Violences dans les services d’aide aux sans-abris : réalités et défis des travailleurs de terrain

En décembre dernier, l’AMA, Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri, publiait les résultats de son enquête sur la violence dans les services du secteur de l’aide aux personnes sans-abri et sans chez-soi. En marge de la journée d’échanges et de débats qui a accompagné cette publication, notre équipe a tenté d’en savoir plus sur les réalités de terrain qui se cachent derrière ces chiffres. Une réalité multiple, qui dépend fortement des profils des personnes accueillies mais aussi du contexte géographique.
Grégory Pattyn, directeur de la Maison Prévôt – qui accueille aujourd’hui 105 hommes seuls à Ixelles et propose un accompagnement psychosocial, administratif, médical en plus du gîte et du couvert – confirme les constats de l’enquête de l’AMA, et constate lui aussi une augmentation des violences, tant vis-à-vis des travailleurs sociaux et entre les usagers qu’en ce qui concerne les violences institutionnelles vis-à-vis des usagers comme des travailleurs.
« Selon moi, cette augmentation que l’on note également au sein de notre maison d’accueil est liée à trois facteurs principaux », témoigne-t-il. « Premièrement, on ressent des frustrations de la part des usagers de plus en plus grandes, ainsi qu’un état de santé mentale plus fragile. Nos équipes doivent faire face à des situations pour lesquelles elles ne sont pas formées, et par manque de moyens c’est notre personnel socio-éducatif qui est amené à gérer des situations qui relèvent d’un accompagnement psychologique ou infirmier. Deuxièmement, nous avons également constaté une évolution des addictions. Auparavant, l’alcool et le tabac étaient les consommés principaux. Aujourd’hui, nos équipes sont confrontées à des drogues dures comme l’héroïne, le crack. Enfin, on ne peut que déplorer la paupérisation du ’parcours’ de ces personnes sans-abri ou sans chez-soi. Quand on sait qu’aujourd’hui à Bruxelles, il y a une liste d’attente de vingt ans pour les logements sociaux, allez expliquer cela à un usager nouvellement arrivé chez nous… »
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« Nous sommes devenus des gestionnaires, des générateurs de chiffres »
Pris au piège dans cet engrenage, Grégory Pattyn confie être désormais inquiet au quotidien pour ses équipes qui subissent une charge de travail démesurée, fautes de moyens et de soutiens publics, et sont confrontées quotidiennement à des parcours extrêmement violents. Avec, en parallèle, une pression administrative et institutionnelle toujours plus forte.
Il poursuit : « Nous sommes devenus des gestionnaires, des générateurs de chiffres. On nous parle toujours de simplification, alors qu’il faut courir après les subventions… Cette violence, elle vient de la dynamique sociétale d’exclusion du sans-abrisme. Le public avec lequel nous travaillons n’est pas ’vendeur’ en termes d’image, il y a des préjugés et des stéréotypes. Pourtant, nous avons accueilli des professeurs d’université, des dentistes, des personnes aux parcours très différents, mais qui subissent toutes cette violence. Face aux difficultés de réinsertion, aux boucles de frustration et aux complications, la violence éclate souvent. Et du côté des travailleurs, cela est une cause évidente d’épuisement professionnel. »
Une réalité différente en milieu rural
À cette dure réalité de la capitale, Sylvain Lehanse, directeur pédagogique de l’ASBL Le 210, seule structure d’accueil pour les familles sans chez-soi en province du Luxembourg, répond avec une vision plus nuancée : « Au sein de notre maison d’accueil, nous accompagnons tous les profils, avec un focus sur les personnes accompagnées d’enfants. Notre philosophie, c’est d’être le plus inconditionnel possible. Cela entraîne parfois des frictions, notamment pour les personnes très abîmées par leur parcours de vie, mais nous prônons le dialogue et l’accompagnement. »
Sylvain Lehanse le reconnaît, sa réalité est différente de celle de ses confrères en milieu urbain. En douze ans, Le 210 n’a été contraint qu’une seule fois à la mise à la porte d’un usager. Avec 57 places, la maison d’accueil basée à Houmont (Sainte-Ode) fait face à une réalité bien différente de celle des grandes villes, même si le directeur pédagogique constate lui aussi une évolution dans l’accompagnement des usagers. S’il préfère parler de « non-gestion des émotions » plutôt que de violence réelle, Sylvain Lehanse confirme que ces épisodes sont plus fréquents.
« Ce qui est certain, c’est que ces violences sont principalement tournées vers l’institution, vers la complexification des démarches qui induisent de nombreuses frustrations. Nous avons affaire à des personnes en bout de course, elles sont à bout de souffle et ont vécu une grande instabilité. Face à la complexité des administrations, à la paperasse, cela crée un sentiment d’insécurité très violent. »
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La nécessité pour les politiques de s’emparer de la question
Comment, dès lors, aller de l’avant pour les personnes encadrantes et les assistants sociaux confrontés au quotidien à ces situations ?
Selon Louise Paquot, chargée de mission à l’AMA dans le cadre de la recherche-action bruxelloise des violences au sein du secteur de l’aide aux personnes sans chez-soi, il convient de recentrer le débat. « De nombreuses recommandations peuvent être faites, mais un élément transparaît à tous les niveaux : la nécessité à ce que les politiques s’emparent de la question. On peut faire toutes les recommandations qu’on veut, mais si les travailleurs sociaux n’ont pas les moyens pour accompagner les personnes vers leurs droits, ces personnes vont devenir de plus en plus vulnérabilisées et fragilisées, et tout cela risque de faire d’autant plus porter la responsabilité sur les travailleurs sociaux et les usagers. »
Une conclusion que rejoignent également les deux directeurs que nous avons interrogés, faisant pourtant face à des réalités bien distinctes.
Au sein de l’ASBL Le 210, un système de co-référence a été mis en place, afin d’éviter que la charge émotionnelle soit portée par une seule personne. « Nous faisons face à des situations de plus en plus complexes, et des parcours de plus en plus lourds à gérer. Ensemble, on est plus forts, et on essaie de rester à l’écoute pour garder nos équipes saines d’esprit. En parallèle, nous avons mis en place un coaching santé mentale avec Resolux. Cela permet d’avoir des temps d’arrêt, et parfois de rouvrir le champ des possibles pour nos équipes. »
Pour Grégory Pattyn, la situation est plus complexe. Avec 105 lits et l’équivalent de 18 ETP pour un accueil 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, La maison d’accueil le Prévôt est en cruel manque d’effectif. « Pour nos secteurs, les fonctions d’assistant social et d’éducateur spécialisé sont en pénurie. La charge psychosociale est considérable pour nos équipes, et pourtant il faut pouvoir encaisser, revenir le lendemain, et faire face. Dans ma fonction, je me retrouve à jouer un jeu d’équilibriste entre bien-être de mes équipes et subventions, alors que mes coordinateurs ne sont même pas repris dans ces calculs. C’est aussi une forme de violence, que nous subissons au quotidien. »
Kévin Giraud
>>> Pour aller plus loin, découvrez les grandes lignes du rapport d’enquête de l’AMA
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