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Suicide : « Il y a un tabou autour de la santé mentale des soignants ! »

23/11/22
Suicide: « Il y a un tabou autour de la santé mentale des soignants ! »

En avril dernier, l’ASBL Médecins en Difficulté proposait un webinaire autour de la question du suicide chez les médecins. Cette thématique touche plus fortement les professionnels du soin en comparaison à la population générale Une des raisons : un tabou autour de la santé mental d’une population qui est censée aller bien et s’occuper des autres. Yoan Cecco, psychologue et formateur au Centre de prévention du suicide, a coanimé ce webinaire et nous en dit plus.

Selon Stabel, les décès par suicide ont atteint les 1.792 cas en 2018, représentant 5 à 6 cas par jour. Les tentatives seraient 20 fois plus importantes, portant le chiffre à « 40.000 personnes qui adoptent un comportement suicidaire » par an, selon le Centre de prévention du Suicide.

Une étude de 2016 démontre que la population des médecins est plus touchée par ce phénomène que la population globale. Alarmé par ces données, un ensemble de médecins s’est formé afin de porter une réflexion et proposer un soutien aux professionnel.le.s de terrain et en formation dans un objectif de meilleur bien-être psychique. Pour ce faire, l’ASBL Médecins en Difficulté propose, entre autres, des webinaires de prévention et de sensibilisation. C’est dans le cadre de l’un d’entre eux que le psychologue Yoan Cecco est intervenu en avril 2022. Grâce à son expertise, ce psychologue et formateur au Centre de Prévention du suicide a apporté des éclaircissements sur les signes avant-coureurs des actes suicidaires, les raisons et les solutions afin que les professionnel.le.s puissent prendre soin d’eux.elles et de leurs collègues. Nous avons eu la chance d’échanger avec lui.

« La question du suicide chez le médecin est présente depuis longtemps et malheureusement mal documentée »

Le Guide Social : Yoan Cecco, vous êtes psychologue de formation et vous travaillez au Centre de prévention du suicide depuis 2019 où vous exercez en tant que psychologue et formateur. Principalement, vous donnez des formations et vous recevez de temps en temps des personnes en crises suicidaire. Le centre de prévention est contacté par des institutions qui souhaitent qu’il intervienne dans la construction de protocoles d’intervention ou dans la définition de leur posture d’accueil de bénéficiaires qui pourraient avoir des idées suicidaires. Cela concerne donc des écoles, des hôpitaux, des associations, des entreprises…

Yoan Cecco : Toujours dans le cadre de mes fonctions, je réalise des postventions, c’est à dire que j’interviens au sein d’institutions dans lesquelles il y a eu un suicide. Je les aide alors à passer ce moment difficile à travers le soutien des équipes dirigeantes par téléphone. Je cherche à savoir ce qu’il s’est passé, ce qui a été mis en place, quelles sont les procédures de communications et d’hommage envisagées… et leur propose des outils adaptés ainsi qu’une écoute afin de traverser cette période de stress le plus sereinement possible. Dans un deuxième temps, on peut rencontrer de manière physique les individus au travers de groupes de paroles pour permettre la mise en mots du traumatisme qu’est le suicide d’un collègue ou d’un camarade.

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Le Guide Social : Vous avez donc été contacté afin de réaliser une conférence à propos du suicide chez les médecins ?

Yoan Cecco : L’association Médecins en Difficulté qui met l’accent sur la santé mentale des médecins organise des webinaires et des rencontres autour de cette question. Cette dernière met du temps à émerger car la santé mentale des médecins est assez taboue.

L’association nous a donc contactés afin d’intervenir en co-animation avec un médecin autour des questions du suicide au sein de cette profession. Cette notion est présente depuis longtemps et malheureusement mal documentée et demande le développement de nouvelles pistes de réflexions et d’actions.

La particularité de cette demande réside dans son objet qui ne relève pas de la formation ou de la passation d’outils pour savoir comment faire avec des patient.e.s qui sont en crise suicidaire mais d’une demande d’un public particulier autour de : comment peut-on prévenir le suicide pour lui-même ? Ce qui est très rare et donc précieux, d’où l’importance de répondre présent à cette demande.

Le Guide Social : Vous mentionniez le manque d’études, de recherches…

Yoan Cecco : Oui, c’est un sujet trop mal documenté encore. On voit émerger des recherches mais pas d’assez grande ampleur. Quelques-unes permettent d’accéder à des statistiques mais c’est encore trop rare notamment concernant les causes et ce qui met les médecins particulièrement à risques.

« L’une des raisons évoquées est le vécu traumatique des études qui sont très concurrentielles »

Le Guide Social : Nous avons trouvé une étude de Eckleberry-Hunt et Lick de 2015 qui démontre que la santé physique des médecins est supérieure à celle de la population mais que leur santé mentale est moins bonne, rendant compte de dépressions et de tentatives de suicide. Pour ces dernières, elles seraient de 1 à 1,5 fois plus élevées chez les hommes et de 2 à 4 fois plus élevée chez les femmes. Pourquoi cette différence entre les hommes et les femmes ?

Yoan Cecco : Il y a tout un ensemble de facteurs qui jouent bien entendu. Je peux citer en particulier, la possibilité que cette différence soit due à la difficulté des femmes à prendre soin d’elles-mêmes. Il s’agit de constructions du genre, c’est-à-dire des façons dont les hommes et les femmes sont éduqués en général. En effet, les femmes sont plus à charge du soin et se retrouvent ainsi plus facilement acculées. On peut également penser à la dimension économique dans le sens où les femmes ont moins accès aux ressources et aux postes mais aussi au sexisme et harcèlement dont elles sont victimes. Phénomène qui n’épargne pas les hommes mais qui est plus présent dans le quotidien des femmes. Tout cela fragilise certainement leurs profils.

De manière générale, déjà, la tendance est que les femmes se suicident plus que les hommes. Je tiens à préciser que cela ne veut pas dire qu’elles meurent plus du suicide, c’est d’ailleurs le contraire, ce sont les hommes qui en meurent le plus mais elles passent plus à l’acte.

Le Guide Social : Et pourquoi la population des médecins en général est plus concernée par le fait du suicide que la population globale ?

Yoan Cecco : L’une des raisons évoquées est le vécu traumatique des études qui sont très concurrentielles. Le vécu est très violent psychologiquement parce qu’il n’y a peu de modèles de médecins qui prennent soin d’eux sur lesquels se reposer.

Le Guide Social : Cela veut dire qu’on observe déjà un nombre de suicides plus élevés au cours des études de médecine par rapport à d’autre cursus ?

Yoan Cecco : Oui c’est ce que certaines études rapportent, notamment aux Etats-Unis. Les étudiant.e.s en médecine débutent leurs études en bonne santé si ce n’est mieux que le reste de la population, notamment car ce sont des profils plutôt privilégiés qui souffrent moins de problèmes économique. Et chaque année, entre 20 et 30% des étudiant.e.s vont commencer à développer des soucis de santé mentale ou des idées suicidaires. Il y a donc une fragilisation intrinsèquement due aux études qui sont très longues, rigoureuses et génératrices d’incertitudes. De plus, la préoccupation de la santé mentale des étudiant.e.s est manquante. Ensuite le métier de médecin est lui-même pathogène dans le sens où il est créateur de stress.

« Si on ne sait pas pourquoi on est devenu psychologue, il risque d’avoir des soucis dans la manière de vivre notre travail et dans la manière de gérer sa charge »

Le Guide Social : Une des points mis en avant concerne tous les métiers de soins : la ou les raisons pour la ou lesquelles on a décidé de se tourner vers ce corps de métier.

Yoan Cecco : Une étude pose la question aux médecins des motivations dans le choix de ce métier et démontre que beaucoup de ceux.celles interrogé.e.s n’avaient pas accès à la raison profonde de leur choix. 60% rapportaient qu’ils.elles avaient fait leur choix avant leurs 15 ans, donc très tôt dans la vie et parlaient d’une vocation qui ne dit pas nécessairement les racines profondes du choix. Cela étant, il ne faut pas se mentir, d’une manière générale, on ne sait pas pourquoi on fait les choses mais c’est tout de même important de savoir ce qui nous a menés là où nous sommes. Cela concerne tous les métiers liés aux soins, ainsi la question se pose aussi pour les psychologues. Si on ne sait pas pourquoi on est devenu psychologue, il risque d’avoir des soucis dans la manière de vivre notre travail et dans la manière de gérer sa charge.

On sait aussi que le contexte de soins a beaucoup évolué. Il y a de plus en plus de déserts médicaux, il y a des difficultés à être suffisamment nombreux.se.s, il faut consulter de plus en plus de patient.e.s dans un temps de plus en plus réduit. Cela joue dans une perte de sens global car le soignant est là pour résoudre des symptômes et n’a plus le temps pour la création du lien participant à un épuisement global au travail.

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Le Guide social : Quels sont les autres facteurs communs à l’ensemble des professionnels du soin qui peuvent impacter la santé mentale ?

Yoan Cecco : Ils.elles peuvent parfois être confronté.e.s à des situations très chargées émotionnellement. Par exemple, ils.elles viennent donner une injection ou faire faire des mouvements de la hanche et parce que le.la patient.e « accroche » avec un ou une soignante et/ou que le moment s’y prête, il.elle va déposer des vécus denses, touchants, ou va montrer des signes de son mal-être profond. Tout cela va toucher les professionnel.le.s, consciemment ou non.

Il y a plusieurs risques là-dedans. Soit on se ferme à ces expressions pour s’en sortir parce qu’il y a beaucoup d’autres personnes à aller voir avec toujours moins de temps et ainsi on risque petit à petit de perdre toute l’épaisseur de la relation à l’autre et ne plus réussir à être vraiment en relation. Les actes sont ainsi prestés en ayant perdu un peu du sens du métier alors qu’inconsciemment les dires des patient.e.s touchent et construisent un trop plein.

Soit, on se laisse complètement touché par ces manifestations de souffrances entraînant des heures supplémentaires afin d’avoir le temps suffisant avec chacun.e des patient.e.s sans vraiment poser de limites, ce qui produit également un épuisement face au trop plein.

Ainsi, il faut trouver une sorte de juste milieu avec des questions comme : quel est mon rôle en tant que kiné ou infirmier.ère ? Jusqu’à quel point je peux écouter ou aider à mettre en mots ? Il est également conseiller de relayer dès qu’on en ressent le besoin, de prendre du temps pour soi en allant en supervisions ou en échangeant avec les collègues quand une situation est trop prenante émotionnellement et/ou fait très fort écho avec notre propre histoire.

« La mission étant de soigner l’autre, on peut observer chez certains une incapacité à se montrer vulnérable, à être faillible »

Le Guide Social : L’épuisement est donc aussi un facteur, dans le sens où il peut mener à la dépression et donc aux idées suicidaires.

Yoan Cecco : Tout à fait, il peut être un facteur en tant que tel. Et de manière encore plus directe, la perte de sens est évidemment cause de pensées suicidaires.
D’autres dimensions importantes comme la connaissance et l’accès plus facile aux moyens de mettre un terme à leur existence ainsi que la difficulté à prendre soin de soi et à se percevoir comme un être soignable, entraîne un taux de suicide plus élevé. L’idée de ne pas se considérer comme soignable est très présente dans tous les métiers du soins (infirmier.ère.s, psychologues, soignant.e.s…).

La mission étant de soigner l’autre, on peut observer chez certain.e.s une incapacité à se montrer vulnérable, à être faillible car il y a une pression sociale qui fait qu’ils.elles devraient être solide, entravant l’aptitude à demander de l’aide.

Pour en revenir sur le facteur des longues études, je voudrais ajouter l’idée que durant la formation, l’apport en termes de gestion des émotions et de la dimension psychologique n’est pas suffisamment fourni. Ainsi, on va retrouver différents professionnel.le.s qui vont être confronté.e.s à de la charge émotionnelle, comme le deuil, mais qui ne sont pas formé.e.s aux mots, aux attitudes et la gestion de ce que cela provoque en eux.elles.

Le Guide Social : N’est-ce pas alors le moment de demander du soutien, de faire appel à des collègues ?

Yoan Cecco : Durant la conférence, nous avons demandé au personnes s’ils.elles considéraient avoir assez d’espaces de supervisions, de groupes d’entraide et de paroles. Un tiers précisait avoir assez de temps de paroles, un autre ne pas en avoir assez et un dernier tiers considérait en voir l’intérêt mais ne pas y avoir accès. On retrouve le tabou autour de la santé mentale des médecins mais aussi la difficulté confraternelle à se considérer comme soignable. Ces comportements d’évitement et de refus d’appel à l’aide se réalisent dans une peur d’être mal vu.e par les patient.e.s ou les collègues.

« On vire sur du quantitatif là où il faudrait remettre du qualitatif. Beaucoup de soignants le vivent de cette manière-là »

Le Guide Social : Quelles seraient donc les solutions ?

Yoan Cecco : Elles sont si diverses et nombreuses qu’il est difficile d’en dresser la liste exhaustive ici. En effet, faire de la prévention c’est diminuer les facteurs de risques et augmenter les facteurs de protection et il y a mille façons de faire.

On peut penser à favoriser de manière générale le fait que les soignants puissent demander de l’aide, ce qui touche au structurel.

La question de la formation est également à poser quant à la proposition de formations plus adéquates qui couvrent tout un tas de questions et en particulier la gestion de la mort. Quels mot met-on dessus ? Quelles parts de responsabilité s’octroie-t-on ?

La psychologue sociale Pascale Molinier développe l’idée que la compétence individuelle de gestion de la mort ne se développe pas comme ça, qu’on ne va pas savoir la gérer un jour comme par magie. La stratégie développée le plus souvent pour faire face à cette réalité est le cynisme afin d’établir une distance. Cependant, la réalité travaille quand même les individus, certainement inconsciemment et ainsi retire le contact de ce que c’est vraiment de faire face à la mort. Pour elle, c’est une compétence se doit être collective autour de temps d’élaborations, de paroles et de partages de ce que cela nous fait à nous. On touche ici à la culture des institutions, notamment à la notion de temps : se donner du temps et mettre de côté l’idée de rentabilité de la médecine.

Le Guide Social : On voit bien que les changements à réaliser sont profonds et que la notion de temps, autant au niveau de la pratique et de la formation, revient beaucoup.

Yoan Cecco : En effet oui. On vire sur du quantitatif là où il faudrait remettre du qualitatif. Beaucoup de soignants le vivent de cette manière-là. Ils.elles s’engageaient dans quelque chose où ils espéraient pouvoir avoir le temps de construire des liens et ils.elles sont donc parfois déçu.e.s de ça car ils.elles ne se reconnaissent pas dans le pragmatisme ambiant.

A. Teyssandier



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