Souffrance et domination : pourquoi repenser l’évaluation des travailleurs sociaux ?

Comme chaque année dans la quasi-totalité des associations sans but lucratif du secteur social à Bruxelles les travailleurs sociaux sont invités à des entretiens individuels d’évaluation avec leur coordinateur. L’entretien d‘évaluation, est présenté par les différentes directions comme un « outil de gestion » RH équitable (puisqu’organisé de la même façon pour tous les travailleurs à intervalle régulier) et bénéfique pour tous (il permettrait d’améliorer le travail de chacun). Nonobstant ces affirmations simplistes et faussement candides des directions, le procédé de l’évaluation individuelle est en réalité un instrument de domination qui cause et accroit les souffrances au travail.
Le spécialiste de la psychodynamique du travail, Christophe Dejours, explique que la justification de l’évaluation individuelle, comme nouvelle méthode introduite par les gestionnaires, « réside dans le bénéfice qu’elle apporte à l’employeur en matière de domination » (1). Cela est évident pour quiconque a subît ce genre d’entretien. Explicitons quand même cet aspect dans le secteur du travail social. La partie centrale de l’entretien d’évaluation, peu importe les versions et les adaptations, est formé d’un paragraphe « points forts du travailleur » et d’un paragraphe « points à améliorer » (pseudo-euphémisme pour « points faibles du travailleur »).
Lire aussi : Réhumaniser le travail social par la force de la mobilisation collective
Florilège de commentaires dans le rapport d’évaluation
>>> Les expressions citées ci-dessous proviennent de rapports d’évaluations dans différentes structures, leur similitude est frappante et montre le caractère structurel du problème. Toute ressemblance avec un rapport d’évaluation particulier n’est donc que simple coïncidence.
L’aide sociale n’est pas une production de services mesurables, objectifs et quantifiables. Le coordinateur en charge de l’entretien d‘évaluation va donc parler de supposés « points faibles » qui n’ont rien à avoir avec la réalité de la profession.
Qu’écrivent les directeurs et autres coordinateurs dans le paragraphe « points faibles du travailleur » ? On va lire des remarques sur la « rigueur administrative », sur la « tenue des dossiers » (sic) ou, pire encore, des remarques désobligeantes sur des aspects cognitifs ou des caractéristiques de la personnalité du travailleur « tu manques d’attention ou de concentration lors des réunions », « ta personnalité est perçue comme orgueilleuse par certains de tes collègues », « certains collègues te trouvent trop vive dans tes réactions… », ou bien une critique d’une manifestation de solidarité de la part du travailleur envers ses collègues (« tu défends trop les autres, parle uniquement de ce qui te concerne directement »)…
Certains coordinateurs, en manque d’inspiration, peuvent aller jusqu’à écrire dans le paragraphe « objectifs » des remarques qui côtoient le risible « savoir dire non à un collègue lorsque sa demande est excessive comme lorsqu’un collègue demande sans vrai justification un nouveau cahier ». Il y a aussi les commentaires vides de sens comme : « ton travail ne correspond pas à ce qu’on attend de toi étant donné tes diplômes » (phrase écrite sans aucune explication complémentaire). Il y a toujours les commentaires qui servent juste à rappeler qui est le chef : « Tu as l’habitude d’outrepasser tes limites de travailleur social » (sans plus d’explication, il s’agit d’une impression de la direction). La liste est très longue, les coordinateurs/directeurs en question sont des personnes avec des profils très différents, des parcours très variés, cependant les commentaires en question sont toujours dans le superflu, dans l’anecdotique, dans la désobligeance parfois, dans l’accessoire qui est transformé en « chose importante ». A quoi sert tout ce charabia ?
Lire aussi : 5 conseils pour se préserver d’un environnement professionnel toxique
Objectifs réels des rapports d’évaluation
Le coordinateur/directeur a la possibilité, et ne manque pas de le faire, de donner des conseils, des instructions, des recommandations, des ordres aux travailleurs tout au long de l’année, pourquoi donc un entretien d’évaluation en complément à ce rapport hiérarchique exercé à longueur des journées par voie orale et écrite ?
Le seul objectif véritable du paragraphe « points faibles du travailleur » est de « masquer par anticipation » (du point de vue de l’employeur) un licenciement abusif ultérieur, ou en l’absence de licenciement, de maintenir une pression, une domination sur le travailleur.
L’évaluateur va se rabattre sur des aspects accessoires du travail social
La nature de l’accompagnement social (arts de faire, savoir-faire faisant appel à une interdisciplinarité complexe, inter-subjectivité, relation de confiance, espace de parole, espace d’écoute et d’action, etc) est impossible à « évaluer », l’évaluateur va se rabattre donc sur des aspects accessoires du travail social à savoir la « tenue des dossiers » (sic), l’absence d’enregistrement d’un tel fichier, le « nombre de dossiers », l’absence d’une note dans un journal de bord, etc. Ainsi n’importe quelle erreur risque d’être qualifiée injustement de faute, puisqu’en se focalisant sur ces aspects accessoires mesurables, on glisse d’une obligation de moyens à une obligation de résultats instaurant ainsi une angoisse permanente chez le travailleur. Or les erreurs existent et c’est tout à fait normal : nature et complexité du travail effectif par rapport au travail prescrit, surcharge de travail, bref l’erreur est humaine.
Notons au passage que le paragraphe « objectifs individuels » souvent présent dans le rapport d’évaluation n’est que la « réplique en positif » du paragraphe « points faibles », le culte actuel de la fameuse « communication assertive » chez les dominants fait qu’ils ont besoin de reformuler les mêmes remarques désobligeantes dans un autre paragraphe sous une forme « positive et assertive », à titre d’exemple une remarque désobligeante sur la personnalité / le caractère du travailleur devient sous une forme assertive « faire plus attention à l’esprit d’équipe ». On retrouvera donc les mêmes éléments accessoires et insignifiants dans le paragraphe « points faibles du travailleur » et dans le paragraphe « objectifs individuels » sous une forme « assertive ».
Lire aussi : Travailleur social : comment démotiver un collègue compétent et investi
Les évaluations individuelles, une protection du travailleur contre le licenciement ?
Au-delà du contresens absolu du dispositif de l’évaluation individuelle, cette méthode, comme l’analyse justement Christophe Dejours, « en imposant la concurrence généralisée, a réussi à fracturer toutes les formes d’entraide, de prévenance, de savoir vivre et de solidarité entre les travailleurs » (2) et elle a conduit à faire exploser les pathologies de surcharge comme les burn-out.
Lire aussi : Burn-out : les signes qui ne trompent pas
D’aucuns diront pour défendre l’évaluation que celle-ci peut être bidirectionnelle (3) dans le sens où le travailleur peut être invité à donner son avis sur la « qualité » de la coordination de son coordinateur, qui à son tour sera évalué par son directeur rendant, comme par magie, le dispositif vertueux dans son ensemble. Cet argument revient à affirmer que la multiplication des souffrances/dominations aurait un effet extincteur, un effet d’annulation des souffrances et ne mérite pas de s’y attarder. C’est comme si le fait d’ajouter une souffrance annulerait une autre souffrance. Sans oublier que dans les contraintes de la relation hiérarchique directeur-travailleur ce dernier va rarement loin dans la franchise quand il s’agit de critiquer son responsable de service ou a fortiori la direction de l’association.
Certains défendent les évaluations individuelles comme étant une protection du travailleur contre le licenciement, c’est un leurre total. Quiconque connaît le monde du travail social sait que les licenciements ou les pressions pour pousser à la démission sont très fréquents et se font sans états d’âme. L’évaluation individuelle, en opérant un glissement d’une obligation de moyens vers une obligation de résultats, rend les licenciements plus « facile » pour l’employeur. Notons aussi que certains directeurs s’ingénient à établir des règlements de travail tellement rigides et remplis d’exigences qui sont difficiles à respecter eu égard aux contraintes réelles du travail effectif. L’évaluation individuelle peut aussi être un moyen utilisé par l’employeur pour pousser à la démission soit à cause de la violence des propos (actés dans le rapport d’évaluation) sur des traits liés à la personnalité du travailleur ou bien en maintenant une angoisse permanente non supportable par le travailleur.
Lire aussi : Ce que j’aurais aimé qu’on me dise lorsque j’ai commencé à travailler dans le social
Conclusion
Il est grand temps d’en finir avec les entretiens d’évaluation individuelle et d’arrêter cette mascarade. Ces entretiens peuvent être remplacés par des moments collectifs où les différentes idées, les différents modes opératoires peuvent se confronter dans un espace public de parole, des moments où la problématique de l’organisation du travail et des conditions du travail, reprenne sa place comme question éminemment politique qui concerne tout le monde.
Les syndicats ont un rôle central à jouer pour que de telles délibérations puissent se dérouler sans menaces sur les travailleurs et sans prise de risques excessive de leur part, mais il faudrait déjà que toutes les ASBL puissent avoir des délégations syndicales, ce qui n’est pas possible dans le rapport de force actuel puisque de nombreuses directions d’ASBL exercent des menaces et des intimidations afin d’empêcher l’installation de délégations syndicales. Eu égard à la nature du travail social l’instauration de délégation syndicale devrait être obligatoire dans toute ASBL œuvrant dans le domaine de l’aide sociale.
Cela aiderait à lutter contre le glissement de l’obligation de moyens vers l’obligation de résultats
En l’absence d‘une délégation syndicale, la solidarité entre les travailleurs et leur prise de conscience de la dangerosité de l’outil « évaluation individuelle » pourrait générer une entraide afin d’affronter les évaluations. Quand les travailleurs sociaux discutent entre eux des rapports d’évaluation, cela dévoile les violences symboliques en les retirant du secret de l’entretien individuel. Un tel échange entre travailleurs leur permettrait une plus grande lucidité (et audace) pour refuser les points qui n’ont pas à être mentionnés dans ces rapports ou pour refuser de se soumettre aux entretiens d’évaluation, cela aiderait aussi à lutter contre le glissement de l’obligation de moyens vers l’obligation de résultats voulu par les directeurs.
Certains peuvent souhaiter que les directeurs des structures œuvrant dans le travail social se rendent compte de l’absurdité, de l’inutilité de ce dispositif d’évaluation et des souffrances qu’il cause. C’est un vœu pieux, le champ de domination dans le monde de travail fait que ceux qui ont accumulé les privilèges s’y accrochent fermement quel que soit le prix à payer en souffrance humaine. Uniquement des projets collectifs et solidaires pourraient infléchir ces rapports de force pour que le travail ne soit pas un lieu de souffrance mais un médiateur possible de l’épanouissement.
Khaled Dika
Travailleur social, également Maître de Conférences (actuellement en disponibilité) à l’Université Sorbonne Paris Nord
1 : Le choix, souffrir au travail n’est pas une fatalité, Christophe Dejours, p .17.
2 : Le choix, op. cit., p.18.
3 : Encore un élément de langage dans la novlangue qui fleurit dans les offres d’emploi dans le secteur social.
Ajouter un commentaire à l'article