Et moi, émoi... De l'importance des émotions dans le travail social

C’est un des grands paradoxes du travailleur social : on nous apprend à travailler avec l’autre dans son intégrité et à prêter attention à ses émotions, et pourtant, les nôtres sont souvent malvenues. Il paraîtrait qu’elles nous empêchent d’être professionnels. Pourtant, ce sont de précieux indicateurs, alors pourquoi ne pas leur redonner une juste place ?
Lorsque j’étais étudiante, un des maîtres mots de mes professeurs était « proximité et distance », être à la fois proche et loin de nos bénéficiaires, les comprendre sans trop s’impliquer. Longtemps, j’ai couru après cet idéal, me fustigeant de ne pas y arriver. Jusqu’à ce que je me demande les raisons d’un tel impératif et en quoi cela allait faire de moi une meilleure travailleuse.
Un mantra dangereux
Ce mantra « proximité et distance » est assez répandu dans notre profession. On nous encourage à être humains tout en minimisant l’implication, à faire preuve d’empathie tout en maintenant une saine distance avec les personnes, faute de quoi, nous pourrions manquer de professionnalisme. Cette affirmation, je l’ai crue, et d’une certaine manière, je m’y rattache encore. Mais, pour plusieurs raisons, je la trouve dangereuse.
Une injonction paradoxale
Premièrement, c’est une injonction paradoxale terriblement forte : sois empathique, mais reste distant. C’est extrêmement difficile à accomplir. Car pour être empathique, il faut justement se rapprocher de la personne. Alors oui, clairement, on ne parle pas ici de mélanger vies privée et professionnelle, mais de proximité émotionnelle. Pour faire preuve d’empathie, il faut tenter de ressentir ce que ressent l’autre, et donc abattre un peu de la barrière qui nous en sépare, au niveau émotionnel. Si on le fait trop, on perd notre capacité à prendre du recul sur la situation, pour aider l’autre au mieux. Mais si on ne le fait pas assez, on devient ce travailleur froid et détaché qui ne fait de bien à personne.
Les émotions, un ennemi ?
Deuxièmement, cette injonction à la distance sous-entend que nos émotions sont un ennemi. Or, c’est faux. Tout d’abord, parce que nos émotions sont intimement liées à notre nature humaine. Les mettre de côté revient à se couper un membre. Ensuite, elles sont de formidables signaux d’alarme. Notamment en cas de situation de stress intense ou prolongé. Et enfin, elles nous permettent d’évaluer une situation de travail. Car nous sommes des êtres humains travaillant avec et pour d’autres êtres humains.
Jeter l’opprobre
J’ai souvent entendu des directions, ou même d’autres travailleurs sociaux, reprocher à l’un d’entre eux de ne pas « mettre ses émotions de côté » ou de ne pas « savoir gérer émotionnellement ». Je trouve ça dommage, car une telle attitude est stigmatisante pour la personne qui ressent les émotions en question et qui n’y peut de toutes façons rien. En outre, ce genre de remarques peut pousser le travailleur incriminé à trop se distancier, ce qui, in fine, serait nuisible, à la fois pour lui, son équipe, son travail et ses bénéficiaires.
Pourquoi ne pas utiliser ce formidable potentiel au lieu de le rejeter ? Ces émotions permettent de ressentir au plus juste la situation vécue par le bénéficiaire, et donc d’intervenir en finesse. Et surtout, elle offre au bénéficiaire le sentiment d’être véritablement compris, ce qui est la base de tout travail social ou psychologique futur.
Un outil de travail illégitime
J’entends aussi des travailleurs dire qu’à force, on prend ses distances face à son travail et à ses bénéficiaires. Il est certain que l’expérience aidant, nous ne sommes parfois plus touchés de la même façon. Mais ce n’est pas uniquement ça, c’est aussi à cause du peu de légitimité qu’ont les émotions dans notre environnement professionnel, à partir du moment où elles ont lieu dans le chef du travailleur. Au risque de me répéter, je trouve dommage qu’on essaye de nous faire entrer dans le moule de « l’ingénieur », censé nous rendre plus crédibles.
Nos émotions sont, dans notre cas, un outil de travail et ne sont en aucun cas une gêne ou une source d’épuisement professionnel à partir du moment où elles ont droit de cité.
MF – travailleuse sociale
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