Un site de l'Agence pour le Non-Marchand
Informations, conseils et services pour le secteur associatif

Et moi, émoi... De l'importance des émotions dans le travail social

21/05/21
Et moi, émoi... De l'importance des émotions dans le travail social

C’est un des grands paradoxes du travailleur social : on nous apprend à travailler avec l’autre dans son intégrité et à prêter attention à ses émotions, et pourtant, les nôtres sont souvent malvenues. Il paraîtrait qu’elles nous empêchent d’être professionnels. Pourtant, ce sont de précieux indicateurs, alors pourquoi ne pas leur redonner une juste place ?

Lorsque j’étais étudiante, un des maîtres mots de mes professeurs était « proximité et distance », être à la fois proche et loin de nos bénéficiaires, les comprendre sans trop s’impliquer. Longtemps, j’ai couru après cet idéal, me fustigeant de ne pas y arriver. Jusqu’à ce que je me demande les raisons d’un tel impératif et en quoi cela allait faire de moi une meilleure travailleuse.

Un mantra dangereux

Ce mantra « proximité et distance » est assez répandu dans notre profession. On nous encourage à être humains tout en minimisant l’implication, à faire preuve d’empathie tout en maintenant une saine distance avec les personnes, faute de quoi, nous pourrions manquer de professionnalisme. Cette affirmation, je l’ai crue, et d’une certaine manière, je m’y rattache encore. Mais, pour plusieurs raisons, je la trouve dangereuse.

Une injonction paradoxale

Premièrement, c’est une injonction paradoxale terriblement forte : sois empathique, mais reste distant. C’est extrêmement difficile à accomplir. Car pour être empathique, il faut justement se rapprocher de la personne. Alors oui, clairement, on ne parle pas ici de mélanger vies privée et professionnelle, mais de proximité émotionnelle. Pour faire preuve d’empathie, il faut tenter de ressentir ce que ressent l’autre, et donc abattre un peu de la barrière qui nous en sépare, au niveau émotionnel. Si on le fait trop, on perd notre capacité à prendre du recul sur la situation, pour aider l’autre au mieux. Mais si on ne le fait pas assez, on devient ce travailleur froid et détaché qui ne fait de bien à personne.

Les émotions, un ennemi ?

Deuxièmement, cette injonction à la distance sous-entend que nos émotions sont un ennemi. Or, c’est faux. Tout d’abord, parce que nos émotions sont intimement liées à notre nature humaine. Les mettre de côté revient à se couper un membre. Ensuite, elles sont de formidables signaux d’alarme. Notamment en cas de situation de stress intense ou prolongé. Et enfin, elles nous permettent d’évaluer une situation de travail. Car nous sommes des êtres humains travaillant avec et pour d’autres êtres humains.

Jeter l’opprobre

J’ai souvent entendu des directions, ou même d’autres travailleurs sociaux, reprocher à l’un d’entre eux de ne pas « mettre ses émotions de côté » ou de ne pas « savoir gérer émotionnellement ». Je trouve ça dommage, car une telle attitude est stigmatisante pour la personne qui ressent les émotions en question et qui n’y peut de toutes façons rien. En outre, ce genre de remarques peut pousser le travailleur incriminé à trop se distancier, ce qui, in fine, serait nuisible, à la fois pour lui, son équipe, son travail et ses bénéficiaires.

Pourquoi ne pas utiliser ce formidable potentiel au lieu de le rejeter ? Ces émotions permettent de ressentir au plus juste la situation vécue par le bénéficiaire, et donc d’intervenir en finesse. Et surtout, elle offre au bénéficiaire le sentiment d’être véritablement compris, ce qui est la base de tout travail social ou psychologique futur.

Un outil de travail illégitime

J’entends aussi des travailleurs dire qu’à force, on prend ses distances face à son travail et à ses bénéficiaires. Il est certain que l’expérience aidant, nous ne sommes parfois plus touchés de la même façon. Mais ce n’est pas uniquement ça, c’est aussi à cause du peu de légitimité qu’ont les émotions dans notre environnement professionnel, à partir du moment où elles ont lieu dans le chef du travailleur. Au risque de me répéter, je trouve dommage qu’on essaye de nous faire entrer dans le moule de « l’ingénieur », censé nous rendre plus crédibles.

Nos émotions sont, dans notre cas, un outil de travail et ne sont en aucun cas une gêne ou une source d’épuisement professionnel à partir du moment où elles ont droit de cité.

MF – travailleuse sociale

[Du même auteur]
 Pauvreté et justice sociale : quand la colère gronde
 1.200.000 excuses...
 "Travailleur social " : fourre-tout institutionnalisé
 Travailleurs pauvres, les nouveaux bénéficiaires ?



Commentaires - 8 messages
  • Justement, c'est quelque chose que je songeais Í  traiter dans un TFF, j'hésite entre cette question du paradoxe du travailleur social et une autre sur l'Education Permanente.
    Ca me travaille beaucoup ! Auriez-vous des personnes ressources traitant de cette question très intéressante ?

    reverine mardi 12 mars 2019 12:13
  • Allant Í  la rencontre de ce constat, près de 100 travailleurs et travailleuses du secteur vont partager une journée de travail sur ces thèmes. Cette journée organisée par le CEDS est complète. Ce qui démontre la pertinence du propos

    Patrick de liège mardi 12 mars 2019 21:34
  • Bonjour,
    Ayant travaillé dans plusieurs maisons médicales bruxelloises, je suis en présence de personnes souvent en grand état de précarité..
    Sensible, je ressens souvent beaucoup d'émotions très diverses qu'il faut gérer;Je tente de rester fidèle Í  moi-même tout en visant le mieux pour le patient ainsi que pour le 3e interlocuteur qu'est la MM avec la culture qui lui est propre. . Je suis sur le fil.. De l'émotion .Je tente de m'en servir pour que l'équilibre soit lÍ !

    Marie-Joëlle 125 jeudi 14 mars 2019 11:44
  • Bonjour, je me retrouve parfaitement dans la personne qui doit gérer ses émotions tout en restant professionnelle. Malheureusement, dans le milieu de l'aide aux aînés ( MRS ), on nous demande de plus en plus de travail...Í  prester en moins en moins de temps...ce qui laisse peu de place Í  l'empathie ou tout simplement, Í  l'humanité. Je suis comme vous, fidèle Í  moi-même, Í  mes valeurs, Í  mon ressenti et Í  celui des résidents...

    GeVi jeudi 14 mars 2019 12:00
  • Bonjour,
    Je suis totalement d'accord avec l'auteur de cet article. Par ma propre expérience, je peux en témoigner. J'ai toujours été coupée de mes émotions justement Í  cause de la société et des règles qu'on nous a imposées. Or, mon burn-out m'a ouvert les yeux sur combien il est VITAL et je pèse mes mots d'exprimer ses émotions, et arrêter de les refouler. Ma psychologue est très bien mais par moments je ressens qu'elle se braque dès qu'elle ressent des émotions. J'ai envie de lui dire: "laissez faire car c'est naturel et tellement sincère!" autrement ça devient "faux", contrôlé et c'est non seulement dommage pour elle, mais aussi pour la relation de travail. J'ai envie de dire: QUE DU CONTRAIRE! EXPRIMEZ VOS EMOTIONS car c'est sain.

    Sara111 jeudi 14 mars 2019 12:37
  • Je pense qu'il faut pouvoir distinguer l'émotion de son expression dans le travail social.
    L'émotion ne peut effectivement qu'être sincère et ne pas la prendre en compte est artificiel. Cependant, l'expression de l'émotion est elle contrôlable et doit l'être afin de devenir un outil dans le rapport Í  l'autre.
    Communiquer son émotion de manière inconsidérée peut parfois être destructeur dans la relation d'aide. Mais la plupart du temps, elle permet la reconnaissance des expériences et sentiments de l'autre et l'établissement d'une relation de confiance.
    Je pense que ne pas maitriser l'expression de ses émotions engendre le risque que celles-ci parasitent la relation et on loupe effectivement l'objectif professionnel.

    Chrispsy vendredi 15 mars 2019 12:00
  • Bonjour,

    Nous sommes malheureusement dans une société de contrôle et les émotions n'y échappent pas. Mon expérience de spécialiste du bien-être au travail me laisse Í  penser que ce flux grandissant de personnes en burn-out, en quête de toujours plus de contrôle et de blindage émotionnel n'est pas sans lien... Et puis, chercher Í  contrôler ses émotions est illusoire et le verbe gérer est d'ailleurs issu du vocabulaire de la finance... Par contre, oeuvrer Í  les accepter et Í  les apprivoiser me semblent plus approprié. Je suis psychologue, lors de mon dernier emploi, j'ai été stigmatisée publiquement par ma responsable (qui régulait ses émotions avec l'alimentation...). Suite Í  son "Et cette sensibilité qui débordait" accompagnée d'une expression d'un profond dégoût sur son visage. Suivi par tu es psychologue et professionnelle, tu devrais être Í  même de gérer ta sensibilité". Après lui avoir fait réaliser la violence de son jugement envers la personne et la professionnelle que je suis, j'ai fait en sorte de ne pas poursuivre mon expérience en ces lieux... Je tiens Í  préciser que je travaillais santé mentale...

    Je vous remercie pour le partage de votre propos que j'estime très précieux, surtout pour les travailleurs qui, au détriment d'eux-mêmes, essayent de répondre Í  cette dangereuse injonction.

    Yas Solune mardi 2 avril 2019 11:40
  • Oui l'injonction paradoxale nous conduit insidieusement dans des impasses et dans des malaises profonds. La, trébuchant sur la question du sens, nous prendrions le chemin du burnout. J'ajoute qu'il en résulte des mécanismes de défenses de part et d'autre et qu'ainsi nous alimentons méfiances et soummissions. Nous passerions complètement à côté de la relation d'aide. Nous y échappons si la culture de notre équipe, décodant nos émois dans la bonneveillance, en fait un outil d'élaboration du prendre soin.

    Luc Fouarge lundi 24 mai 2021 11:13

Ajouter un commentaire à l'article





« Retour