Les travailleurs sociaux et leur rapport à l'argent
Avez-vous déjà remarqué que nous autres, travailleurs sociaux, entretenons un étrange rapport à l’argent. D’un côté, il est au centre de nos préoccupations professionnelles, notamment avec nos bénéficiaires. D’un autre côté, nous concernant, c’est presque un sujet tabou. On ne parle pas argent chez les travailleurs sociaux, on ne revendique pas, on ne négocie pas. Etre mal payé est presque une fierté. Notre boulot est une passion et un sacerdoce.
Dans n’importe quel secteur professionnel, les travailleurs sont promus et augmentés au fil de leur carrière, notamment lorsqu’ils acquièrent de nouvelles compétences et prennent en charge de nouvelles tâches. Chez les professionnels du social ce n’est pas le cas, ou du moins pas beaucoup. Dans notre domaine, parler argent est plutôt mal vu.
Un contrat de base simple …
Je n’ai jamais travaillé dans le secteur privé, mais beaucoup de mes connaissances y sont. Selon les secteurs, la concurrence y est plus ou moins rude et les emplois plus ou moins incertains. Par contre, les travailleurs y sont souvent récompensés : promotions, augmentations etc. Et lorsqu’on y réfléchit, c’est tout à fait cohérent : un contrat de travail est, à la base, un contrat par lequel l’employeur achète la force de travail du salarié, pour exercer telle ou telle fonction. À partir du moment où la fonction évolue et où le travailleur acquiert de nouvelles compétences, la contrepartie financière, ou d’autres avantages évoluent également.
Mais pas partout !
Dans le secteur social en général, ce n’est pas le cas. Il y a peu de négociations à l’entrée du travailleur, le barème salarial est plus ou moins fixé unilatéralement par l’employeur et peu d’évolutions financières ont lieu. Dans certaines administrations, si l’on est détenteur d’un diplôme universitaire, on évoluera plus rapidement vers l’échelon supérieur, mais c’est à peu près tout. Nous ne parlons pas ici de l’indexation salariale, puisque cette dernière existe tout simplement pour suivre le coût de la vie …
L’absence de pénurie n’explique pas tout
Vous me direz qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Qui ne s’est pas déjà retrouvé en compétition avec une centaine de ses pairs pour décrocher le même emploi ? Il est certain que notre secteur ne connaît pas la pénurie, les places y sont chères. Le rapport de force est inégal, puisqu’il est clairement en faveur des employeurs. Certes, mais cela n’explique pas tout : dans un tout autre registre, il y a pénurie d’infirmiers. Pourtant, cette profession est aussi mal rémunérée que la nôtre …
Charité historique et sacerdoce
Une partie de l’explication se trouve peut-être dans le fait, historique, que prendre soin des autres a pendant longtemps été oeuvre de charité. Les hospices et autres centres d’aides ont, durant des siècles, été l’apanage des religieux et religieuses, ainsi que des bonnes volontés citoyennes. Notre secteur est d’ailleurs encore très largement représenté au niveau du bénévolat. Cela fait finalement peu de temps, au regard de l’histoire de l’aide sociale, que ces professions sont rémunérées. Et au départ, elles étaient occupées par beaucoup de travailleuses de bonnes familles, n’ayant pas la nécessité absolue de ramener un salaire.
Patriarcat et culte de l’ingénieur
Une autre hypothèse est que ces professions sont encore aujourd’hui largement occupées par des femmes. Phénomène sociétal, nous, femmes, sommes vouées à « prendre soin », « materner » et tutti quanti. Il se trouve également que nous vivons encore et toujours dans une société patriarcale au sein de laquelle les inégalités salariales sont connues. De là à exporter ce principe inégalitaire à tout un secteur, il n’y a qu’un pas. Qui plus est, nous travaillons dans un secteur mal considéré : à l’heure où notre société, patriarcale, fait de la technique, de la science et de sa cohorte d’experts son Saint Graal, nos métiers humains sont dévalorisés. À l’exception du (para)médical, qui comporte une part de technicité, ils sont vus comme des métiers faciles à exercer, ne requérant pas de connaissances et compétences spécifiques.
Nous contribuons à cette inégalité
Et nombre d’entre nous entretiennent ces visions ! Combien de fois n’ai-je pas entendu (et prononcé ! ) ces mots : « Travailleur social, c’est une passion / vocation avant tout », « On ne fait pas ce métier pour le salaire / devenir riche » etc. Nous-mêmes entretenons le mythe que nous ne méritons pas une rémunération à la hauteur de nos compétences ! Car oui, nous en avons, et pas qu’un peu. Nous sommes en charge des blessés de la société, pour qui nous déployons des compétences multiples : psychologie, pédagogie, gestion de projet, gestion administrative, animation, coaching, art, sport, etc. Partout ailleurs, ces compétences seraient autrement rémunérées. Alors, vous me direz que le social n’est pas un secteur voué à générer des bénéfices et que ses travailleurs ne peuvent donc pas être rémunérés comme ceux du secteur privé. Oui, mais non : nous prenons en charge les blessés de la société, nous les aidons à évoluer, ou du moins à ne pas sombrer. Que serait une société sans services sociaux ? Elle imploserait. Nous sommes indispensables à la survie sociétale.
MF - travailleuse sociale
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