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Réhumaniser le travail social par la force de la mobilisation collective

27/01/25
Réhumaniser le travail social par la force de la mobilisation collective

Réduction de subsides, burn-out en cascade, épuisement généralisé… Pour en finir avec les souffrances silenciées, contre vents et marées, les travailleuses et travailleurs du secteur social se retroussent les manches. Leurs objectifs ? Défendre leurs droits d’exister et de prendre soin des plus fragilisé·es en toute dignité.

7 novembre 2024. Manifestation nationale du Non-Marchand. Parmi les plus de 25.000 personnes descendues dans la rue, le bloc Travail social en lutte. Diamela Vicente, travailleuse liégeoise dans l’intégration sociale, avance sur le boulevard Leopold II. Dans ses mains, une bannière au message clair : « Moins de contrôle, plus de social ». « La question des subsides est de plus en plus complexe. Nous œuvrons toujours dans la précarité en répondant à de petits appels à projets. Sans financement structurel, nous ne pouvons pas effectuer notre travail. Sans compter qu’avec le nouveau gouvernement, nous ne savons pas si nos postes seront renouvelés.... », témoigne-t-elle sous les sifflets et les sirènes.

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« Tout le monde se bat pour le social, le social se bat pour tout le monde »

Au milieu de la foule, une dizaine de membres de Travail social en lutte marchent aux côtés de leurs collègues néerlandophones de Sociaal Werkers in Actie. « Nous ne sommes pas si nombreux·ses que ça, mais la plupart des travailleurs sociaux souffrent déjà d’une surcharge de travail, donc c’est difficile de les mobiliser. Si on fait grève, qui va payer les pots cassés ? Ce sont les usager·ères », souffle Diamela Vicente. Tandis que le cortège se dirige vers le Botanique, Simon Hupkens, lui aussi militant au sein du mouvement, se saisit du mégaphone : « Tout le monde se bat pour le social, le social se bat pour tout le monde. »

Quelques jours plus tard, nous le retrouvons à Liège où il travaille comme agent d’insertion au CPAS. Loin des cris de la manifestation, Simon Hupkens revient sur l’émergence du collectif. « J’ai assisté à la toute première réunion au début du confinement. C’était au moment des mobilisations du mouvement Santé en lutte qui réclamait un système de santé basé sur l’humain plutôt que la rentabilité financière. Nous, travailleur·euses du secteur social, nous demandions alors comment faire pour leur apporter notre soutien… Et puis nous avons commencé à nous concentrer sur nos propres enjeux : les questions de financement, de pression et de surcharge de travail. »

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La digitalisation des services essentiels en ligne de mire

Retour à Bruxelles pour remonter ici aussi le fil du récit de Travail social en lutte. Mars 2020, le pays est mis sous cloche. Du jour au lendemain, les services essentiels ferment leur porte et appuient sur l’accélérateur de la digitalisation. Mais une fois le confinement levé, les guichets restent verrouillés, laissant sur le carreau les personnes en situation de vulnérabilité numérique. Face à cette nouvelle réalité, dans le sillon de leurs collègues liégeois·es, les travailleuses et travailleurs sociaux de la capitale s’organisent et lancent une branche locale de Travail Social en Lutte.

Nora Poupart, coordinatrice des Services sociaux des quartiers 1030 et l’une des membres du noyau au début du mouvement, se souvient : « Les personnes n’ont plus eu d’autre choix que de se tourner vers les services sociaux de première ligne pour accéder aux services essentiels. Nous sommes devenu·es les petites mains des administrations. Or notre travail n’est pas de permettre d’accéder aux formulaires, mais d’accompagner les gens ! » Au sein de Travail Social en Lutte, Nora Poupart trouve alors un espace pour partager ses colères, mais aussi analyser et proposer des pistes d’actions concrètes. « Nous avons organisé plusieurs rencontres entre personnes du secteur pour collectiviser les constats afin de les porter plus haut. Si on est seul·e à se rendre compte de quelque chose, cela reste inaudible, mais ensemble, on a plus de chance de pouvoir y parvenir. »

Mobiliser un secteur au bout du rouleau

De 2020 à aujourd’hui, plusieurs actions ont été menées à Bruxelles et Liège pour dénoncer les services « dématérialisés ». Même chose concernant les conditions de travail. Mais malgré les mobilisations, la pression sur la première ligne se révèle toujours plus lourde à porter. Le secteur subit d’ailleurs une véritable pénurie de travailleur·euses, ce qui ne fait qu’accroitre le poids sur les épaules fragiles de celles et ceux qui tiennent. « Aujourd’hui, les travailleur·euses du soin sont mis·es dans des conditions de travail qui les forcent à se conduire de manière indigne », alerte la Fédération des Services Sociaux (FDSS).

Face à ce trop-plein, le mouvement Travail Social en Lutte perd de son souffle. « Nous mobiliser en plus de notre travail hyper mobilisant, c’est presque impossible si on veut maintenir un semblant d’équilibre dans nos vies. Nous sommes un secteur hyper fragilisé, nous avons toutes et tous des urgences sur le terrain, et ce au quotidien.... », confie Nora Poupart. Après des mois d’investissement dans la lutte, en 2023, elle a décidé d’arrêter son engagement au sein du mouvement. De son côté, Simon Hupkens reste mobilisé, mais il observe lui aussi une fatigue généralisée : « La précarité à Liège a explosé ces deux dernières années : les situations que nous devons gérer se révèlent chaque fois plus dures. Les travailleur·euses tombent en burn-out. Dans ce contexte, c’est particulièrement complexe de mobiliser les personnes, et c’est compréhensible. »

La résistance contre « la boucherie sociale »

Les prochaines années risquent de se révéler particulièrement complexes à traverser. Selon plusieurs acteur·rices de terrain de CPAS, l’augmentation de la pauvreté, l’austérité budgétaire et la volonté de supprimer les allocations de chômage après deux ans aggraveront encore la situation. Au cœur de ce sinistre tableau, Simon Hupkens parvient malgré tout à entrevoir des lueurs d’espoir. « Même si nous sommes fatigué·es, pour beaucoup de travailleur·euses, lutter permet de retrouver du sens et d’aller à l’encontre de la déshumanisation. La force de "Travail Social en Lutte" est précisément d’avoir créé un outil de mobilisation collective dans lequel nombre de gens se reconnaissent. Et le jour où nous n’aurons vraiment plus le choix que d’entrer en résistance, la dynamique sera prête. Ce sera peut-être d’ici quelques mois déjà, lorsque les effets des premières mesures gouvernementales et de coupures de budget se feront sentir… Ils ont commencé par couper dans le sans-abrisme, ce qui va reporter la charge sur les autres services généralistes… Les cinq prochaines années vont se transformer en une véritable boucherie sociale », appuie-t-il.

« Boucherie sociale » c’est également l’expression que le nouveau mouvement Commune Colère utilise dans son plaidoyer. Derrière ce groupe, une coalition de syndicalistes (issu·es de la CGSP et CNE) et des activistes écologiques. Un mélange de genre et de générations plutôt rafraichissant sur la scène militante. « Nos revendications s’enrichissent de nos deux secteurs différents qui n’ont pas forcément l’habitude de travailler ensemble. Les activistes sont très bon·nes dans l’action directe, tandis que les syndicalistes ont une force de mobilisation et de plaidoyer politique », commente un activiste du mouvement. « En tant que syndicat, nous représentons un contre-pouvoir, mais c’est nécessaire de collaborer pour se faire entendre. Il y a trente ans, quand on organisait une manif, nous avions plus de poids qu’aujourd’hui. Le recul de notre reconnaissance par la classe dominante finit par affaiblir aussi la mobilisation des travailleur·euses par ailleurs complètement crevé·es et sous pression », explique une permanente syndicale d’un CPAS et membre de la coalition.

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Contre l’austérité, commune colère

13 décembre 2024. Siège de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB) à Bruxelles. Une cinquantaine de militant·es occupent le bâtiment. Dans le porte-voix, le slogan « Contre l’austérité, commune colère ». Différentes prises de paroles se succèdent. Après une heure d’action directe sous forme de diffusion de messages politiques et d’organisation d’assemblée générale, la police fait évacuer les lieux. « Avec l’Arizona, les patrons sont aux petits soins. Elle exauce tous leurs vœux et promet un véritable retour au 19ème siècle en termes de conditions de travail ; pour la justice sociale, on repassera ! », déclare un porte-parole de Commune Colère.

À quelques pas de leur action d’occupation, dans un café du centre, syndicalistes et activistes partagent ensemble un verre de l’amitié. « Il faut garder la foi en la mobilisation, nous n’avons pas le choix ! C’est ça où on devient défaitiste et on se replie sur soi. Pour moi, c’est juste une question de survie que de continuer, de me battre et de garder espoir à vouloir avancer vers mieux », confie une syndicaliste du secteur social.

Des propos qui entrent en résonance avec la pensée de Cynthia Fleury, philosophe et autrice de « La clinique de la dignité ». Dans cet ouvrage, elle pointe précisément la multiplication des atteintes à la dignité dans les institutions et les pratiques sociales, notamment en raison des conditions de travail des professionnel·les. Pour la penseuse, face à cette réalité, une réponse peut être l’indignation, mais elle prévient « cette indignation doit être traduite par une dignité en actions afin qu’elle ne se transforme pas en ressentiment. Car une philosophie politique de l’irréconciliable marquerait la fin de l’état social de droit. »

Jehanne Bergé



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