Linda, de l’enfer de la rue au métier d’aide-soignante : récit d’une reconstruction

Une chute brutale. Des années d’errance, de peur et de solitude. De ruptures aussi : avec ses enfants, avec le monde, avec elle-même. Et puis, deux rencontres, une question magique, des regards qui rallument une étincelle. Après dix ans à (sur)vivre dehors, Linda a aujourd’hui quitté la rue et est devenue aide-soignante. Son histoire parle de coups de la vie, mais aussi de solidarité, de confiance retrouvée et de reconstruction. Une trajectoire qui invite à regarder autrement celles et ceux que la rue rend invisibles. Rencontre avec une femme debout.
« Avant, je baissais les yeux quand je parlais aux gens. Aujourd’hui, je suis droite, debout. Je suis comme un phénix qui renaît de ses cendres. Je déploie mes ailes. Ce parcours difficile, je ne le renie pas. Il m’a renforcée. Maintenant, je savoure chaque instant, chaque rayon de lumière. Je sais ce que c’est de ne plus rien avoir. »
Quand elle prononce ces mots, Linda, 46 ans, dégage une force tranquille. Elle nous reçoit ce matin-là dans son appartement cosy de Schaerbeek. Le regard franc, la parole directe, elle a accepté de raconter son histoire sans détour. Elle revient sur les années de violences conjugales, la peur, l’isolement. Sur la séparation d’avec ses enfants, brutale, douloureuse. Puis sur la rue, ses règles, son silence. Mais son récit est aussi traversé par des instants de solidarité, des liens inattendus, des rencontres marquantes qui ont tout changé.
C’est l’histoire d’une chute. Impitoyable. Et de ce qu’il a fallu pour se relever.
De la violence conjugale à la rue : spirale infernale
La vie de Linda a basculé en 2010. À cette époque, elle était maman de deux enfants en bas âge, nés de son union avec celui qu’elle appelle, désormais, son ex-mari. « Il était extrêmement violent. Je suis restée longtemps dans l’enfer des coups, par peur, par absence de solution de repli. J’étais déjà brisée bien avant la rue. » La voix est posée, mais le poids des épreuves transparaît dans chaque mot. « Ces années de violences m’avaient laissée sans ressources, sans énergie. On me menaçait sans cesse de m’ôter mes enfants si je ne quittais pas mon foyer, mais personne ne comprenait que j’étais sous emprise. »
Pendant longtemps, l’idée même de fuir lui semblait impossible. La peur la paralysait. Mais un jour, rester lui a semblé plus dangereux encore que partir. En cherchant à échapper à son compagnon, Linda a trouvé refuge dans des centres d’accueil pour femmes battues. Un premier pas vers la survie. Mais très vite, elle s’est heurtée à l’absence de solutions durables. « Aucune structure ne pouvait m’assurer un domicile stable. Or, dans ces centres, on ne peut pas rester indéfiniment. À l’époque, la durée maximale d’hébergement était d’environ neuf mois. Passé ce délai, il fallait quitter les lieux. Et repartir ailleurs. » Elle marque une pause, puis conclut : « C’était un cercle sans fin. Je tournais en rond, sans jamais trouver d’issue. »
Et puis, un jour, faute d’avoir trouvé une nouvelle solution de relogement, tout a basculé. Les autorités ont estimé que ses enfants étaient en danger. Leur garde lui a été retirée. « De victime, je suis devenue suspecte. Voire coupable… » Elle a alors proposé que sa propre famille accueille ses enfants, pour les protéger. « Une décision que j’ai prise pour leur bien, mais qui m’a ensuite coupée d’eux. Car lorsqu’un enfant est placé, les droits parentaux sont strictement encadrés. Je n’avais pas le droit de leur rendre visite, quand je voulais… Sous peine de les voir transférés dans une famille totalement inconnue. »
Cette séparation a brisé son cœur de maman. Et a précipité sa chute. Débutent alors l’errance, la rue.
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« J’attendais que quelque chose m’arrive. Une fin... »
« J’ai perdu foi en tout. Dans les institutions, dans les autres, en moi-même. À force d’encaisser les coups, les humiliations, les silences, j’ai fini par m’effondrer », confie Linda. Privée de ses enfants, sans toit ni perspective, elle se retrouve seule.
Sa première nuit à la rue reste gravée en elle. Ce n’était pas une nuit, mais une nuit blanche. « Je n’ai pas fermé l’œil. Impossible. Dehors, on ne dort pas. On reste sur ses gardes, en permanence. J’étais une proie : vulnérable, exposée. Je me sentais sale, honteuse, invisible. »
La peur devient alors son quotidien. « En tant que femme, on est repérable. Aller de café en café, c’est espérer un verre… et peut-être devoir payer le prix. » Alors, elle se tait. Elle masque sa situation pour ne pas effrayer les autres, pour éviter les regards fuyants. « Résultat : tu souffres en silence. »
Les premières semaines ont marqué un effondrement progressif pour Linda. Chaque nuit sans abri, chaque journée à errer la vidait un peu plus. « Les centres de jour aidaient un peu : une soupe, un repas chaud… Mais je stagnais. » Elle refusait de mendier : « C’était trop dur. » À cette époque, elle ne percevait, pourtant, plus aucun revenu. « Mais, je n’avais plus faim, plus d’envie. J’attendais que quelque chose m’arrive. Un accident, une fin. »
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L’invisibilité sociale : quand exister devient un combat
Linda peine à mettre des mots sur la vie de sans-abri. « C’est difficile à décrire. Ça peut arriver à tout le monde. Et ça peut aller très vite. Il suffit d’un accident de vie, d’un deuil, d’une perte de logement ou de santé. » Puis elle ajoute, avec lucidité : « Dans la rue, le plus difficile, ce n’est pas d’avoir, c’est de conserver. Chaque jour est une lutte. Mais j’y ai aussi appris l’essentiel. L’école de la rue, c’est la plus rude, mais c’est celle qui t’enseigne l’empathie. Parce que tu as le temps. Le temps d’observer, d’écouter, de ressentir. »
Au cœur de cette précarité extrême, elle découvre pourtant des lueurs inattendues. « Souvent, les gens passent devant toi sans même répondre à ton bonjour. T’es sale, t’es mal habillée. T’es plus perçue comme une personne. Même un animal a plus de considération.... Mais, il y avait aussi de la solidarité ! Des gens s’arrêtaient et me parlaient. Je me souviens de ces moments d’humanité. Des gens qui venaient s’asseoir à côté de moi, par terre, avec leur Tupperware, pour partager un repas. Pour savoir qui j’étais. Pas qui je suis devenue, mais qui j’étais avant. »
Ce n’était pas de la pitié qu’elle cherchait. « C’est qu’on veut exister. Quand on n’a plus rien, juste des larmes et une voix pour crier, ces instants-là nous rendent un peu d’humanité. Ce sont des miettes d’espoir. Des poussières de vie. » Et c’est ce fil ténu, fragile mais tenace, qui l’a empêchée de sombrer. « C’est ce qui m’a permis de tenir. Parce qu’au fond, même si je pensais que je n’y arriverais jamais, j’avais toujours en moi cette petite voix qui me disait que je ne resterais pas là. »
Une rencontre, un refuge : « Ce jour-là, j’ai commencé à respirer »
Le temps passe vite, trop vite. Et un jour, Linda réalise que cinq années de survie dehors se sont déjà écoulées. C’est à cette époque, qu’elle va faire une première rencontre qui va bouleverser son quotidien.
C’est dans un appartement insalubre que Linda rencontre Nabil, celui qui va devenir son nouveau mari. Un lieu délabré, où elle vivait alors, sans avenir. « Il était là par hasard, invité par un ami. Quand il m’a vue, il a compris. Il a vu quelqu’un d’abîmé, d’éteint, une femme qui baissait les yeux. Moi, je n’étais plus fière de rien. » C’est lui qui l’a aidée à fuir. « Il a pris des risques pour moi. Il m’a sortie de là, parce que j’étais leur chose. On est partis ensemble, en cachette, et on s’est réfugiés dans un squat, près du pont de Stalingrad. » C’est là, dans un abri de fortune, qu’une relation forte s’est nouée. « Cet homme, mon mari aujourd’hui, est devenu un vrai bouclier. »
Lui, au départ, n’était pas sans-abri. « Mais il a choisi de me suivre, par amour, pour rester avec moi jusqu’à ce qu’on trouve une solution. » Pour Linda, ce soutien a tout changé. « Ce jour-là, j’ai commencé à respirer. Je n’étais plus seule. Je n’étais pas sortie d’affaire, mais j’avais un allié. Quelqu’un qui me protégeait. Et ça, c’était déjà énorme. »
La travailleuse sociale et la baguette magique
Et puis, il y a eu la rencontre avec Zazou… Un moment que Linda qualifie de « magique ». « Ça a été un déclencheur. La clé qui, un jour, me permettrait d’ouvrir enfin la porte de mon propre logement. »
Zazou était bénévole au sein de l’ASBL Rolling Douche. Chaque semaine, leur camionnette faisait halte dans le quartier de Linda, proposant des douches chaudes, des vêtements propres, un café, une soupe… et surtout, une écoute attentive et bienveillante. « Pour nous, c’était une parenthèse précieuse, une bouffée d’humanité. »
Ce jour-là, Linda, comme souvent, était restée à l’écart. « En tant que femme, je préférais garder mes distances. Il y avait beaucoup d’hommes, beaucoup de tension. Et dans la rue, il y a des règles tacites, des clans : les toxicomanes d’un côté, les alcooliques, les voleurs… Tu ne peux pas te mêler à n’importe qui. » Zazou s’était pourtant approchée. Elle lui avait posé une question simple : « Si tu avais une baguette magique, Linda, qu’est-ce que tu ferais ? » Linda n’avait pas hésité. « J’aimerais pouvoir aider les autres. »
À cet instant, un lien s’est noué entre les deux femmes. « Elle a vu que j’avais envie de m’en sortir. Et ça, c’est essentiel. Parce que tu peux vouloir aider quelqu’un autant que tu veux, si cette personne n’est pas prête, si elle ne veut pas vraiment s’en sortir, tu n’y arriveras pas. La rue t’aspire. Elle t’avale. Il faut que le moment soit juste. » Ce que Zazou lui avait offert, c’était bien plus qu’un accompagnement ponctuel. Elle lui avait transmis quelque chose de précieux et de fondamental : la confiance. « Elle croyait en moi. Et moi, je l’ai senti. Et quand tu sens que quelqu’un croit en toi, ça peut tout changer. J’ai eu une montée d’adrénaline. Je me suis dit : Elle croit en moi ? Alors je vais lui montrer qui je suis. »
Se reconstruire pas à pas : droits, logement, dignité
C’est ainsi que Linda a commencé à écrire la première page de sa reconstruction. En effet, après leur rencontre, Zazou, devenue travailleuse sociale, a lancé une association et lui a proposé de participer à de petites missions. « Petit à petit, je me suis retrouvée à rénover des appartements : démonter des planchers, poser des portes. On était payés, ce qui me permettait de m’offrir parfois quelques nuits d’hôtel. »
C’est par le biais de cette structure qu’elle a pu entamer les démarches administratives les plus essentielles. Elle a refait sa carte d’identité — un document sans lequel aucune avancée n’était possible. « Zazou venait avec moi. On passait des journées entières à faire des démarches. J’ai notamment pu obtenir le revenu d’intégration. Parce que même quand on est à la rue, on y a droit. Un tout petit minimum, mais c’était déjà quelque chose. »
Grâce à ce revenu, Linda a commencé à mettre un peu d’argent de côté. Assez, au fil des mois, pour envisager une garantie locative. « Et au bout de deux ans, j’ai enfin trouvé un propriétaire qui a accepté de me louer un logement. Il a fallu un garant, bien sûr. Parce que quand tu viens de la rue, tu fais peur. Même si tu as les moyens, même si tu es prête, même si tu es digne. Ça reste un obstacle immense. Mais cette fois, ça a marché. »
Du relogement à la réinvention de soi
En 2018, Linda a donc signé son tout premier contrat de bail. Une étape majeure. Mais loin d’être une fin en soi. « Le relogement, c’est parfois plus dur que l’errance elle-même. » Seule dans son appartement, elle découvre ce qu’on appelle le choc des quatre murs. « J’ai eu l’impression qu’on m’avait enfermée. Qu’on m’avait mise là pour ne plus voir ma douleur. Pour m’oublier. Je me disais : Voilà, on m’a rangée ici, à l’écart du monde. »
Après dix années dehors, la rue l’appelait encore. « Dehors, tu vois passer les gens. Dedans, plus personne. Le silence, l’isolement… » Son compagnon, lui, avait du mal à rester entre quatre murs et dormait encore parfois à la belle étoile. Linda, elle, s’accrochait. « Je me disais : Tu as ton appartement, tu dois rester. Mais c’était dur, pendant un ou deux ans. »
Puis le Covid a débarqué avec fracas dans nos vies. Ce qui fut une catastrophe pour beaucoup marqua un tournant pour elle. « Le monde s’est arrêté. Les rues se sont vidées. Pour la première fois, je n’étais plus la seule à être enfermée. Et dans cette immobilité, j’ai pu m’imprégner de mon appartement, m’y ancrer. J’ai appris à l’habiter, à l’aimer. J’ai compris ce que c’était que d’avoir un vrai chez-moi. » C’est à ce moment-là qu’une nouvelle envie a émergé. « Je me suis dit : Maintenant, tu as tourné la première page. Il faut écrire la suite. Va étudier, trouve un métier. »
Linda a alors repensé à cette première question posée par Zazou, celle qui avait tout déclenché : « Si tu avais une baguette magique ? » Et à sa réponse spontanée : « J’aimerais aider les autres. » C’est là qu’elle a compris. Elle avait été aidée. C’était à son tour d’apporter son soutien.
Trouver sa place : devenir aide-soignante
C’est ainsi que Linda s’est tournée vers le métier d’aide-soignante. « Je voulais un métier humain, dans lequel je me sentirais utile, où je pourrais offrir une part de moi. Aujourd’hui, je peux dire que j’ai trouvé cela. Je le ressens profondément. Et j’en suis fière. »
Elle travaille désormais auprès de personnes âgées, dans une maison de repos. Son passé, elle ne le raconte pas toujours, mais il imprègne sa manière d’être. « Mon expérience me sert pour les approcher, les comprendre. Le verbal ne suffit pas. Les regards, les gestes, le non-verbal… tout cela parle aussi. J’ai gagné énormément d’empathie grâce à ce que j’ai vécu. J’étais déjà sociable, mais cette empathie-là, plus profonde, je l’ai trouvée dans la rue. Et aujourd’hui, elle me guide. »
Elle aime ce métier, profondément. « Dès le départ, je savais où je mettais les pieds. J’avais cette vocation d’aider ancrée en moi. Peut-être parce qu’on m’a tendu la main, à un moment où plus personne ne croyait en moi. Ce besoin de rendre, de transmettre, de faire ma part, il vient de là. C’est une manière de dire merci à toutes celles et ceux qui ne m’ont pas laissée tomber. »
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« Ce jour-là, quelque chose s’est allumé en moi — et ça brille encore »
« Ce que Zazou m’a offert, ce n’était pas juste une main tendue. C’était un déclic. Une étincelle. Ce jour-là, quelque chose s’est allumé en moi — et ça brille encore. » Linda ne parle pas de miracle, mais d’un moment-clé. Un geste simple, au bon moment. « On a besoin des autres pour s’en sortir. Pas forcément d’argent, mais d’écoute, de confiance. Parce qu’on ne s’en sort jamais seul. »
Aujourd’hui, Linda parle avec fierté de son chemin. Parce qu’elle sait ce qu’elle a traversé. « Bien sûr, tout n’a pas disparu. La peine est là, parfois. Mais j’ai cette conviction : on peut s’en sortir. Ce n’est pas un slogan, c’est du vécu. Tant qu’on est en vie, il y a quelque chose à faire. Un sens à trouver. »
Et puis, il y a ses deux enfants. Avec sa fille, Linda a pu reconstruire une relation forte. « Elle m’a retrouvée. Elle a compris. » Avec son fils, le lien est plus fragile. Mais il n’est pas rompu : « Il m’en veut encore, je crois. Il n’a jamais compris pourquoi il avait dû grandir ailleurs. Mais je lui laisse le temps. J’ai confiance. Parce que moi aussi, il m’en a fallu, du temps. Et je sais que l’amour, lui, restera toujours. »
Emilie Vleminckx
Rédactrice en chef
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