Doit-on tout supporter ?

Quatorze ans que je travaille comme psychologue avec des enfants, leurs parents et leur famille dans des situations particulièrement complexes et difficiles.
Le pot de Tippex qui valse dans le bureau, le père qui menace, l’étagère renversée par un adolescent incapable de verbaliser sa détresse ne sont certes pas des événements du quotidien, mais ils ont émaillé mon parcours professionnel. Mais aujourd’hui, c’était l’événement de trop : un père, dans un geste de rage, a brisé la vitre de l’institution où je travaille. Aucun remords, il ne s’est pas excusé, il voulait ce résultat.
« Aujourd’hui, c’était l’événement de trop…. Pourquoi ? », voilà la question qui me taraude depuis cet incident. La réponse que je me formule est la suivante : peut-être parce que ma tolérance a ses limites. Certes la souffrance, la colère peut mener à des gestes désespérés, mais tout n’est pas excusable. Après n’avoir de cesse de discréditer le travail réalisé, d’attaquer le cadre, de venir titiller et malmener nos identités personnelles, cet homme a cassé la porte d’entrée du lieu où je travaille. C’est le geste de trop, celui qui vient réveiller un sentiment d’insécurité chez la thérapeute que je suis.
Travailler sans filet nous le faisons tous les jours, chaque parole et chaque interprétation faites au patient sont une prise de risque. Le cadre nous sécurise. Ici, tout peut se dire, mais il est interdit d’en venir aux mains ou de détruire le lieu de nos rencontres.
Aujourd’hui, ce cadre minimal de travail n’a pas tenu. La porte d’entrée en porte les traces. Cette porte, qui ouvre sur un espace de liberté où tout peut se dire, a été fracassée. Aujourd’hui, cet homme m’a fait ressentir la terreur, celle de me dire, aujourd’hui ce fut la porte, mais demain est-ce que c’est dans ma chair que je pourrais ressentir ses coups ?
Alors oui, aujourd’hui, en fin de journée, je me pose la question : « on arrête, on continue » ? Je n’ai pas choisi mon métier pour faire face à la violence physique de l’humain. Certes, cette violence est bien souvent là, elle est latente, contenue, exprimée à bas bruit par des attaques verbales, voire des insultes, mais elle n’est pas agie. Ce passage à l’acte vient questionner ma capacité à continuer à travailler quand la crainte, la peur s’installent. Et pourtant, une part de moi a envie de poursuivre le travail avec cet homme… ou plutôt avec le père qu’il est. Ce n’est pas pour lui, mais pour ses enfants que la thérapeute que je suis à envie de reprendre son bâton de pèlerin.
La question qui m’habite : « on arrête, on continue ? » ne trouvera pas de réponse aujourd’hui, les émotions sont trop à vifs.
Demain, il faudra réfléchir, discuter de cette situation avec mes collègues ou en supervision, questionner la manière dont l’institution souhaite réagir face à cet acte de violence . Mais aujourd’hui, en fin de journée , il ne me reste plus qu’à refermer la porte d’entrée de l’institution. Elle ne ferme plus bien, la vitre est brisée. Au-delà des dégâts matériels, c’est le doute qui s’est immiscé en moi.
V.B, psychologue clinicienne
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