Un site de l'Agence pour le Non-Marchand
Informations, conseils et services pour le secteur associatif

"S’obstiner dans ces vieilles recettes, c’est risquer une déshumanisation de l’aide aux sans-abris"

13/05/25

Le nombre de personnes sans-abris à Bruxelles a augmenté de 25% ces deux dernières années. Derrière ces chiffres alarmants, François Bertrand, directeur de l’ASBL Macadam, illustre la réalité des individus en errance et des travailleurs sociaux. Et dresse le bilan d’un secteur qui a tous les outils pour se réinventer face à un modèle en déclin.

Les chiffres sont alarmants. En 2024, à Bruxelles, près de 10.000 personnes étaient sans-abris, selon le centre d’étude bruxellois Bruss’Help. Soit une hausse de 25% en deux ans. En 2023, on en comptait 50.000 sur toute la Belgique.

Face à cette situation catastrophique, François Bertrand, à la tête de l’ASBL Macadam (qui intervient auprès de jeunes sans-abris) et ancien directeur de Brussel’Help, dresse le bilan d’un secteur à la croisée entre un modèle qui s’essouffle et l’urgence de se réinventer.

Lire aussi : Violences dans les services d’aide aux sans-abris : réalités et défis des travailleurs de terrain

Le Guide Social : Selon les données les plus récentes, 10.000 personnes sans-abris ont été dénombrées à Bruxelles, près de 20.000 en Wallonie, 50.000 en Belgique. Quelle est la réalité derrière ces chiffres ?

François Bertrand : D’un côté, chez Macadam, nous observons une hausse très forte du nombre de jeunes qui s’adressent à nous en n’ayant plus du tout de solution. Et c’est le même constat chez les sans-abris plus âgés. Tout cela, avec des cocktails détonants : addiction, problèmes de santé mentale et physique. S’ajoutent également une errance et une violence institutionnelles. Les personnes sans-abris passent d’un centre d’urgence à une maison d’accueil, puis d’un foyer à un autre, et retombent en rue.

Et, d’autre part, il y a ce dont la presse parle depuis des mois, c’est-à-dire les jeunes qui entrent dans les circuits criminels et y sont exploités, parce qu’ils n’ont pas accès à des ressources, pas de titre de séjour, pas d’ouverture au revenu d’intégration sociale.

"Le secteur est aussi à bout de souffle au niveau de ses pratiques sociales"

Le Guide Social : C’est dans ce contexte que vous avez écrit une carte blanche, avec l’économiste Xavier Dupret, publiée début avril sur le journal Le Soir, dans laquelle vous parlez d’une nécessité de proposer un « nouveau schéma d’action ».

François Bertrand : Deux éléments ont convergé. D’abord, la sortie des chiffres du dénombrement des sans-abris, qui sont catastrophiques pour tout le pays et en particulier pour Bruxelles avec une augmentation de 25% en moins de deux ans. On a un secteur du sans-abrisme qui demande toujours plus d’argent depuis vingt ans (et les budgets ont été doublés ces cinq dernières années) mais qui ne parvient pas à enrayer le phénomène.

Et, deuxièmement, la nécessité pour les pouvoirs publics d’aller vers une vision de prévention, qui est plus porteuse. Une guidance préventive, c’est-à-dire intervenir avant que la personne ne soit expulsée (ou pour un jeune, en sortie de famille d’accueil ou de foyer), coûte moins cher que d’institutionnaliser des individus sans-abris. Les centres d’urgence, les grands dortoirs et les centres d’accueil, c’est la fin d’un modèle.

Le but de la carte blanche était de mettre un coup de pied dans la fourmilière. Certes, le politique n’a pas suffisamment anticipé cette hausse de précarité mais il n’est pas le seul responsable. Le secteur est aussi à bout de souffle au niveau de ses pratiques sociales.

Le Guide Social : C’est-à-dire ?

François Bertrand : La responsabilité est partagée entre les politiques et les opérateurs face à une triple crise : une crise d’attractivité du métier ; une crise de l’inspiration, car il n’y a pas beaucoup de renouvellement des modèles d’aide ; et une crise des finances publiques, qui va nous obliger à réinventer des approches plus impactantes.

Dans le contexte actuel, c’est sur qu’aucune région du pays n’aura les moyens d’augmenter les budgets. L’enjeu est donc d’éviter un définancement et de faire autrement avec la même chose, plutôt que de faire plus avec moins. Ce qui veut dire nécessairement sortir de la zone de confort.

Lire aussi : Réhumaniser le travail social par la force de la mobilisation collective

"On continue de faire comme on a toujours fait ces quarante dernières années. Mais ça ne marche plus !"

Le Guide Social : Le secteur est-il prêt à ce changement ?

François Bertrand : Sur le terrain, je constate que les travailleurs sociaux sont prêts. Surtout les plus jeunes. Chez Macadam, nous en avons beaucoup qui débutent et qui veulent aller vers de nouvelles solutions comme la prévention, aller au contact de la personne et respecter ses souhaits et son autonomie, avec une démarche non-jugeante.

Depuis l’après-Covid, de nouveaux services sont dans une dynamique d’innovation, où on va vers les personnes et on n’attend pas qu’elles toquent à la porte. Il y a, par exemple, des maraudes mobiles dans le métro (Includo et SUBlink, à Bruxelles), des maraudes dans les squats (le projet Cover), ou encore SOS Jeunes et CEMO qui sont actifs auprès des mineurs et jeunes majeurs en errance.

C’est plutôt au niveau des cadres et des directions qu’il y a des résistances au changement.

Le Guide Social : Comment les expliquez-vous ?

François Bertrand : Je l’ai surtout observé lors de mon expérience en tant que directeur de Brussel’Help. Une partie des directions à la tête d’opérateurs et des administrateurs siégeant dans les organes publics ont plus de 50 ans et viennent d’une époque où il n’y avait pas 10.000 sans-abris en Région bruxelloise et où il n’y avait pas toutes ces crises sanitaire, économique et sociale à gérer.

Ils restent donc dans des schémas très classiques, de passage par des maisons d’accueil, et il y a peu d’esprit pour l’innovation et le basculement vers la prévention. On continue de faire comme on a toujours fait ces quarante dernières années. Mais ça ne marche plus. Et tout système sur le déclin finit par être violent pour les usagers. C’est en tout cas ce qu’on observe.

Le Guide Social : Vous parliez aussi d’un manque d’attractivité dont le secteur serait aussi responsable.

François Bertrand : C’est ce modèle très vieillissant de l’institution totale qui explique aussi en partie le manque d’attractivité. Le modèle des maisons d’accueil ou des centres d’urgence a pu fonctionner des années 80 à 2000, mais maintenant, face à la hausse de la demande et l’absence d’autonomie des personnes dans ces centres, les travailleurs sociaux sont en perte de sens.

Et même les premiers concernés préfèrent trouver d’autres solutions, comme un squat, ou rester en rue, plutôt que de se retrouver coincés entre quatre murs sans solution de logement à la sortie.

"Nous sommes à la jonction de deux périodes..."

Le Guide Social : C’est tout un modèle qui est en crise.

François Bertrand : Oui, et ce n’est pas grave en soi. Toute période de changement a des opportunités. Nous sommes à la jonction de deux périodes et il faut se réinventer pour réhumaniser la lutte contre le sans-abrisme. Parce que si on continue avec de vieilles recettes, nous allons vers une déshumanisation et une inefficacité de l’aide aux sans-abris.

Le Guide Social : Y a-t-il déjà une forme de déshumanisation ?

François Bertrand : Dans les systèmes classiques, les travailleurs observent que les personnes sont mises dans des cases et on ne prend plus en compte les situations individuelles.

Aussi, en tant que directeur de Brussel’Help, j’étais invité par les administrations quasiment une fois par mois pour établir un code de qualité (c’est-à-dire les bonnes pratiques pour chaque institution). Autour de la table, il y avait des fonctionnaires, des directions de fédérations mais jamais d’usagers, ou de personnes qui les représentaient, ou même de travailleurs sociaux, qui sont laissés en périphérie de la réflexion. Cela pose question.

Lire aussi : ASBL PLOUF : « Passons l’exclusion sociale à la machine »

"C’est possible de réformer, même quand il y a un manque de moyens et de temps"

Le Guide Social : Quels sont, à votre sens, les nouveaux schémas de lutte contre le sans-abrisme ?

François Bertrand : Il faut sortir des logiques de gardiennage et aller vers de nouvelles approches, qui ont été testées pendant les crises Covid et ukrainienne. Par exemple, installer des personnes sans-abris dans des auberges de jeunesse, des hôtels et, mieux encore, en logements individuels ou partagés, où des équipes mobiles passent pour voir ce qu’il est possible de faire en fonction des besoins. Ce sont des méthodes qui fonctionnent : généralement, la personne retrouve son indépendance entre six et neuf mois.

L’autre élément est d’aller vers les individus. Le lien de confiance se fait en rue ou dans un squat et cela a plus de retour sur investissement. Ensuite, il y a un travail à faire pour réaccrocher la personne par la formation, l’école, l’emploi, la culture, et pas uniquement par le logement. L’idée est de tricoter sur toutes ces dimensions, en créant un lien avec les autres secteurs.

Aujourd’hui, la lutte contre le sans-abrisme ressemble davantage à des opérations de sauvetage qui ne marchent pas. Car si personne ne peut se sauver tout seul, on ne peut pas non plus sauver une personne malgré elle.

Le Guide Social : Néanmoins, toutes les structures n’ont pas forcément les mêmes ressources, la même taille. Comment imaginez-vous ce basculement vers de nouvelles pratiques ?

François Bertrand : Prenons l’exemple de l’Aide à la jeunesse. Jusqu’à la fin des années 70, on enfermait des enfants dans des institutions sur décision des juges. Puis, il y a eu une grave crise économique (choc pétrolier, austérité brutale) et une faillite totale du modèle. Cela n’a pas empêché d’écrire un livre blanc de la protection de la jeunesse, qui a conduit à une réforme où la mise en institution est devenue le dernier recours. Cette expérience me fait dire que c’est possible de réformer, même quand il y a un manque de moyens et de temps.

Aussi, la situation est tellement catastrophique qu’aucun gouvernement ne peut se permettre de laisser filer la situation. Le sans-abrisme est un des rares sujets où toutes les couleurs politiques sont d’accord sur le fait qu’il faut y mettre fin.

Enfin, tout peut paraitre très sombre mais, en réalité, les travailleurs sont prêts. On a déjà les outils, comme la guidance préventive dont nous parlions au début. Si on évite que des personnes tombent en rue, on résorbe la courbe du sans-abrisme.

Mais tout ce mouvement vers la prévention ne peut être possible que si ceux qui font l’action sociale (service public et associatif) se parlent et vont ensemble dans cette direction. La lutte contre sans-abrisme ferait bien d’évoluer vers les autres secteurs, vers le reste du non-marchand.

Propos recueillis par Caroline Bordecq



Ajouter un commentaire à l'article





« Retour