Elise, infirmière en milieu carcéral : récit d’un engagement au long cours

Depuis plus de quinze ans, Elise Botton exerce un métier singulier dans un cadre peu ordinaire. Infirmière à la prison d’Andenne, elle accompagne au quotidien une population aussi diverse que complexe, avec un objectif : garantir l’accès à des soins de qualité dans un environnement où la santé, elle aussi, est souvent enfermée. Témoignage d’une professionnelle lucide, engagée, et profondément humaine.
[Dossier] :
- Journée internationale - Infirmier : un métier de sens avant tout
- Investir dans les soins infirmiers, c’est investir dans une société prospère et en santé
- Les infirmiers et infirmières à domicile : piliers essentiels des soins, entre défis actuels et promesses d’avenir
Le Guide Social : Vous avez débuté votre carrière à Andenne en 2008. Comment êtes-vous arrivée à exercer en milieu carcéral ?
Elise Botton : Un peu par hasard, en réalité. J’avais auparavant travaillé en soins intensifs et en maison de repos. Un jour, ma sœur, assistante sociale à la prison d’Andenne, m’a parlé d’une réserve de recrutement pour des infirmières. Par curiosité, j’ai tenté le coup : j’ai passé un examen oral au SELOR… et je l’ai réussi. Peu après, je recevais une lettre m’indiquant que je pouvais choisir l’établissement dans lequel travailler. J’avais mis Andenne en premier choix. Le bureau du personnel m’a appelée pour me dire qu’on m’y attendait.
À ce moment-là, je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais. J’ai longuement hésité, puis je me suis dit : « Tant pis, j’essaie, on verra bien ». J’ai donné mon préavis. Et je suis entrée en prison. Depuis, je n’en suis plus jamais sortie.
"Je suis restée fidèle à mes valeurs : je soigne, je ne juge pas"
Le Guide Social : Vous souvenez-vous de vos premières impressions en prison ? Quelles étaient vos appréhensions en débutant ?
Elise Botton : J’ai eu peur. Clairement. Ce qui m’a le plus marquée, ce sont les grilles, les portes sécurisées, les barreaux… Ce sentiment d’enfermement. On doit appuyer sur un bouton pour chaque passage, attendre qu’on nous ouvre. Très vite, je me suis demandé : « Si un incendie se déclare, je fais comment pour sortir ? ». J’ai aussi eu peur des détenus. Certains circulent seuls, en toute autonomie. Deux ou trois jours après mon arrivée, j’ai croisé sur la passerelle un détenu dont le dossier avait été très médiatisé. Il m’a saluée : « Bonjour, madame l’infirmière ». Et là, je me suis dit : « Je viens d’arriver, et il sait déjà qui je suis ». C’est impressionnant.
Ma plus grande crainte était de trouver et de maintenir ma juste place : être à la fois bienveillante et cadrante. Il faut savoir écouter, soigner, tout en fixant des limites claires.
Évidemment, cette posture a évolué. L’infirmière que j’étais en 2008 n’est plus celle que je suis aujourd’hui. L’expérience aide à mieux s’accorder avec soi-même. Je me sens plus légitime, plus alignée avec mon rôle.
Je suis restée fidèle à mes valeurs : je soigne, je ne juge pas. Mais avec le temps, on banalise beaucoup. J’apprends qu’un détenu a tué sa femme d’une balle ? Cela devient presque ordinaire.
La violence aussi se banalise : les insultes, les bagarres. C’est notre quotidien. Pourtant, à l’extérieur, je ne la supporte plus. Et parfois, on baisse la garde. On oublie un peu où l’on travaille et avec qui.
Le Guide Social : Comment décririez-vous l’ambiance de la prison d’Andenne à quelqu’un qui n’y a jamais mis les pieds ?
Elise Botton : C’est comme une petite planète à part. Une réalité parallèle. Les détenus ont tous été jugés, ils purgent des peines d’au moins trois ans, parfois beaucoup plus. Certains sont là depuis 2008, comme moi. La prison fonctionne comme un petit village : des affinités se créent, des habitudes s’installent, chacun trouve sa place. On apprend à connaître les personnes détenues, ce qui change profondément l’approche du soin.
Lire aussi : Marie-Christine Gengoux, premier écrivain public en prison : « Il faut avoir les nerfs solides »
"En prison, on ne soigne pas des personnes malades mais des personnes incarcérées, souvent jeunes et en bonne santé"
Le Guide Social : Une approche du soin qui s’inscrit donc sur du long terme. A quoi ressemble une journée type ? Qu’est-ce qui distingue le soin en prison de celui à l’hôpital ?
Elise Botton : Nous commençons la journée par la distribution des médicaments. On fait du « porte-à-porte » dans les cellules pour remettre les traitements prescrits, ce qui prend déjà beaucoup de temps.
Ensuite, on enchaîne avec les consultations du médecin généraliste. Chaque jour, nous voyons une trentaine de patients ensemble. Nous assurons aussi deux plages horaires de soins : principalement des blessures auto-infligées. Certains détenus se mutilent pour obtenir quelque chose, mais ça ne fonctionne pas comme ça.
En parallèle, nous coordonnons les soins avec d’autres professionnels : kinésithérapeutes, dentistes, opticiens, psychiatres. Ces derniers ne sont pas là en permanence, donc nous faisons le lien entre eux et les détenus.
En prison, on ne soigne pas des personnes malades mais des personnes incarcérées, souvent jeunes et en bonne santé. La majorité a des difficultés avec l’autorité, beaucoup sont toxicomanes. Les profils sont variés, avec des cultures, des parcours, des langues différentes.
À l’hôpital, le soin est ponctuel. Ici, il s’inscrit dans la durée : parfois sur plus de 20 ans. Notre but est que les détenus sortent en aussi bon état de santé que possible.
Le Guide Social : Avez-vous reçu une formation spécifique pour travailler en milieu carcéral ?
Elise Botton : Non, aucune formation particulière. J’ai appris sur le terrain, au contact des agents de surveillance de l’infirmerie. Ce sont eux qui m’ont transmis les bons réflexes : ne jamais laisser traîner du matériel, sécuriser constamment l’espace… Tout ça, on l’apprend en pratiquant.
Aujourd’hui, on essaie de mieux accompagner les étudiant·e·s et les nouveaux collègues. Mais chaque prison fonctionne à sa manière. Travailler à Andenne, Lantin ou Namur, ce n’est pas du tout la même chose. Ce sont des microcosmes qui ont chacun leurs règles et leur culture.
Lire aussi : Portrait du fondateur de l’ASBL Extramuros : « Mon passé d’ex-taulard ? Je ne veux pas le traîner comme un boulet ! »
"On ne travaille pas avec des objets ni des machines. On travaille avec des êtres humains..."
Le Guide Social : En prison, le principal défi est de garantir une qualité de soin équivalente à celle de l’extérieur...
Elise Botton : Et on en est loin. Le nombre d’heures allouées aux médecins, kinés, dentistes ou psychiatres est insuffisant. Pour vous donner un exemple : un détenu a droit à une heure de dentiste par an. Un toxicomane qui arrive avec une bouche en ruine ne pourra évidemment pas être soigné correctement en si peu de temps. On a un médecin qui est là le matin, pendant trois ou quatre heures. Après, il n’y a plus que nous, les infirmières. Et on se retrouve parfois face à des situations d’urgence : douleurs thoraciques, membres cassés, douleurs aiguës…
On est souvent entre deux chaises. J’aimerais que le détenu voie un médecin, mais est-ce que ça vaut la peine de l’envoyer à l’hôpital ? Ça veut dire faire venir la police, organiser une escorte… Ce n’est pas anodin. À chaque fois, on doit se demander : est-ce que ça justifie tout ça ? Et puis, s’il ne se passe rien, tant mieux. Mais si ça tourne mal et que je n’ai rien fait, c’est ma responsabilité. On est toujours sur le fil.
Le Guide Social : Vous sortez parfois du cadre infirmier. Comment gérez-vous cette pression au quotidien ?
Elise Botton : En équipe, on s’est mis d’accord sur une règle simple : si on n’a aucun doute, on peut attendre le lendemain pour que le médecin voit la personne. Mais au moindre doute, on envoie. Tant pis pour les complications logistiques. Je préfère cela plutôt que de me retrouver au tribunal parce que quelqu’un est mort et que je n’ai rien fait.
Mais ça nous pousse à prendre des décisions qui ne relèvent normalement pas de nos compétences. Quand quelqu’un a mal au ventre, décider si on l’envoie à l’hôpital ou pas… Je ne suis pas médecin, je ne peux pas l’ausculter. Heureusement, j’ai la chance de faire partie d’une petite équipe soudée. On parle beaucoup entre nous, on se soutient. On débriefe, on se vide, on partage les situations difficiles.
Et puis, dès que je sors d’ici, je me reconnecte à la nature, aux animaux. Les chevaux, les chiens, la forêt… J’ai besoin d’air, de liberté. C’est mon équilibre.
Lire aussi : Travailleur du secteur social dans le milieu carcéral : un défi !
Le Guide Social : Pour terminer, pourriez-vous nous partager la grande leçon que vous tirez de ce métier ?
Elise Botton : Qu’on travaille avec de l’humain, avant tout. Certaines personnes ici sont là pour fermer des portes, poser des interdits. Pas pour écouter ni comprendre. Pourtant, on ne travaille pas avec des objets ni des machines. On travaille avec des êtres humains. Et c’est essentiel de ne jamais l’oublier.
Propos recueillis par Laura Mortier
Ajouter un commentaire à l'article