UNE VIE DE PSY - Épisode XV : l'effet papillon
Un épisode de la vie singulière de T. Persons où l’on comprend pourquoi les psychologues cliniciens feraient mieux de se garder de donner leur avis sur la situation de leurs patients…
- Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec une quelconque réalité serait purement fortuite… -
J’étais donc planté dans le fauteuil de mon cabinet, un samedi matin, à déguster mon café avec la sensation d’être un marin qui profite de l’horizon dégagé avant que la tempête ne prenne le dessus. C’était l’occasion pour moi de faire le bilan. En quelques mois, j’avais profondément changé. Alors que mes valeurs tendaient vers le respect, l’équité, la justice et le don de soi, j’oscillais entre la tromperie et l’escobarderie ornée de mensonges à outrance, le tout sur son lit de sentiments vils et haineux tels qu’une frustration intense et une colère noire. J’étais donc passé du statut de boy scout à celui d’escroc douteux digne d’un film de Danny Boyle ou de Guy Ritchie.
J’attendais patiemment Marthe, prêt à reprendre la situation là où on l’avait laissé. D’une certaine manière, je me disais que j’avais peut-être la chance de faire amende honorable de mon comportement : mettre des mots sur ce qui s’était passé, garder la tête froide et surtout rester professionnel. Il était inenvisageable qu’il se passe quoi que ce soit d’autre entre elle et moi. J’essayais donc d’anticiper la raison du mal-être de ma patiente. Qu’avait-il bien pu se passer pour que Marthe, d’une nature si calme, pondérée et mature, décide que l’alternative de mettre fin à ses jours puisse être pertinente ? La semaine précédente, j’avais eu la confirmation, à mon grand désarroi, qu’ Anita était belle et bien enceinte. Il y avait peut-être de ça ? La traîtrise d’un mari qui fait un enfant à une autre alors qu’il ne lui en a jamais fait ? Puis vint une idée saugrenue… Et si tout cela n’était qu’une simple machination pour me revoir ? Marthe faisait partie des gens suffisamment intelligents pour manipuler son monde à bon escient. Vous allez me dire que tout ne tourne pas autour de mon nombril et je suis passablement d’accord avec vous, mais néanmoins, j’avais du mal à lâcher le fantasme qu’elle faisait tout cela pour me revoir. J’entendais une petite voix dans ma tête, qui me poussait à agir en professionnel, à bannir l’impossible. Malheureusement, toutes mes réflexions étaient contrebalancées par les émotions suscitées par un cerveau biberonné aux comédies romantiques britanniques. Avec le recul, il est évident qu’il y avait autant de romantisme dans mes fantasmes que de dentitions parfaites dans les quartiers populaires de Manchester, mais malgré tout, j’avais l’impression de vivre quelque chose d’unique, de précieux.
« Si l’on ne dort pas, rien ne peut aller »
Bref, lorsque le son de la sonnette d’entrée retentit, j’étais ambivalent. Je voulais plus que tout être ce professionnel empathique au service de ses patients, mais j’avais peur qu’une partie de mon cerveau pilotée par Hugh Grant prenne le dessus. Je n’avais jamais vu Marthe dans un tel état. Cernées, les yeux rouges, elle semblait avoir perdu du poids. Je comprenais mieux sa situation. J’avais en face de moi quelqu’un qui avait extrêmement mal dormi ces dernières semaines. Or, en dehors des CD de Christophe Maé, la privation de sommeil est une méthode de torture éprouvée à Guantanamo. Si l’on ne dort pas, rien ne peut aller, les émotions se décuplent, on devient complètement paranoïaque et surtout l’angoisse s’amplifie.
En soi, rien n’avait changé, Marthe était toujours en détresse face à un mari qu’elle soupçonnait fortement d’être infidèle. Ces pensées devenaient de plus en plus obsédantes au point de ne plus savoir fonctionner dans la vie. Soit, face à son discours, j’aurais pu jouer mon rôle, ventiler ses émotions, travailler ses ruminations et lui dire que la communication prévalait. Il était temps qu’elle en parle sérieusement à Georges. Malheureusement, Hugh Grant avait laissé la place à un autre personnage au poste de pilotage de mes émotions : Bridget Jones.
Je ne suis pas vraiment fier de moi… Lorsque l’on laisse ses émotions prendre le dessus et que l’on se permet de donner son avis, mieux vaut ne pas être un psychologue en face d’un patient. J’étais en colère. Georges ne méritait pas une personne comme Marthe. Il lui était devenu insupportable de devoir vivre avec un homme qui évitait la discussion et je la rejoignais là-dessus. Il fallait qu’elle découvre la vérité. Je lui ai donc dit qu’à sa place, moi, je confronterais Georges à mes craintes, quitte à y aller durement, en laissant exploser sa colère, son agressivité. Il fallait qu’elle lâche ses émotions contre lui et qu’il comprenne dans quel état il la mettait. Il serait faux de croire que le but de la manœuvre était uniquement de faire capoter le couple de Marthe et Georges. Non, globalement, je voulais que Marthe puisse être en harmonie avec les informations qui étaient en ma possession pour pouvoir enfin discuter normalement. Dans tous les cas, elle semblait comprendre mon point de vue, et s’apprêtait à y aller franchement… Appelons ça l’effet papillon… Dans tous les cas, je ne m’attendais pas à ce que mon opinion puisse causer d’aussi grandes conséquences…
T. Persons
[Du même auteur]
– Épisode I : la nouvelle demande
– Épisode II : la patiente de 15 heures, le mardi
– Épisode III : de l’art de la supervision
– Épisode IV : un heureux hasard
– Épisode V : le nouveau venu
– Épisode VI : une coïncidence douteuse…
– Épisode VII : une question de choix
– Épisode VIII : le poids des secrets
– Épisode IX : la ligne rouge
– Épisode X : autour d’un verre
– Épisode XI : savoir dire non (partie I)
– Épisode XII : savoir dire non (partie II)
– Épisode XIII : un métier dangereux
– Épisode XIV : les idées noires...
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