Quand l'éduc maltraite : "Je l'ai vu enfermer les enfants dans le noir..."

Il est des sujets tabous. Dans les secteurs de la santé et du social, le professionnel maltraitant en est un. On voudrait tous que cette réalité n’existe pas, n’existe plus. Pourtant, ce n’est pas le cas. Malheureusement, à l’heure actuelle, de telles dérives se produisent encore. « Dérives » étant un euphémisme pour caractériser l’innommable : la maltraitance par le professionnel du public vulnérable dont il a la charge.
On a tous entendu parler de ces histoires d’abus, de maltraitances de jeunes placés en institutions, particulièrement de faits s’étant produits à des époques relativement lointaines, lorsque ces lieux d’hébergement ressemblaient plus à des mouroirs qu’à des institutions éducatives. On voudrait croire qu’à l’heure actuelle, avec la professionnalisation des métiers du soin et de l’éducation, avec toute l’attention portée aux personnes les plus vulnérables, tout ce passif de violences est derrière nous. Et on aurait raison de le croire, de le vouloir. Mais non. Et on ne peut pas l’ignorer.
« Il picolait au boulot, il insultait les enfants, il se moquait d’eux »
Amina, éducatrice en internat, a été témoin de faits de maltraitance de la part d’un ancien collègue : « Il enfermait certains enfants plus petits, plus jeunes, plus craintifs avec un autre enfant "méchant". Ça le faisait marrer. Il picolait au boulot, quand il faisait les nuits, il picolait. Je l’ai déjà vu placer un enfant en fauteuil roulant au milieu d’un couloir et le laisser là, seul, dans le noir. Il insultait les enfants, il se moquait d’eux, des moqueries sur des caractéristiques évidentes : un aspect physique, un bégaiement, etc. Il narguait les enfants avec des pizzas qu’il leur mangeait sous le nez … franchement, c’était horrible. Ce mec est devenu maltraitant au fil du temps, il n’a pas toujours été comme ça, il est parti en vrille. Il était juste atroce. »
Ne pas faire de vagues, étouffer dans l’oeuf
Face à de tels faits, la réponse institutionnelle n’est pas toujours au rendez-vous, ajoutant au désespoir des collègues. Dans le cas vécu par Amina, elle a même été chaotique : « J’ai dénoncé les faits. Nous sommes plusieurs à l’avoir fait. À l’époque, nous n’avions plus de directeur, donc c’est la personne située un échelon au-dessus qui était en charge de notre institution. Or, cette personne ne voulait pas faire de vagues. Tout ce qu’on a rapporté a été étouffé dans l’oeuf. Cette tolérance était devenue intolérable ! Vis-à-vis des enfants, qui sont déjà bien cabossés par leur courte vie lorsqu’ils arrivent chez nous, mais aussi vis-à-vis des familles, qui nous font (péniblement) confiance, on ne pouvait pas simplement en rester là ! De plus, il a su qu’on l’avait dénoncé, alors il est devenu odieux avec nous aussi ! »
Elle rajoute : « Finalement, j’ai été frapper à la porte de la direction générale, donc un échelon plus haut que celui de notre directeur par intérim. On a été plusieurs à le faire, et le temps que la direction prenne conscience de la portée du problème, ils l’ont entendu, ont essayé de le raisonner, mais ça n’a rien donné. Ils ont fini par le licencier, mais pas pour les faits de maltraitance, ils ont prétexté une autre histoire. Ce type n’a donc jamais été inquiété pour ces faits et aujourd’hui, il peut encore travailler avec des enfants. D’ailleurs, je pense que c’est le cas. »
Mais pourquoi et comment on en arrive là ?
Alors, pourquoi ? C’est un peu la question qui brûle les lèvres. Pourquoi certaines personnes, qui ont choisi une carrière dans le soin et l’éducation, en arrivent à de tels degrés de maltraitance des personnes dont elles ont la charge ? Pour Amina, cela tient entre autre à la difficulté de cultiver la bienveillance dans son métier : « Je pense qu’il faut être quelqu’un de supra positif, sinon on ne tient pas deux ans sans tomber dans le travers du "Je m’assieds, je bois mon café, de toutes façons, ça ne sert à rien, ils sont tous foutus." Face à certaines situations, c’est difficile d’envisager une évolution, une issue plus favorable, c’est un exercice mental à faire en continu. C’est aussi opérer un contrôle sur soi, s’observer, faire preuve d’introspection, observer et analyser ses pensées son positionnement dans son métier, prendre du recul, ce qu’on n’est pas toujours incité à faire. D’autant plus ici, où on était tous en roue libre. »
Certains contextes sont-ils plus propices ?
Certains contextes de travail semblent être plus propices au développement de faits de maltraitance de la part du personnel. Il s’agit notamment des institutions « totales » ou « totalitaires » telles que théorisées par le sociologue Erving Goffman, dans son ouvrage Asiles. Il y évoque des institutions englobantes, renfermées sur elles-mêmes, des lieux d’hébergement de personnes, prenant en charge la (quasi) totalité des fonctions sociales, de sorte que les individus y dorment, mangent, travaillent, ont leurs loisirs. Les prisons en sont un bel exemple, de même que certains hôpitaux. Ces institutions sont « dans nos types de société, des foyers de coercition destinés à modifier la personnalité ». Et elles offrent un immense pouvoir au personnel y travaillant, entraînant par là même de grandes dérives, surtout chez des profils de personnalité ayant tendance à abuser du pouvoir dont ils disposent.
MF, travailleuse sociale
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