Travailler le social dans un contexte d’extrême-droitisation ?

Les mesures qui s’annoncent sont dures. Dures pour les publics pauvres, précarisés, marginalisés. Qui vont durement encaisser. Dures pour les professionnels du non-marchand. Et donc dures pour le travail social. Ce n’est pas étonnant. Le contexte est à l’intolérance, aux simplismes, aux populismes. Et à une extrême-droitisation du monde. Il faudra pourtant continuer à avancer.
Des événements pas si anecdotiques
Il était déjà difficile de considérer les événements passés comme anecdotiques (un président de parti et un ministre de l’intérieur présents à une conférence de Le Pen, le même ministre de l’intérieur et le secrétaire d’état à l’asile et à la migration qui fêtent l’anniversaire d’un ancien collabo fondateur du groupuscule d’extrême-droite VMO, les visuels de campagne d’un parti du gouvernement contre le pacte de Marrakech, le même secrétaire d’état filmé et se réjouissant de la victoire du VB et de la potentielle coalition qui pourrait se dessiner, la jubilation du même président de parti, par ailleurs bourgmestre d’une grande ville, ravi d’utiliser Air Francken pour des déportations de demandeurs d’asile au départ de sa propre ville, la sympathie, toujours du même secrétaire d’état pour Schild en vrienden, un groupuscule d’extrême-droite assumée ...).
L’accumulation ces derniers mois de nouveaux éléments permettent de dire qu’on est vraiment loin de cet anecdotique (le racisme de campagne d’un ministre-président wallon, assumé ensuite par les cadres de son parti, des anciens de « Chez nous » affiliés au MR, le respect affirmé d’un président de parti pour Zemmour et Trump, la campagne électorale stigmatisante, les félicitations de Marion Maréchal Le Pen à l’annonce de la formation du gouvernement fédéral, le président des jeunes NVA, suppléant du nouveau ministre de la défense à la chambre, issu de Schild en vrienden, …).
Enoncer que la Belgique est de plus en plus gouvernée à l’extrême-droite devient de moins en moins contestable. D’autant plus que le silence assourdissant des partenaires pose, pour le moins, la question d’une complicité bienveillante tout aussi dramatique.
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Une confirmation dans les politiques annoncées
Et si l’on s’arrête à nombre d’éléments de la déclaration gouvernementale, on constate que ce sont les plus faibles qui sont régulièrement pointés du doigt et que de nombreuses politiques sont mises en place pour les stigmatiser et les enfoncer davantage.
- Les chômeurs qui vont perdre leurs allocations après deux ans, allocations (comme le RIS d’ailleurs) qui ne seront plus indexées,
- La stigmatisation des malades de longue durée qu’on veut remettre au travail alors… qu’ils sont malades
- La judiciarisation des consommateurs de drogues et l’inscription dans le projet individualisé d’intégration sociale de l’obligation de suivre une cure de désintoxication pour ces consommateurs qui perçoivent le RIS,
- Puis toute une série de mesures d’austérité qui toucheront indistinctement tous les Belges, sachant que sans ces mesures, un nombre important de personnes précaires étaient déjà très loin de s’en sortir.
- Et que dire des demandeurs d’asile dont on pourra fouiller GSM et ordinateurs, qu’on voudrait enfermer dans des lieux de détention à l’étranger, pour lesquels Air Francken va reprendre du service.
- Que dire aussi de nombreuses femmes qui vont notamment se retrouver en difficulté d’obtenir une pension décente parce que ce sont elles qui sont les plus nombreuses dans les emplois à temps partiel, par choix, parce qu’il a fallu élever les enfants et que c’est une tâche qui leur reste assignée ou par obligation parce que nombreux sont les emplois qu’on leur dédie qui ne sont pas à temps plein.
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Les conséquences pour le non-marchand
Une déclaration gouvernementale stigmatisante, excluante, déshumanisante qui aura donc des effets d’abord sur les personnes précaires et sur celles qui vont le devenir du fait des mesures. Qui entraînera des conséquences également sur nombre de travailleurs et travailleuses du non-marchand, qui font souvent partie d’une classe moyenne avec des salaires modestes qui seront évidemment impactés.
Mais il n’y a pas que les salaires. Même si le budget des politiques de santé devrait augmenter, le travail des infirmières et infirmiers n’est pas près de s’améliorer. Considérer que le travail de nuit ne commence qu’à minuit est une ineptie, certainement pour elles. Une mesure qui ne va pas encourager à s’engager ou à persévérer dans cette profession pourtant en pénurie, tellement en pénurie que les hôpitaux doivent fermer de plus en plus de lits. Le métier d’enseignant est aussi en pénurie. Si les mesures au niveau de la Fédération Wallonie Bruxelles poursuivent le travail de sape déjà entamé auparavant, la couche rajoutée par le fédéral participe grandement au découragement des professionnels et rend le travail pédagogique de moins en moins praticable. Les enfants et les jeunes en seront les principales victimes, et principalement les enfants et les jeunes issus des familles pauvres et précaires.
Les gouvernements considèrent bien trop peu que la Culture est un vecteur qui peut faire grandir les gens qui ont la chance d’aller à sa rencontre. Ou peut-être le savent-ils et font-ils le choix de rendre son accessibilité moins facile ? L’extrême-droite ou/et le néo-libéralisme n’a effectivement pas besoin d’un peuple cultivé qui poserait un regard critique sur son environnement.
Les conséquences pour le travail social
Il y a enfin les travailleurs sociaux, assistants sociaux, éducateurs, ou tout autre nom que l’on se plait à inventer aujourd’hui pour des raisons qui restent obscures. Celles-là et ceux-là verront également leurs conditions de travail bien souvent impactées. Parce que les mesures annoncées leur seront défavorables. Surtout parce que les mesures annoncées seront défavorables aux publics avec lesquels ils et elles travaillent. Et qu’il sera d’autant plus difficile de trouver des solutions pour des publics dont on s’ingénie par ailleurs à enfoncer la tête sous l’eau. Des hommes, des femmes, des jeunes, des enfants dont le nombre va augmenter puisqu’une série de ces humains qui arrivaient à échapper à la précarité vont y tomber du fait du régime (dixit le premier ministre) imposé, rendant plus complexe encore le travail d’accompagnement des professionnels du social. Des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales qui envisagent d’abord leur travail avec l’ambition de la dignité pour ces publics. La justice sociale. Le respect. L’humanité. Des professionnels qui voient arriver les mesures financières terriblement impactantes pour les publics. Mais qui comprennent aussi la réorientation de leurs missions. Davantage stigmatisantes, contrôlantes, normatives. Si peu respectueuses de qui sont les gens, de ce que peuvent être leurs choix de vie, leurs projets, leurs (petits) bonheurs tenant compte des réalités dans lesquelles ils baignent malgré tout.
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Il faut dire que les nouvelles politiques et celles et ceux qui les portent n’ont pas leur pareil pour pervertir les mots. L’accueil dont ils et elles parlent n’a jamais été si peu hospitalier. Le terme humanisme qu’ils étalent comme de la confiture n’a jamais été aussi inhumain. La référence au respect des normes internationales liées aux droits de l’homme apparait de plus en plus incongrue. Comment ces hommes et ces femmes de pouvoir, tellement hors sol, tellement déconnectés des réalités des petites gens pourraient-ils comprendre que pour construire une relation d’accueil, d’aide, d’accompagnement, il faut d’abord le temps d’établir la confiance nécessaire ? Ce n’est déjà pas toujours simple à comprendre pour les professionnels eux-mêmes qui doivent mobiliser leur humilité, leur capacité d’empathie, leur éthique pour approcher la réalité des publics qu’ils rencontrent dans le cadre de leur travail. Cela nécessite compétences, capacité de réflexion, d’écoute, d’analyse. Bien loin de la dimension techniciste à l’œuvre depuis des années et que les nouvelles mesures voudraient renforcer pour davantage encore encadrer les populations de plus en plus considérées comme dérangeantes et qu’il faut encadrer voire exclure.
Ces politiciens hors sol peuvent-ils comprendre que la violence qu’ils produisent au travers des mesures qu’ils imposent produiront en retour de la violence. Que restera-t-il en effet à ces publics marginalisés ou exclus pour continuer à exister et vivre quelque part dans cette société, si ce n’est d’aller chercher les moyens de subsistances nécessaires avec les moyens du bord, si ce n’est de s’exprimer comme ils le peuvent, quand ils le peuvent ? Maladroitement le plus souvent. Et illégalement très probablement. Exister, même dans les marges nécessite des pratiques marginales. Parfois illégales. Illégitimes ?
Rester debout
Confrontés aux mesures qui tendent à faire perdre le sens de leur travail, les travailleurs sociaux ou les travailleuses sociales seront de plus en plus couramment confrontés à la pratique d’un métier à risque éthique. Cette éthique et la déontologie qui constituent l’essence du métier ne pourront plus être respectées au regard de la façon dont les mesures gouvernementales considéreront les populations et de la façon dont ils engageront les professionnels à considérer ces populations. Un métier à risque éthique, mais d’autant plus fondamental qu’il reste des valeurs à défendre, et au-delà de ces valeurs, le concret des publics à protéger, à accompagner, à garder debout, à garder humain et digne.
Pratiquer ce travail social fondamental, ce sera certainement dénoncer et argumenter cette dénonciation de l’infâmie de certaines politiques, des violences étatiques qui ne se cachent pas ou ne se cachent plus, de l’injustice profonde de certaines décisions annoncées, déjà prises ou en préparation, ces décisions qui excluent, qui stigmatisent, qui dévalorisent.
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Pratiquer ce travail social fondamental, ce sera d’abord et malgré tout laisser une place importante à l’expression des publics. Écouter ces expressions. Et en tenir compte. Essentiellement. Ce sera aussi continuer à construire des réseaux pertinents qui porteront les valeurs véritablement démocratiques, en osant parfois des partenariats inattendus (les valeurs fondamentales ne sont pas portées que par les travailleuses et les travailleurs sociaux). Réseauter vers le monde académique, vers les autres secteurs du non-marchand (la santé et l’enseignement), vers la Justice, vers les journalistes confrontés à des exigences éthiques similaires. Vers la Culture qui est imbâillonnable. Ce sera faire (re)vivre le monde associatif. Pratiquer ce travail social, ce sera utiliser l’arsenal juridique pour gagner en éthique collective et en morale . Ce sera chercher dans les murs normatifs qui se dressent, les interstices qui permettent que les valeurs trouvent encore à se développer et à se concrétiser. Ce sera emprunter, à côté de ces murs, les marges dans lesquels on inventera encore d’autres possibles. Ce sera parfois, entrer en clandestinité, quand on estimera que les valeurs sont supérieures aux cadres imposés et qu’il ne serait pas possible de rester dans ses missions fondamentales si on fait le choix de la loyauté vis-à-vis de cadres imposés mais inadéquats.
Pour pratiquer ce travail social ancré dans cette philosophie d’abord marquée par les dimensions de solidarité ou d’humanité, il faudra également embarquer les écoles sociales et les soutenir dans une volonté de développer un management par les valeurs plutôt que de les laisser s’enfermer dans un new public management, lui aussi trop éloigné des réalités de terrain.
Il faudra surtout prendre le temps de raconter son travail social. Raconter cette solidarité. Raconter l’accueil. Raconter les rencontres. Raconter Messaoud. Raconter les gens debout. Ou qui se redressent. Raconter l’humilité. Raconter la résilience. Raconter Francesco. Raconter l’humanité. Raconter la confiance qui se construit. Raconter la participation des publics. Leurs compétences. Raconter Rosine. Raconter le regard Politique, essentiellement Politique et donc incarné. Raconter Magali. Raconter l’éthique. Et la déontologie. Parce que quoiqu’il arrive, quoi qu’on impose au travail social, quelles que soient les façons dont vont se développer les discours extrémistes, les socles resteront ceux-là.
Marc Chambeau
Enseignant à Cardijn (Helha)
membre du bureau du Comité de Vigilance en travail social (CVTS)
membre du collectif des formatrices et formateurs en travail social (CFTS)
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