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Prise en charge des femmes SDF : êtes-vous sensible à la dimension de genre ?

12/10/23
Prise en charge des femmes SDF : êtes-vous sensible à la dimension de genre ?

Septembre signe la rentrée universitaire, mais aussi la remise des derniers diplômes de l’année en cours. A cette occasion, une étudiante en sciences de l’éducation à finalité spécialisée en action sociale de l’UMONS a rendu un mémoire de fin d’études qui a reçu la note exceptionnelle de 19/20, en raison de son sujet peu étudié en Belgique aujourd’hui, ainsi que de sa méthodologie originale. Intitulé “Prisme de genre et femmes sans-abris : des violences spécifiques au travers de récits de vie”, il s’intéresse à l’expérience spécifique des femmes sans-abris en Belgique. Prise en charge des structures d’accueil, stratégies d’adaptation pour faire face aux violences, vécu personnel difficile…

"L’expérience des femmes sans-abris est marquée par un vécu différent de celui des hommes, alors que leur prise en charge demeure similaire."

Rencontre avec Florence Veen, auteure du mémoire et professionnelle active dans l’action sociale auprès des personnes sans logement depuis 6 ans.

Le résultat d’un parcours académique, mais aussi d’une expérience professionnelle de terrain

Florence Veen : J’avais 5 années d’expérience de terrain dans le domaine du sans-abrisme lorsque j’ai entamé ce travail. Mon expérience universitaire a donc été traversée par cette expérience. Préalablement à mon mémoire, j’avais déjà mené plusieurs études académiques sur ce sujet grâce à ma spécialisation en action sociale. Ces études portaient sur des aspects plus globaux tels que ’L’errance dans sa dimension affective et sexuelle’ et ’La personne sans-abri à l’épreuve de la pandémie’, mais elles ne prenaient pas en compte la dimension genrée.

J’avais également été interpellée par la présence moins visible des femmes sans-abris dans les structures d’aide, me demandant quelles en étaient les raisons profondes.

"Plus globalement, je m’interrogeais également sur le vécu des femmes : est-il différent de celui des hommes ?"

Ces observations m’ont amenée à considérer l’importance d’explorer l’expérience des femmes sans-abris en Belgique, en tenant compte de la dimension de genre.

Par genre, j’entends ce que la société définit comme ce qui est "féminin" et "masculin" : une construction sociale et non un facteur biologique. Cette approche met en lumière les rôles, les attentes et les normes de genre qui contribuent aux disparités pouvant exister, notamment, dans la trajectoire des femmes sans-abris. En considérant le genre comme un prisme d’analyse, j’ai pu entrevoir comment ces constructions sociales influencent les inégalités entre les sexes. C’est ainsi que s’est concrétisé mon engagement à réaliser ce mémoire de fin d’études.

Le récit de vie, au cœur d’une enquête exploratoire de près d’un an

Florence Veen : Pour mon enquête, j’ai décidé de recourir à la méthode de l’enquête exploratoire. Cette dernière est une méthode de recherche qui m’a permis d’explorer une réalité méconnue voire inconnue, comme le démontre d’ailleurs la rareté de la littérature sur le sujet. C’est précisément ce qui en fait une approche pertinente pour étudier les trajectoires des femmes sans-abris à travers le prisme du genre. Les récits de vie ont été une approche qualitative formidable pour mettre en évidence des aspects qui ne sont pas immédiatement perceptibles par l’approche quantitative, c’est-à-dire, la complexité des expériences humaines individuelles. Je souhaitais avant tout valoriser le savoir expérientiel de mes interlocutrices en les positionnant en tant que parties prenantes actives de la recherche et détentrices de savoirs.

Quatre violences spécifiques

Florence Veen : À la suite de ces échanges et grâce aux analyses croisées des témoignages recueillis, mais aussi en m’appuyant sur la littérature académique, j’ai pu identifier quatre formes de violences : la violence antérieure, la violence de rue, la violence narcissique et la violence institutionnelle. Par violence, j’entends un comportement ou mécanisme portant atteinte à l’intégrité (physique, psychologique, matérielle, etc.) des individus et pouvant causer un mal-être, des dommages, des blessures, des traumatismes.

Et nous savons que la violence est un facteur de fragilisation sociale, de précarité.

  • La violence antérieure, une « empreinte affective” susceptible d’influencer des expériences de vie futures

Florence Veen : La violence antérieure est celle liée à l’enfance. La grande majorité des femmes interrogées partagent un passé douloureux, marqué par des expériences traumatisantes (violence sexuelle, physique, psychique). Les principaux auteurs de ces violences sont les pères, beaux-pères et frères des interlocutrices ce qui met en lumière la prédominance des violences genrées au sein de la sphère familiale.

L’hypothèse émise est que si, dès la petite enfance, une femme se développe dans un environnement violent qui normalise le comportements contrôlants et dominants de la figure masculine, nous pouvons nous attendre à ce qu’elle intériorise le fait que subir de la violence, c’est normal : "Je suis une femme". De plus, elle aura d’autant plus de mal à identifier des situations de violence (quelle que soit leur forme) et donc, à les dénoncer, à s’en protéger et à se tourner vers des institutions capables de leur fournir de l’aide.

Pour autant, cette difficulté à reconnaître et dénoncer les violences - et à trouver des ressources pour s’en protéger - n’enlève pas leur impact.

"Les traumatismes et leurs conséquences sont bien réels."
  • La rue : berceau d’une violence genrée profondément ancrée

Florence Veen : La violence de rue prend plusieurs formes. La première violence qui surgit dans les récits est celle d’un passage en rue vécu comme très brutal. Pour la majorité de mes interlocutrices, le passage en rue est un choc, vécu comme une période de souffrance. Il correspond à une rupture sociale et affective importante : la fin et l’échec d’une relation amoureuse. Cette rupture relationnelle les rend vulnérables à la précarité financière car la plupart de nos interlocutrices expliquent avoir été économiquement dépendantes de leur conjoint.

La seconde est la vigilance constante en rue. Les interlocutrices ont toutes exprimé se sentir en insécurité par rapport à la violence (sexuelle). L’une d’entre elle en a été victime mais elles ont toutes ressenti la crainte de subir une agression sexuelle et ont témoigné d’une vigilance constante. Bien que la plupart de mes interlocutrices n’aient pas directement vécu de violences ou d’agressions sexuelles en rue au sens strict, la perspective d’en subir a un impact sur leurs comportements et la manière dont elles appréhendent et investissent la rue. Le risque d’agression sexuelle constitue une source d’anxiété supplémentaire pour les femmes sans-abris et peut être assimilé à une forme de violence psychologique diffuse.

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  • La violence narcissique : une image de soi profondément dégradée

Florence Veen : La violence narcissique, que j’ai également identifiée, est caractérisée par une profonde fragilisation de l’estime de soi. Mon hypothèse est que, lorsqu’une femme se retrouve sans-abri, elle n’échappe pas aux pressions sociales et peut penser que sa féminité - qui est une part de son identité - est fragilisée, voire perdue.

En outre, ce qui m’a frappée dans les récits recueillis, c’est la perception très négative que les interlocutrices ont d’elles-mêmes en raison de leur situation : elles éprouvent de la honte et se rendent responsables de leur situation. En outre, ces femmes préfèrent rester invisibles par peur d’être reconnues par leur entourage.

Pour éviter d’être reconnues en tant que sans-abris, autant pour protéger leur image d’elles-mêmes que pour éviter d’apparaître comme des "proies faciles" dans les lieux publics - en raison de la peur des violences, notamment sexuelles-, elles déploient des stratégies de résistance : elles adoptent une apparence plus masculine, ou au contraire maintiennent une apparence très soignée, elles vont constamment rester en mouvement - même la nuit - adopter les codes sociaux de lieux qui leur permettent d’être en sécurité afin de passer inaperçues (par exemple, utiliser son statut d’étudiante pour passer la journée à la bibliothèque de l’université).

  • La violence institutionnelle : symptôme d’une perception sociétale stigmatisante

Florence Veen : La violence institutionnelle demeure également au cœur des problématiques que j’ai identifiées : pousser la porte des institutions demeure éprouvant pour toutes les interlocutrices. Cette démarche les confronte aux regards des acteurs sociaux conscients de leur situation. Certaines se sont senties jugées. De plus, recourir à ces institutions est, pour la majorité des femmes interrogées, la dernière solution envisageable car elles ne se sentent pas en sécurité dans des environnements principalement masculins.

L’hypothèse que j’ai retenue est que les professionnels, en raison de leur propre sensibilité aux normes de genre, peuvent percevoir plus sévèrement comment les femmes sans-abris ne parviennent pas à s’y conformer. Cette réflexion peut entraîner un jugement résultant de leur propre malaise et de leurs insécurités personnelles. La méconnaissance générale de l’impact du genre sur les perceptions, le manque de recul sur son propre vécu de genre, ainsi que le manque de formation sur une prise en charge spécifique des femmes sans-abris, peuvent potentiellement expliquer pourquoi ces dernières se sentent jugées par les professionnels.

Evidemment, toutes ces formes de violences que j’énonce ici ne sont pas cloisonnées, elles s’influencent et se manifestent à différents degrés au sein du vécu de chaque femme.

Un public sous-représenté et peu étudié

Florence Veen : Lors de mes recherches, j’ai été frappée par le manque de littérature scientifique disponible sur la problématique des femmes sans-abris (bien que Marcillat, Lelubre, Loison et Perrier, Saidi, Blogie s’y intéressent dans des études plus récentes). De manière générale, les études actuelles se concentrent majoritairement sur le vécu des hommes, négligeant ainsi la parole des femmes, souvent absente des débats et des politiques d’action sociale.

Cette sous-représentation des femmes sans-abris, absentes des débats et des études, peut aussi être expliquée par les stratégies de résistance qu’elles mettent en place pour passer inaperçues.

  • L’impact de la sous-représentation des femmes sans-abris

Florence Veen : Cette sous-représentation entraîne une méconnaissance, un manque de considération de la parole et de l’existence de ces femmes. L’invisibilisation des femmes sans-abris contribue à perpétuer les stéréotypes de genre, empêche la remise en question de nos représentations et cela limite la sensibilisation à leur réalité spécifique et à leurs besoins.

Cela entraîne des systèmes de prise en charge qui ne répondent pas toujours à leurs besoins. Par exemple, la non-mixité des structures d’accueil n’encourage pas forcément les femmes à s’y rendre, puisqu’elles y seront exposées aux mêmes violences que dans la rue. Sans compter, comme je l’ai dit plus tôt, que cette méconnaissance de leur situation réelle par les professionnels peut influencer le degré d’empathie d’une prise en charge.

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Une profonde remise en question de l’approche professionnelle

Florence Veen : Je ne m’étais pas rendue compte, étant professionnelle et étudiante, à quel point la représentation actuelle de la femme et de la femme sans-abri, issue de notre imaginaire collectif, est empreinte de violence. Cette représentation, influencée par les préconceptions liées au genre est, elle-même, une source de violence stigmatisante. J’ai abordé, dans le cadre de mes recherches, le phénomène de la violence narcissique. Cette violence est avant tout issue de cette représentation et se joue à la fois dans l’esprit des femmes sans-abris, mais également dans l’esprit des personnes qui les côtoient. J’ai moi-même fait preuve, lors de mon travail sur le terrain d’un certain à priori.

Je me souviens d’une de mes interlocutrices qui m’avait dit "je pense que je surprends les professionnels, ils me demandent toujours ce qui s’est mal passé dans mon parcours pour en arriver là", "je trouve ça rabaissant de devoir exposer ma vie surtout pendant les entretiens [d’accueil dans les structures d’aide aux sans-abris], on te demande ce qui s’est passé de dramatique". Je réalise aujourd’hui que j’ai moi-même posé ce type de question lors de nos premières rencontres sur le terrain.

Leurs témoignages ont véritablement chamboulé mes représentations et ont transformé ma perception du métier et du monde social. Cela a remis en question toute mon approche que je croyais bienveillante, révélant que j’étais, sans m’en rendre compte, influencée par mes propres représentations, notamment celle de "la pauvre femme en rue". Cela a peut-être entraîné chez moi une forme de condescendance involontaire. C’est une prise de conscience cruciale pour moi.

De plus, l’une de mes constatations est que les femmes sans-abris se trouvent doublement désarmées face aux violences. Non seulement elles disposent de peu de ressources matérielles, éducatives, sociales, pour y faire face mais, ayant souvent grandi dans des milieux instables qui légitiment différentes formes de violences à leur égard, mais elles ont aussi des difficultés à identifier les situations potentiellement dangereuses ou violentes et normalisent ces dernières.

Travailler sa propre perception des femmes sans-abris, une piste de changement

Florence Veen : J’invite toute personne et pas seulement les professionnels, à s’interroger sur ses propres représentations. Le regard porté sur les femmes sans-abris, y compris par les professionnels de l’accompagnement, peut conduire ceux-ci à adopter des comportements "inadaptés" à leur égard et à s’inscrire dans une dynamique de violence malgré eux.

En outre, le déni systématique de la notion du genre et de son impact sur le vécu des personnes ne permet pas, aujourd’hui, de développer des politiques d’accompagnement adaptées à ces publics, qui se trouvent exclus de différents mécanismes d’aide et d’autant plus invisibilisés.

"En tant qu’accompagnateur, en tant que travailleur social, on peut travailler sur les violences institutionnelles, puisqu’on est le visage de l’institution."

On peut également, par la même occasion, travailler aussi les violences narcissiques, en remettant nos représentations en question : de genre, des femmes sans abris… afin de développer une vision différente.

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Les instances décisionnelles ont aussi leur rôle à jouer

Florence Veen : Si les professionnels peuvent, sur le terrain, adapter leur approche, les systèmes institutionnels ont eux aussi tout intérêt à intégrer la dimension de genre à leur approche.

Je pense par exemple au fait de donner une place plus importante aux femmes sans-abris (ou ayant vécu en rue) dans les politiques d’accueil et de réinsertion. On pourrait les intégrer comme "expertes de vécu". Elles prendraient part aux décisions institutionnelles et aux réflexions qui les concernent afin d’élaborer des politiques d’accompagnement répondant à leurs besoins en termes de sécurité, d’écoute et de prise en charge psychologique.

Il pourrait également être intéressant de développer des formations à destination des professionnels de l’accompagnement, les invitant à remettre en question leurs propres représentations dans l’optique d’approches plus adaptées.

Mathilde Majois

Envie d’aller plus loin sur le sujet ? Cliquez sur ce lien pour consulter la totalité du mémoire de Florence Veen.



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