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Contre le projet d’exfiltration des toxicomanes en dehors de la ville de Liège

09/10/24
Contre le projet d'exfiltration des toxicomanes en dehors de la ville de Liège

Créer à Liège des centres dans lesquels on parquerait les drogués et les toxicomanes pour les soigner ? Une décision alarmante selon le Service de Santé Mentale ALFA. "Dans une logique de cure plus que de care, le projet d’exfiltrer les personnes aux prises avec une problématique addictive en les amenant à se faire soigner par la force, sonne comme un déjà vu catastrophique qui a peu de chances de mener à des résultats significatifs", alerte-t-elle.

Willy Demeyer était l’invité de 7h50 sur RTL info ce mercredi 18 septembre dans le cadre des 48 heures des bourgmestres en lien avec les prochaines élections Communales. Pour répondre à l’insécurité dans les rues de la ville de Liège, le bourgmestre a émis plusieurs propositions quant aux mesures qu’il estime nécessaires de mettre en œuvre. Il a entre autres fait appel à l’informateur, Bart de Wever, dans l’idée d’un grand rassemblement national afin de mettre sur pied un « plan d’action » dans la lignée de ce qui a été réalisé pour le Port d’Anvers. Il s’agirait, en plus de renforcer la police judiciaire fédérale pour enquêter et attaquer à la racine les réseaux criminels avec la collaboration de la police locale de proximité, d’ouvrir à côté des grandes villes – comme c’est par exemple le cas autour de Barcelone en Espagne – des centres dans lesquels on parquerait les drogués et les toxicomanes pour les soigner. « On les exfiltre des centres-villes et on les prend en charge d’une manière sociale mais aussi d’une manière un peu coercitive, et ça fonctionne ! ».

Il est vrai que le développement du narcotrafic est un problème colossal. Les métropoles européennes sont envahies par les mafias de la drogue. Liège n’est pas la seule ville touchée, c’est aussi le cas ailleurs en Belgique (comme à Anvers et à Bruxelles) et partout en Europe (notamment à Rotterdam et dans plusieurs villes françaises). On constate en outre que de « nouvelles » drogues font leur apparition à Liège, ou à tout le moins, que des substances auparavant plus discrètes se répandent davantage et en plus grande majorité. C’est le cas de la cocaïne, dont la consommation en Belgique – et en amont, les saisies – se sont considérablement amplifiées au cours des dernières années, selon l’Institut de santé publique Sciensano dans son rapport sur la situation en matière de stupéfiants en 2022 [1].

De manière générale, l’utilisation de ce type de substances stimulantes (comme l’ecstasy ou la kétamine) a augmenté dans la population. À Liège, la cocaïne a la cote. On pourrait penser que cette drogue stimulante aux propriétés euphorisantes est susceptible de causer plus de problèmes à première vue car elle rend très agité et engendre chez la personne une consommation compulsive pour faire face à une descente sévère ce qui nourrit un phénomène de dépendance psychologique plus intense. Il n’en reste pas moins qu’un héroïnomane en état de manque n’est pas forcément moins à risque de causer des problèmes dans la rue.

Lire aussi : Assuétudes : quelle expérience de travail avec un public dépendant aux drogues ?

"La force n’aide en rien la personne en proie à une addiction"

Dans une logique de « cure » plus que de « care », le projet d’exfiltrer les personnes aux prises avec une problématique addictive en les amenant à se faire soigner par la force, sonne comme un déjà vu catastrophique qui a peu de chances de mener à des résultats significatifs [2, 3]. D’autant plus que le public cible les toxicomanes qui « dérangent » en termes sécuritaire ou sanitaire, alors que le phénomène d’addiction touche toutes les strates de la population et que les services psycho-médico-sociaux ont pour mission de prendre en charge toute personne confrontée à cette problématique, quel que soit le produit concerné, et y compris l’entourage.

En plus d’être déshumanisant, ce type de procédé ne peut que d’une part, susciter un sentiment de rejet encore plus fort chez l’individu qui se sent souvent déjà marginalisé par la société et d’autre part, nourrir un processus de stigmatisation prégnant à l’égard de la personne en souffrance, et délétère pour sa reconstruction psychologique. Par ailleurs, on sait que la force n’aide en rien la personne en proie à une addiction ; que du contraire, il a été prouvé aussi bien dans la littérature scientifique que par l’expérience de terrain que les démarches coercitives, comme l’hospitalisation psychiatrique sous contrainte, constituent un jeu dangereux qui mène le plus souvent à l’échec thérapeutique [4, 5].

À l’opposé, l’idée est de s’inscrire dans une démarche humanisante, durable et inclusive qui vise l’aide à la réinsertion de la personne en souffrance au sein de la société, dans une juste balance entre l’axe répressif (la justice) et d’accompagnement (le thérapeutique) [6]. Le continuum Prévention – Soins & Traitement – Réduction des risques, qui représente une logique de travail sur laquelle se basent de nombreuses pratiques d’aide en santé mentale, est là pour en attester.

Actuellement, un grand nombre d’institutions, associations, asbl et autres petites structures de type psycho-médico-social adhérant à cette logique de continuum existent à Liège et font leurs preuves depuis des années. Il s’agit par exemple des services de santé mentale, des services spécialisés en assuétudes ou encore, des centres ambulatoires pluridisciplinaires, des maisons d’accueil socio-sanitaire, … Cependant, ces structures sont à la fois méconnues et sous-financées par le Gouvernement et donc en manque de personnel et de moyens financiers suffisants. Elles sont alors dans l’incapacité de fournir un service d’une qualité optimale et surtout, d’apporter une aide concrète et légitime à l’ensemble des personnes qui sont en demande. En témoignent les listes d’attentes débordantes dans la plupart des centres concernés, renvoyant ainsi ces personnes en souffrance à leur propre détresse et solitude.

"Sensibiliser la population doit rester un objectif central"

Par ailleurs, nous savons que le contexte actuel de travail en santé mentale, et dans le domaine des assuétudes en l’occurrence, est difficilement perçu par la population qui, la plupart du temps, ne dispose pas des informations et des outils nécessaires à la bonne compréhension de cette problématique et du type de travail, dans sa forme comme dans son fond, effectué par les intervenants psycho-médico-sociaux [7]. Ce qui est susceptible de générer dans les esprits des interprétations et des stigmas défavorables et le plus souvent erronés à l’égard des pratiques tant thérapeutiques que préventives et de réduction des risques. On sait que cela risque d’engendrer (ou de renforcer) un sentiment d’insécurité chez le citoyen liégeois, pouvant donner suite parfois à des plaintes voire à des passages à l’acte. Il en va d’ailleurs de même de la visibilité de la précarité en rue, dont celle concomitante à certaines addictions.

C’est pourquoi, sensibiliser la population doit rester un objectif central. C’est dans ce sens que le CRéSaM (Centre de Référence en Santé Mentale) se mobilise en organisant annuellement la Semaine de la Santé Mentale (du 7 au 11 octobre pour cette édition 2024). Dans ce cadre, et dans un souci de communication et de transparence, de nombreuses institutions ouvrent leurs portes et donnent ainsi la possibilité à tout un chacun de venir librement à leur rencontre afin de familiariser la population au travail clinique – et de terrain – réalisé dans leur enceinte, son périmètre et parfois aussi dans la rue. Il est question de partage, d’échange, d’information... autour des problématiques de santé mentale (dont celles liées aux addictions), des pratiques quotidiennes qui caractérisent le fonctionnement de ces institutions et de leurs actions plus largement menées, avec toutes les difficultés qui en découlent.

Lire aussi : ASBL Dune : « C’est tout le secteur social qui est en train de se casser la figure »

Le manque de soutien aux petites institutions, un problème qui s’aggrave

Il n’en reste pas moins qu’à côté de cet axe central de sensibilisation de la population aux problématiques de santé mentale et plus spécifiquement, à celles liées aux addictions et aux assuétudes, à leurs implications et à comment se mobiliser pour aider l’autre dans la bienveillance, le manque de soutien aux petites institutions est un problème notoire présent depuis déjà longtemps et qui s’aggrave de manière inquiétante.

Comme susmentionné, ces structures reposent pour la plupart sur une philosophie de travail globale et intégrée, qui considère la personne dans son ensemble et pas seulement en fonction de la problématique qu’elle rencontre dans l’immédiat, en comptant sur la pluridisciplinarité institutionnelle qui encadre et sécurise la prise en charge. Cependant, elles sont elles-mêmes en grande souffrance de par le manque évident de moyens concrets pour pouvoir prendre en charge efficacement et dans la durée les personnes qui le nécessitent.

Les subsides qui sont censés aider les institutions à faire leur travail sont de plus en plus revus à la baisse. Ils arrivent en retard, ce qui contraint ces institutions à devoir s’endetter pour pouvoir payer les salaires en temps et en heures. Certaines institutions se voient parfois dans l’obligation de licencier du personnel, afin de pouvoir survivre ou simplement pour pouvoir payer les frais de fonctionnement inhérents à l’électricité et au matériel informatique de base, ce qui engorge encore davantage les listes d’attente et alimente un cercle vicieux infernal. Sans compter que les situations de santé mentale auxquelles les acteurs de terrain sont confrontés, combinées aux problématiques de précarité et de pauvreté grandissantes, sont à la fois de plus en plus nombreuses et complexes à gérer.

Parallèlement à cette intensification flamboyante des problèmes de santé mentale dans la société, rien n’est mis en place pour y répondre de façon cohérente et adaptée, que du contraire : le peu d’aides octroyées aux institutions pour y faire face sont soit rabaissées soit supprimées. Il est donc clair que la priorité du Gouvernement ne se situe pas dans le social et l’aide aux personnes, et c’est bien là que le bât blesse. Les nouvelles futures mesures annoncées par le nouveau Gouvernement risquent d’ailleurs d’aggraver encore davantage une situation déjà alarmante.

C’est dans ce sens que les différentes fédérations impliquées dans le secteur (notamment, la Fedito - Fédération Wallonne des institutions pour toxicomanes, la FeWaSSM - Fédération Wallonne des Services de Santé Mentale, ou encore la FWPS - Fédération Wallonne de Promotion de la Santé) se battent au quotidien pour défendre les intérêts de ces institutions négligées et in fine, des personnes en souffrances, ainsi que pour responsabiliser tous les niveaux de pouvoir qui œuvrent à maintenir en place un système de soins défaillant et dysfonctionnel. Mais sont-elles entendues ? Ou plutôt, que faut-il faire pour qu’elles le soient ?

Le Joker de Gotham City dans Batman !

Cette nouvelle lubie que d’exfiltrer les drogués et les toxicomanes en dehors de la ville pour les « soigner » (qui repose en fait sur un principe pseudo-thérapeutique ancien et inefficace voire délétère) – ou en d’autres mots, créer des « camps » voire des « ghettos » rassemblant les plus démunis pour les forcer à se plier à des programmes de soins prédéfinis et non pertinents – rappelle cette histoire fictive que tout le monde connait bien, celle du Joker de Gotham City dans Batman. Le personnage du Joker, moqué, stigmatisé et rejeté par les autres, souffre d’une pathologie mentale grave et se retrouve contraint de se prendre en charge seul, par ses propres moyens, au sein d’une société déstructurée qui méconnait et relègue la santé mentale au second plan en abandonnant ainsi sans aucun scrupule les plus faibles à leur propre sort. Et qu’en ressort-il ?

Grossièrement, on peut dire que les laissés pour compte se révoltent et c’est l’anarchie qui s’installe, avec un retour en arrière quasi impossible. Nul doute qu’il est à cette heure plus que temps de se mobiliser intelligemment et de façon solidaire, en tenant compte des erreurs du passé, pour ne jamais en arriver là car on sait ô combien la fiction peut parfois rattraper à grands pas la réalité.

Par Pauline Aprile, psychologue et directrice du Centre ALFA asbl, Service de Santé Mentale spécialisé dans la prévention, le soin et la réduction des risques en matière d’assuétude, agréé et subventionné par la Région Wallonne.

Dans le cadre de la semaine de la santé mentale organisée par le CRéSaM, le Centre ALFA vous ouvre ses portes le vendredi 11 octobre de 10h00 à 19h00. Entrée libre, pas d’inscription souhaitée.

Savoir plus :

Références :

[1] https://www.lespecialiste.be/fr/actualites/la-consommation-de-cocaine-augmente-en-belgique.html
[2] https://www.health.belgium.be/fr/news/aborder-les-interventions-sous-contrainte-dans-les-soins-de-sante-mentale
[3] Meyers, T., & Bandini, A. (2016). La clinique et ailleurs  : Anthropologie et thérapeutique de l’addiction. Vrin.
[4] https://www.lespecialiste.be/fr/actualites/socio-professionnel/caroline-depuydt-l-explosion-des-hospitalisations-sous-contraintes-est-inquietante.html
[5] https://www.levif.be/belgique/hospitalisations-psychiatriques-sous-contrainte-la-situation-devient-incontrolable-carte-blanche
[6] https://www.prison-insider.com/articles/l-enfermement-a-la-folie
[7] Humphreys, D. (2023). En rue  : Trajectoires psychiques et dispositifs cliniques de l’exclusion. Ithaque.




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