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Un père salarié et à la rue avec sa fille : "un casse-tête" pour les travailleurs sociaux

08/07/21
Un père salarié et à la rue avec sa fille:

Michel (nom d’emprunt) est à la rue depuis près de 6 mois. Du lundi au vendredi, il dort dans sa camionnette, faute de logement. Dès le vendredi, lorsqu’il récupère sa fille de 10 ans, il rejoint Transi Toi, le Centre d’accueil de jour de l’ASBL Le Triangle ainsi que l’abri de nuit où il dort au chaud durant deux nuits avec sa fille. Une situation inédite pour les travailleurs du Centre de jour de Mont-sur-Marchienne (Charleroi), une structure unique en Wallonie qui a ouvert ses portes en 2017 aux familles et aux femmes enceintes seules ou en couple qui n’ont plus nulle part où aller.

Michel et la p’tite ont déjà mangé « un bon bouillon fait maison » quand nous arrivons. L’homme a la carrure robuste de ces travailleurs qui exercent un métier physique et la bonhommie de ceux à qui on offrirait volontiers une bière au bistrot du coin. Cheveux blonds coupe militaire, yeux bleus saillants et barbe naissante, Michel nous reçoit en toute décontraction. Son survêtement de travail jaune fluo et ses pantoufles en cuir brun sentent bon la fin de semaine. Le quinquagénaire peut enfin souffler. C’est que comme tous les vendredis, en sortant du boulot, ce papa a dû parcourir de longs kilomètres pour récupérer sa fille, Alice, à l’internat où elle séjourne du lundi au vendredi avant de prendre la route pour le Centre d’accueil de jour Transi Toi (1). « Tu dis bonjour à Madame, nénette. Dis un peu comment tu t’appelles ». Derrière ses lunettes roses et son large sourire, Alice nous montre fièrement sa Nintendo Switch avant de replonger toute entière dans une nouvelle partie.

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« J’ai trouvé une famille parmi les éducateurs »

Ce vendredi-là, Michel a bien voulu nous rencontrer, en présence de Mélissa Georges, la travailleuse sociale qui suit son dossier à l’ASBL Le Triangle. Entre ces deux-là, la connivence est grande. « J’ai trouvé une famille ici parmi les éducateurs. Ce sont des anges gardiens. Et j’aime bien les gâter car ils le méritent ». La travailleuse sociale sourit : « C’est vrai… chaque vendredi, je sais que je vais recevoir des chocolats », nous dit-elle en portant le regard sur un paquet de mignonettes Côte d’or posé sur la cheminée. « Vous en voulez ? », nous propose-t-elle en retirant délicatement le film transparent. « Tu peux en avoir mais un seul, nénette, et baisse le son s’il-te-plait ». Michel s’étire dans sa chaise d’écolier. La journée a été longue. « Je suis arrivé quand à Transi Toi ? ». « A la fin de l’année », répond d’emblée Mélissa. « Ça fait déjà 5 mois ! ». Le téléphone sonne. La travailleuse sociale décroche et quitte la pièce.

  « Réponds à Madame, nénette : t’es en quelle année ? »
  « Quatrième ».
  « Tu montres comment tu parles bien anglais ? »

Michel est plein de douceur envers sa « souris d’amour » qui nous récite avec enthousiasme un poème sur les « purple flowers ». « Elle regarde des dessins animés en anglais depuis qu’elle est toute petite », commente Michel, pas peu fier de sa progéniture.

« J’ai perdu ma femme d’un cancer du pancréas »

Mélissa est de retour : « J’ai une famille de la région qui arrive dans une heure : un couple avec deux enfants et deux American Staff ». « Ce sont ceux qui sont déjà venus la semaine dernière ? » questionne Michel. « Oui ils avaient trouvé une solution mais là, ils sont de nouveau à la rue », lui répond Mélissa. « On en était où déjà ? », demande Michel. « Ah oui, à mon arrivée en décembre. Je vais tout vous raconter mais pas devant… » murmure-t-il en désignant sa fille. « Tu veux bien aller jouer, papa il a une réunion pour le travail ». (…) « Je préfère ne pas parler de sa maman en sa présence. » Michel a perdu sa femme il y a cinq ans d’un cancer du pancréas. « Non, elle n’a pas suivi de traitement. Mon père est mort de cette maladie, elle savait bien à quoi s’en tenir. Au bout de six mois, elle était partie. »

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« On m’a dit : un homme seul, ce n’est pas propre et ça ne nettoie pas »

Michel s’est retrouvé seul avec sa fille du jour au lendemain. « Comme je partais déjà travailler à 5h’ du matin et que je n’ai ni parent ni famille, la p’tite a commencé à aller à l’internat ». Il louait à l’époque « une maison insalubre, avec des champignons de 20 centimètres de diamètre », qu’il a fini par quitter suite à des altercations avec le propriétaire. Il a déménagé dans un autre logement « mais le propriétaire a abusé de ma gentillesse ». Michel se frotte le visage. « J’ai commencé à faire le tour des agences. Je me suis fait refouler au moins dix fois. On m’a dit qu’un homme seul, ce n’est pas propre et ça ne nettoie pas ! C’est pas vrai, hein Mélissa, tu sais bien toi ». La jeune femme hoche la tête. « Michel c’est quelqu’un de très correct. On a d’ailleurs décidé que s’il voulait, en semaine, se laver et se faire un repas chaud dans la cuisine communautaire, il pouvait y avoir accès. »

« J’ai 50 ans et je travaille depuis 32 ans »

Comme il ne trouvait pas de logement, Michel a commencé à séjourner à l’hôtel « le temps de… ». « J’avais encore 5.000 euros d’économies à ce moment-là. Quand je n’ai plus eu d’argent, j’ai fait des démarches dans un CPAS. Mais ils m’ont refoulé car j’avais ─ et j’ai d’ailleurs toujours ─ un emploi. J’ai 50 ans et ça fait 32 ans que je travaille ! ».

C’est au CPAS que Michel reçoit les coordonnées du Triangle. « Je suis venu directement le lundi, j’ai vu trois travailleurs sociaux et le vendredi suivant, on a commencé à séjourner tous les week-ends avec ma fille ». Et en semaine, comme Michel n’est pas accompagné de sa fille, il ne peut pas dormir à l’abri de nuit qui est réservé au(x) parent(s) avec enfant(s). Il dort dans la camionnette de son travail. « C’est hardcore. Surtout quand il a fait -10. Pour éviter tout problème, je me suis trouvé un trou perdu où personne ne va ».

« Dès que tu es père et que tu travailles, ça bloque »

Mélissa est désemparée : « J’ai tout essayé, aucune institution n’est adaptée à la situation de Michel. Dès que tu es père et que tu travailles, ça bloque ! ». Et les problèmes s’accumulent : des saisies sur salaire pour apurer d’anciennes dettes aux allocations familiales majorées bloquées en l’absence d’adresse de référence qu’il est difficile d’obtenir en raison du statut professionnel de Michel aux primes professionnelles qui n’ont toujours pas été versées pour des raisons administratives, comme le dit avec dépit la travailleuse sociale, « ça cale de partout ». Tout récemment, la situation semblait connaître une issue favorable via le capteur logement mais le propriétaire a finalement décidé de louer à d’autres personnes. « J’ai une autre piste pour un habitat partagé mais il y a plusieurs démarches à réaliser ». « Moi je suis preneur », répond Michel déterminé.

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Michel a vu passer une cinquantaine de familles qui ont été aidées

C’est que depuis qu’il fréquente le centre de jour et l’abri de nuit du Triangle, Michel a vu passer une cinquantaine de familles… « Par mois, on a environ 8 à 10 familles qu’on parvient à aider. La première chose qu’on leur propose c’est d’aller en maison d’accueil. Mais pour l’instant, celle du Triangle est full ».

La porte s’ouvre. « Qu’est-ce qu’il y a ma pépite ? Entre ». Alice veut juste un câlin de son papa. Dans moins d’une heure, ils rejoindront le dortoir de l’abri de nuit où ils dormiront dans des lits superposés. Mais avant de filer sous la douche et d’enfiler son pyjama, Alice veut nous faire visiter les lieux. Ça tombe bien car la famille avec les deux enfants et les deux American Staff vient d’arriver, Mélissa va les recevoir dans le bureau.

Un couple avec un enfant de 5 ans et une jeune femme seule avec un bébé

Alice nous tire dans la cuisine communautaire. « T’aimes bien ça ? », la gamine nous tend des barres chocolatées. « Tout ça c’est à moi ». Michel ouvre le frigo et nous étale ses provisions. « Comme je travaille, j’achète ma nourriture moi-même. Je ne me sers pas dans le garde meuble, je laisse les aliments aux autres familles ».

Dans l’un des salons que Michel et Alice partagent en ce moment avec un couple et un petit garçon de 5 ans, Alice nous montre tous ses jeux Nintendo Switch, son grand cartable rose et ses peluches dont nous avons oublié les noms. Une jeune fille de 20 ans entre dans le salon avec son bébé de trois mois. Elle semble très proche de l’autre jeune couple au point que nous pensions qu’ils formaient tous une même famille. « On crée facilement des liens ici. On partage les mêmes galères », commente Michel tandis qu’Alice prépare ses peluches pour une séance photos. « Tu voudras bien écrire sur la photo que tu m’aimes bien et puis tu me la donnes ? », nous demande-t-elle si vite comme si elle confessait une bêtise. « M’enfin, nénette, laisse Madame », sourit Michel un peu gêné.

« L’enfant, c’est le sésame pour entrer »

Ouvert en 2017 pour éviter que les familles ne se retrouvent à la rue lorsque l’abri de nuit fermait ses portes, le Centre d’accueil de jour Transi Toi est accessible de 9h à 20h aux familles avec enfants et aux femmes enceintes seules ou en couple. Le centre peut accueillir simultanément quatre familles pour un maximum de seize personnes. « Le centre d’accueil est une sorte de tremplin vers la maison d’accueil ou vers un autre type d’hébergement », explique Vasco Bucci, travailleur social.

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434 familles accueillies et accompagnées en 2020

Les personnes accueillies disposent d’un coin cuisine pour réchauffer leur plat ou se faire une collation, de jeux, d’une ludothèque, d’une bibliothèque et d’un coin détente et de repos aménagé avec de grands et confortables canapés. « Les familles restent en moyenne 6 semaines. On observe que les durées tendent à augmenter », précise le directeur pédagogique du Triangle Emmanuel Mathieu. Les chiffres relatifs au nombre de personnes accueillies permettent de prendre la mesure du travail réalisé au sein de Transi Toi. « En 2020, nous avons réalisé 1450 accueils pour 434 familles différentes », poursuit Emmanuel Mathieu.

L’accueil est inconditionnel mais repose sur une condition sine qua non : il faut que le ou les parent(s) soi(en)t accompagné(s) d’au moins un enfant. « L’enfant, c’est le sésame pour entrer », résume le directeur.

« Comme nous sommes le seul centre d’accueil de jour pour les familles en Wallonie, les personnes viennent de partout », explique Mélissa Georges, travailleuse sociale. Pour toutes ces familles, le discours est le suivant : « On leur dit qu’ils sont les bienvenus mais que le but est de les réinsérer », explique le directeur. « Nous ne pouvons pas tolérer la situation dans laquelle se retrouvent ces familles. Tout l’enjeu consiste à faire respecter le cadre et à favoriser le lien. Toutes les situations nécessitent une expertise et du sang-froid ». Et du sang-froid il en faut face à certaines situations dramatiques.

« Parfois on s’étonne que certaines familles ne soient pas connues des services sociaux et de police, explique Mélissa. Je pense notamment à cette famille dont la maman souffrait de problèmes psychiatriques. On s’est rendu compte que des quatre enfants âgés de 5, 4, 3 et 1 ans, aucun n’avait jamais été scolarisé, ni vacciné, ni même vu par un médecin… Au-delà de ces graves manquements, le papa était violent. J’ai personnellement assisté à une scène de violence sur le plus jeune gamin qui servait de souffre-douleur au père. On a alerté la police et le parquet est finalement intervenu. Les 4 enfants ont été placés ». Le directeur se souvient : « On était dans un dilemme, on était perdu. On voulait que la protection de la jeunesse prenne le relais car notre rôle c’est aussi de protéger les enfants mais il y a toujours une frustration quand on doit mettre fin à une situation d’accueil et d’accompagnement ».

Vers un agrément pour les centres de jour ?

Fin 2020, le centre de jour craignait pour sa survie. Car si les abris de nuit et les maisons d’accueil disposent d’un agrément et donc d’un subventionnement structurel, ce n’est pas le cas pour les centres d’accueil de jour wallons. « Justifier l’utilisation de subventions ponctuelles nous demande énormément d’énergie sans avoir la garantie que l’année suivante les aides seront réitérées. Au final, comme c’est le cas actuellement, nous dépendons de Viva for life », indique Emmanuel Mathieu. Si c’est donc avec soulagement que le directeur a appris que Transi Toi bénéficierait d’une enveloppe de 95.000 euros de Viva for life, il espère qu’une solution pérenne verra prochainement le jour. « Nous fonctionnons uniquement avec cette enveloppe de 95.000 euros et d’un subside de 18.000 euros du PCS (2). Il nous manque clairement des sous pour boucler les budgets. On a répondu à un appel à projet wallon : les résultats sont attendus en juin ».

La revendication de Transi toi en faveur d’une reconnaissance des Centres d’accueil de jour est partagée par l’ASBL Comme Chez Nous et son centre d’accueil de jour Le Rebond et est relayée par la Fédération des Maisons d’accueil et des services d’aides aux sans-abri. Comme on peut le lire dans le rapport sectoriel de l’AMA : « Contrairement à la Région bruxelloise, il n’existe pour l’instant pas d’agrément pour les services d’accueil de jour en Région wallonne. Or, ceux-ci existent d’ores et déjà sur le territoire. Ils fonctionnent avec des partenaires sectoriels comme les abris de nuit ou les Relais sociaux, mais ne disposent d’aucun agrément veillant à la qualité de l’accueil proposé, et d’aucune aide publique leur permettant de remplir leur mission d’accompagnement en journée. Un agrément et un subventionnement de ces services est indispensable afin de proposer des services et un accompagnement en journée de qualité, aux plus proches des besoins du public ». (3)

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Mise en place d’un groupe de travail

Bonne nouvelle : les revendications ont été entendues. « La Ministre de l’Action sociale Christie Morreale a mis sur pied un groupe de travail, depuis janvier 2021, composé des représentants du secteur (dont l’AMA) en vue de mettre sur pied une réglementation et un financement structurel des Accueils en journée. Un projet de décret est sur la table et il doit encore être modifié au vu de l’ensemble des réunions que nous avons eues depuis janvier. Nous espérons que la réglementation entrera en vigueur courant 2022-2023  », précise la directrice de l’AMA, Christine Vanhessen.

D’ici l’entrée en vigueur de cette nouvelle réglementation, la Ministre a lancé, en mars de cette année, un appel à projets aux services d’accueil de jour afin d’octroyer une subvention leur permettant de "soutenir différents opérateurs situés sur le territoire wallon qui assurent déjà en journée un accueil aux personnes en situation de grande vulnérabilité, dans une phase expérimentale. Ce soutien financier sera l’occasion de renforcer l’encadrement et d’ajuster le fonctionnement de la structure, de façon, qu’à terme, les projets pilotes soutenus dans ce cadre soient dans les conditions pour introduire une demande d’agrément (4)".

« Le Cabinet de la Ministre Morreale nous a annoncé que cet appel à projet sera reconductible en 2022. Le chemin vers la reconnaissance des services et leur renforcement est donc en route », se réjouit la directrice de l’AMA.

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Lina Fiandaca

Savoir plus :

1 : Le site occupé par l’ASBL le Triangle rassemble deux autres structures dédiées aux femmes enceintes et aux familles : un abri de nuit depuis 2001 et une maison d’accueil depuis plus de 25 ans.
2 : PCS : il s’agit du Plan de Cohésion Sociale de la Ville de Charleroi
3 : L’accueil, l’hébergement et l’accompagnement des personnes en difficultés sociales, Rapport sectoriel wallon – Avril 2020, Julie Turco, Christine Vanhessen, Antoine Farchakh, Fédération des Maisons d’accueil et des services d’aides aux sans-abri, p.5
4 : Extrait de l’appel à projet envoyé aux services le 29 mars 2021 - les résultats sont attendus pour juin 2021




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