en CPAS, 66 % des travailleurs sociaux estiment faire face à une charge de travail trop élevée, 82 % s’estiment démotivés, 74 % s’inquiètent de la bureaucratisation de leur métier. Selon la même enquête réalisée par le Centre de Recherche en Inclusion Sociale (CeRIS) de l’Université de Mons auprès de 135 CPAS, il manque 281 assistants sociaux, 68 éducateurs, 27 psychologues, 106 employés administratifs, 30 comptables. Au total, une pénurie de 792 équivalents temps plein !
Réalisé pour le Centre d’action laïque (CAL) en collaboration avec le Comité de Vigilance en Travail Social (CVTS), le film suit le parcours sur le terrain de plusieurs travailleurs sociaux et recueille leurs témoignages sur l’évolution de leur métier. Toutes et tous soulignent la même réalité, parfaitement résumée par Catherine Bosquet, Présidente du CVTS : "De plus en plus souvent, pour accomplir un travail social de qualité, il faut sortir du cadre, ne pas appliquer la loi et la façon dont on nous demande parfois de travailler dans les institutions. Le travailleur doit accomplir un certain nombre de choses hors cadre, mais c’est parfois dangereux pour lui dans certains cas de le pratiquer de manière ouverte et revendiquée."
Un constat confirmé par Naïm, travailleur social dans le secteur jeunesse : "Dans certaines situations, il n’est pas possible de dire le vrai, car ce serait préjudiciable pour les populations. On mettrait à mal les droits fondamentaux des personnes qu’on essaie d’aider. Il y a un écart entre ce que se raconte la société et ce qu’elle est réellement. Pour diminuer cet écart, il s’agit parfois de s’arranger avec la théorie."
"La pratique du travail social a été bouleversée par la digitalisation des procédures"
Le Guide Social : Comment s’est développée l’idée de ce nouveau documentaire ?
Pierre Schonbrodt : Mon film précédent, "Tout va s’arranger... (ou pas)", en 2022, traitait de la détresse des adolescents et des jeunes adultes après deux ans de pandémie. Les constats venant du terrain n’ont fait qu’empirer pendant les six mois de tournage de ce film. J’ai observé une mutation de l’inquiétude : au début, des professionnels du secteur jeunesse se plaignaient de la saturation du secteur, tandis qu’à la fin du tournage, ils se plaignaient d’une surcharge de travail accompagnée d’une crise de sens. Actuellement, j’ai le sentiment -et les chiffres parlent dans ce sens- que la situation a tendance à empirer relativement vite. Au moment du Covid et du confinement, la pratique du travail social a été considérablement bouleversée par la digitalisation des procédures sociales. Sauf qu’on pensait à l’époque que ces mesures étaient provisoires, alors qu’elles sont devenues définitives.
Le Guide Social : La digitalisation, censée faciliter les choses, s’avère donc contre-productive ici ?
Pierre Schonbrodt : Dans le cadre du travail social, elle les complique et les rend parfois même impossibles : certaines personnes perdent leurs droits ou ne les activent pas, de par leur accès limité, mal maîtrisé ou inexistant aux outils digitaux.
"Plus personne ne s’y retrouve dans cette bureaucratisation excessive"
Le Guide Social : Le sujet délicat du travail social clandestin a-t-il compliqué votre prise de contact avec les travailleurs sociaux ?
Pierre Schonbrodt : C’est le fruit d’un gros travail de collaboration avec le CVTS qui s’est penché sur la question de la multiplication des pratiques de travail social clandestin. Comme nous partagions les mêmes inquiétudes et les mêmes constats, nous avons œuvré à un recueil de témoignages. Sans eux, je n’aurais jamais pu convaincre autant de travailleurs sociaux de témoigner devant ma caméra. Or, chaque intervenant s’est montré disposé à témoigner à visage découvert. Néanmoins, après avoir recueilli leurs témoignages, il nous a paru plus prudent de cacher certains visages, tant ce qu’ils révélaient paraissait si délicat que cela risquait de se retourner contre eux.
Le Guide Social : Une des principales revendications du secteur associatif avant les dernières élections était la simplification administrative. Il est frappant d’entendre une de vos interlocutrices, responsable de l’antenne sociale d’un CPAS, n’être même plus en mesure de préciser l’origine de cette surcharge administrative.
Pierre Schonbrodt : Plus personne ne s’y retrouve dans cette bureaucratisation excessive et on en devient tellement blasé qu’on finit par oublier de se poser la question essentielle : d’où vient cette surcharge ? Et surtout singulièrement dans un CPAS, où on court d’un dossier à l’autre, cette surcharge empêche les gens de penser et de prendre conscience que c’est un cercle vicieux catastrophique pour la pratique du travail social. C’est symptomatique d’une situation qui arrange bien plus l’État que les travailleurs. Est-ce à dessein ? Je laisse le soin aux spécialistes de se positionner, mais certains organismes pensent que c’est le cas.
"Le problème, c’est que le PIIS est toujours conditionné à un résultat"
Le Guide Social : Parallèlement, le Projet individualisé d’intégration sociale (PIIS), qui reprend un plan d’action ayant pour objectif final l’autonomie de la personne, ne paraît pas davantage adapté aux réalités de terrain ?
Pierre Schonbrodt : Tel qu’il est pensé, comme un système d’activation et non d’accompagnement, le PIIS est une catastrophe. En soi, dans le cadre d’un parcours d’intégration, je constate qu’un accompagnement social des bénéficiaires a permis à des personnes étrangères d’apprendre la langue et -de manière générale- à des gens de se former et de s’insérer sur le marché de l’emploi.
Le problème, c’est que le PIIS est toujours conditionné à un résultat : c’est une obligation et si les bénéficiaires ne respectent pas les différentes phases prévues par le parcours, ils se voient sanctionnés, ce qui est un non-sens quand on parle de politique sociale. Or, cela ressemble de plus en plus à de la police sociale, où il faut montrer patte blanche et rentrer dans les clous vis-à-vis de son contrôleur social pour faire valoir un droit.
C’est une évolution fort dommageable dans une démocratie moderne comme la nôtre. Mais je crains, et je suis même certain, que nous ne retournerons plus en arrière, à moins d’entrer en résistance. D’autant plus que les nouvelles alliances gouvernementales de centre-droit semblent unanimes pour développer des politiques sociales très contraignantes, à commencer par la future réforme du chômage telle qu’elle est défendue par le MR et Les Engagés.
Le Guide Social : Vous ne croyez donc guère à une évolution positive, y compris en matière de simplification administrative, pourtant promise dans son programme par un parti comme Les Engagés ?
Pierre Schonbrodt : Si une simplification se produit, je pense qu’elle restera très ciblée et ne règlera pas le problème principal sur le terrain. Je ne crois pas qu’il y ait une volonté politique pour, par exemple, automatiser les droits sociaux, alors que, aujourd’hui, on dispose d’une base de données informatiques bien suffisante pour pouvoir s’engager dans cette voie et éviter de devoir convoquer des gens pour la énième fois pour un document qui manque afin de compléter un dossier de RIS ou d’allocation de chômage. Or, rien qu’en consultant la Banque Carrefour, l’État est déjà quasiment en possession de toutes les informations nécessaires.
Dans cette optique, je constate une certaine hypocrisie dans toutes les belles intentions affichées, un décalage entre des déclarations médiatiques très humaines et la réalité du terrain. Alors que l’objectif devrait être d’œuvrer à un état social actif, certes, mais qui garantit à tous les Belges une vie digne et conforme aux prescrits internationaux.
Propos recueillis par O.C.
Projections de Au suivant ! Le travail social sous haute tension
- 02.10.2024 (19h30) : Librairie Tram.e (71 av. Van Volxem, 1090 Forest).
- 07.10.2024 (18h30) : Théâtre de Poche (1A Chemin du Gymanse, 1000 Bruxelles), suivie d’un débat avec des candidats aux élections communales (Événement gratuit, inscription obligatoire via shop.utick.net ).
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