Jeunesse cabossée, familles à bout, institutions débordées : l’alerte des travailleurs sociaux

Récemment, je me suis entretenue avec Amina, éducatrice au sein d’un internat d’enseignement spécialisé. Ses propos ont fait écho avec ceux tenus par l’équipe éducative d’un service résidentiel général que j’avais eu le plaisir de rencontrer l’année dernière. Et ce n’est pas tout. Ils rejoignent le ressenti de nombre de travailleurs des secteurs social et (para) médical avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger quelques mots. Le constat partagé : les populations changent. Ou plutôt : les problématiques s’intensifient et se complexifient, laissant ces travailleurs perplexes quant à l’évolution de notre société.
De plus en plus de problématiques cumulées et complexes dans les familles
Marine travaille depuis 24 ans en aide à la jeunesse, dans un service résidentiel général. Elle nous fait part de l’évolution qu’elle constate au niveau de la population de jeunes accueillis : « Les problématiques des jeunes et de leurs familles sont plus complexes. Notamment, il y a de plus en plus de problématiques cumulées dans les familles : assuétudes, problèmes psychologiques, voire psychiatriques, problèmes économiques, mauvais logements, communication difficile … Avant, nous avions l’un ou l’autre cas cumulant toutes ces difficultés et maintenant, c’est presque une majorité. Les familles sont de plus en plus acculées. Les cas sont complexes, le travail prend du temps. En fait, l’aide à la jeunesse est symptomatique de tout ce qui ne va pas dans notre société. »
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Des jeunes déconnectés, repliés sur eux
Véronique, psychologue de formation, a travaillé en aide à la jeunesse avant de se réorienter dans l’enseignement. Elle fait le même genre de constat : « Les jeunes sont de plus en plus déconnectés, y compris entre eux. C’est paradoxal, car ils sont hyper-connectés avec leurs smartphones, mais ils ne sont plus dans la réalité. Ils interagissent de moins en moins entre eux en vrai, tout devient virtuel. Il y a un repli sur soi croissant et le covid n’a rien arrangé. Beaucoup de situations sont interpellantes au niveau familial. Il y a de plus en plus de comportements négligents ou de faits de maltraitance induits par notre société qui est très stressante. »
Des situations familiales dramatiques en augmentation
Amina, qui travaille dans un internat d’enseignement spécialisé depuis un peu moins de 15 ans, témoigne du changement de population accueillie : « Nous accueillons toujours plus d’enfants en type 3, donc ayant des troubles du comportement et / ou de la personnalité, comme par exemple des troubles de l’attachement. La plupart d’entre eux n’ont aucune déficience intellectuelle, certains sont même bien plus intelligents que nous, mais leur comportement fait que les écoles "normales" n’en veulent plus et les orientent vers le spécialisé. »
Elle rajoute : « En fait, beaucoup de ces enfants vivent des situations familiales tellement dramatiques qu’elles ont forcément un impact sur leur développement. On parle de négligences graves, de maltraitances, de violences, d’abus, d’abandons parfois répétés, d’enfants trimballés dans le système, qui arrivent chez nous tous cabossés par leur vie. Avant, nous n’en avions pas, ou alors un ou deux. Maintenant, leur nombre est en constante augmentation, et avec des problématiques familiales très complexes, qui nécessitent un suivi intensif de nombreux services, ce qui n’est pas systématiquement mis en place. »
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Des problématiques psychiatriques qui s’intensifient
Serge, qui travaille en institution psychiatrique depuis plus de 30 ans, fait le même constat que beaucoup de ses collègues : le public accueilli a profondément changé. « Avant, nous avions surtout des patients chroniques, hébergés pour de longues durées, des personnes ayant des déficiences mentales et troubles psychiatriques associés, en incapacité de vivre de manière autonome. Maintenant, nous en avons toujours, mais de moins en moins. D’une part, la politique de l’institution et du secteur en général a changé et privilégie des hospitalisations de cure plutôt que les longs séjours, et d’autre part, la population a changé, tout comme la société. »
Ce tournant s’accompagne d’une intensification des troubles. « Aujourd’hui, nous avons toujours plus de personnes avec de graves pathologies, des gens qui sont complètement hors de la réalité. Outre les problématiques d’assuétudes, en augmentation, on a des personnes fortement délirantes, agressives, totalement déconnectées de la réalité. Le nombre de cas de pathologies psychiatriques lourdes qu’on accueille est en forte hausse », poursuit-il.
À cela s’ajoute une grande détresse liée aux parcours migratoires, comme en témoigne Serge : « Nous avons également une population d’origine étrangère grandissante, des gens qui viennent de pays perpétuellement en guerre, n’ont connu que ça, ont certainement vécu des atrocités et ont complètement perdu pied. Travailler avec cette population est extrêmement difficile. Tout ce qu’on peut faire, c’est principalement au niveau de la médication. Pour le reste, soit les gens ne restent pas assez longtemps, soit le lien de confiance peine à s’installer, mais dans beaucoup de cas, un travail réellement psychologique sera difficile à mettre en place. Au mieux, on les relâche dans la nature à peine retapés. »
Notre société va mal et toutes ces personnes en souffrance en sont la preuve
Tous font le même constat, rejoints par de nombreux travailleurs : ces évolutions sont symptomatiques de celle de notre société, qui va mal. Selon Véronique, qui travaille dans le secteur de l’enseignement, « il faudrait agir beaucoup plus à la source. On réduit les budgets partout : éducation, santé, logement, etc. Les écarts se creusent entre ceux qui ont les moyens matériels et qui sont sensibilisés et les autres. Paradoxalement, on crée une multitude de services, on incite les professionnels à travailler en réseau, mais tout ça ne suffit pas à aider ces familles, voire cela nuit à l’efficacité du suivi, car ils se perdent entre tous ces interlocuteurs. Pour certains, c’est clairement une histoire générationnelle, et leur nombre grandit. »
Amina, éducatrice spécialisée, ponctue : « Notre société va mal et l’addiction aux écrans ne fait qu’empirer les choses. Le monde en général va mal, c’est de plus en plus compliqué de faire du social dans un monde qui dysfonctionne à ce point. D’une certaine façon on ne lutte plus contre la médiocrité, on la laisse gagner du terrain, voire on l’encourage. Il y a de moins en moins de cadre, quel qu’il soit, et on abandonne tous ceux qui n’y arrivent pas au bord de la route. Je constate que de plus en plus d’enfants sont en colère et le restent longtemps, voire toute leur scolarité. »
Et demain ?
Il est clair qu’on ne peut pas oblitérer une partie croissante de la population sans conséquences. Réduire perpétuellement les budgets dans des domaines aussi fondamentaux que la santé, le social, le logement et l’éducation ne peut qu’avoir des répercussions dramatiques, dans un premier temps sur la frange de la population la plus fragilisée, et à terme, sur une majorité de la population.
Nous payons aujourd’hui les intérêts des politiques sociales menées par le passé. Demain, nous payerons ceux des politiques sociales actuelles. Quels seront les constats dans une génération ou deux, lorsque tous ces jeunes malmenés par la vie avant même leur naissance tenteront de s’intégrer au sein de la population active, auront peut-être une famille à leur tour, etc. Si certains arrivent à trouver leur équilibre, qu’adviendra-t-il des autres, de ceux dont la résilience n’aura pu venir à bout des monstrueuses embuches ayant parsemé leur chemin ?
Propos recueillis par MF - travailleuse sociale
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