Non Madame la RTBF, les fraudes sociales ne sont pas le problème majeur dans les CPAS
Ce 19 novembre 2024, le journal télévisé de la RTBF fait référence à un reportage d’une émission de la VRT à propos du CPAS d’Anderlecht et de dérives importantes qui s’y dérouleraient : des accusations de clientélisme, des enquêtes sociales bâclées, des aides trop facilement octroyées. Et heureusement, le reportage signale quand même que les travailleurs sociaux y sont débordés, qu’ils ont à gérer près de 200 dossiers chacun et qu’un quart de la population de la commune vit sous le seuil de pauvreté.
Où est le scandale dénoncé ?
Je ne me prononcerai pas sur les accusations de clientélisme. Il faudrait avoir accès au dossier pour se prononcer. Peut-être juste préciser que s’il ne revient évidemment pas au président d’un CPAS de faire pression pour que des allocations soient octroyées, il me paraît en droit, s’il est interpellé, de demander aux travailleurs sociaux du CPAS de recevoir les gens qui l’ont interpellé et de traiter les dossiers. En toute indépendance bien sûr. Peut-être que si le président du CPAS s’octroyait des droits qu’il n’aurait pas et abuserait de sa position pour favoriser certains bénéficiaires d’aides sociales, y compris des bénéficiaires qui obtiendraient des droits qu’ils ne seraient pas en situation d’obtenir, alors il y aurait scandale.
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Le scandale serait-il que les enquêtes sociales sont bâclées ?
On pourrait le comprendre. Il est logique et légitime qu’une aide sociale soit octroyée en fonction d’un dossier clair et argumenté. 200 dossiers par travailleur social. Des dossiers parfois complexes. Parfois très complexes. Qui faut-il pointer du doigt ? Celui qui bâcle le dossier ? Ou celui qui ne donne pas les moyens en personnel pour que ces dossiers soient correctement montés ? Qui faut-il pointer ? Celui qui prend trop peu de temps pour vérifier s’il y a tentative de fraude ? Ou celui qui prend le temps nécessaire, parfois long, pour octroyer un revenu minimal (on ne dira ni digne ni décent) à une famille dans le besoin, revenu qui permettra notamment de chauffer (un peu) l’appartement, de payer le loyer et de donner à manger aux enfants.
Le scandale serait-il que les aides sont trop facilement octroyées ?
C’est sans doute vrai que cela arrive. L’enquête de la télévision flamande l’atteste. L’expérience démontre que les aides sociales ne sont pas si simples à obtenir que ça. Et même loin de là. Peut-être que certains professionnels ne font pas l’effort d’un contrôle suffisant dans la distribution des ressources du CPAS ? Peut-être que, dans la gestion de certains dossiers, envisagent-ils la personne d’en face dans une relation qu’ils souhaitent de confiance et qu’il arrive qu’ils soient bernés ? Peut-être aussi que dans la gestion de ces 200 dossiers, ils se disent que la toute grande majorité des demandes sont légitimes ? Elles le sont probablement dans une commune où un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. Et peut-être répondent-ils à l’urgence de cette aide nécessaire, au risque d’être parfois trompés ? Peut-être aussi que dans la balance de leur travail quotidien, avec les moyens disponibles qui sont les leurs, ils font le choix de l’aide nécessaire à des familles, des personnes âgées, des sans-abris, des malades et qu’ils prennent moins de temps pour s’intéresser aux risques de fraudes ?
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Et si le scandale était ailleurs ?
Je ne m’attarderai pas sur les dénonciations récurrentes qui concerneraient des fraudes sociales commises par les plus faibles et plus facilement repérables et d’autres dénonciations qui existent aussi mais qui concernent la fraude (délit) ou l’ingénierie fiscale (légale, mais qui n’empêche pas que des moyens financier soient soustraits aux ressources collectives), commises alors par des épaules bien plus larges et qui ont les compétences de rendre légales des pratiques parfois éthiquement contestables. « C’est tody les p’tits qu’on spotche » se vérifie encore une fois. Les montants mis en évidence inciteraient cependant à inverser la logique de chasse aux fraudeurs si l’objectif de justice était véritablement central.
Le scandale, il est surtout dans l’impossibilité pour les CPAS, de considérer les bénéficiaires des aides sociales de façon digne.
200 dossiers par travailleur social. un quart de la population qui vit sous le seuil de pauvreté à Anderlecht. Comment les personnes qui viennent demander que des droits reconnus leurs soient octroyés, peuvent-elles être reçues dignement dans un tel contexte ? La loi organique des CPAS en son article 1 indique que « toute personne a droit à l’aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine ». Dès l’accueil (oui, je sais le terme est complètement inadéquat, les travailleurs sociaux de CPAS sont généralement dans l’incapacité matérielle totale d’accueillir, dans le sens de bien recevoir sur leurs lieux de travail), cette dignité est complètement bafouée. C’est là qu’est le vrai scandale. Quand des institutions sociales respectent tellement peu leurs paroles. Elles qui sont mises en place par un Etat qui se dit démocratique et qui dans ses discours comme dans ses textes indique être vraiment attentif aux plus faibles. Elles qui, tout comme l’Etat lui-même, se dédisent tous les jours.
Le scandale, il est dans le fait de ne pas faciliter l’accès aux droits à des personnes qui en ont parfois vitalement besoin. Le scandale, c’est que, de plus en plus, des institutions parmi lesquelles des CPAS, ne considèrent plus les droits comme des droits mais davantage comme des récompenses qui seraient attribuées en échange d’attitudes, de postures voire de soumission à des attentes normatives qui ne sont pas nécessairement légitimes… voire légales .
Le scandale, il est dans un Etat qui fait aujourd’hui (les gouvernements papillon, suédoise, Vivaldi ou Arizona/Lagon en devenir) le choix de ne plus investir, voire même de désinvestir dans des politiques sociales nécessaires aux plus faibles et conformes aux textes, y compris les textes les plus fondamentaux qu’il a lui-même édicté (la constitution) ou qui ont été édictés au niveau international (la déclaration universelle des droits humains) et qu’il a signé voir promu à l’étranger. Le scandale, il est aussi dans un pays qui décide de ne plus réagir et de laisser couler des décisions de justice qui le condamnent pour ne pas respecter ses obligations en matière d’accueil de sans-papiers ou en matière de politiques carcérales (la surpopulation et l’insalubrité de certaines prisons). Autrement dit, le scandale, il est dans le choix d’un Etat de se considérer au-dessus de ses propres lois et dans le même temps de ne pas hésiter à maintenir sous l’eau, la tête de celles et ceux qui tentent de surnager.
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"Une pauvreté qui devrait sauter à la gueule de tout journaliste un peu critique"
Le scandale il est enfin dans l’absence de discernement de la RTBF (et de la VRT) qui propose un reportage sur ce qui constitue plus que probablement un épiphénomène dans un CPAS (un épiphénomène qu’on peut reconnaître comme problématique, en effet). Alors que ce qui est profondément indicible dans ce qui est analysé, ce sont d’abord ces populations de plus en plus laissées dans le dénuement, ce sont ces travailleurs sociaux quasi livrés à eux-mêmes et sans solutions face aux problématiques insolubles qui leur sont adressées.
Ce qui est profondément scandaleux, c’est que, des journalistes qui se rendent dans des locaux d’un service public confronté à la précarité et à la pauvreté grandissante, une pauvreté et une précarité qui devraient sauter à la gueule de tout journaliste un peu critique, ressortent comme constat essentiel, les quelques fraudes sociales repérées (et bien sûr que nous savons qu’une fraude empêche l’allocation des moyens soustraits à des personnes dans leurs droits). Ce qui est profondément scandaleux voire immonde, c’est que dans quelques semaines, la RTBF, entreprise audiovisuelle de service public et d’information, enferme des animateurs dans son cube, ceci pour lutter contre la pauvreté infantile, et qu’elle est incapable, dans un reportage tel que celui qu’elle a présenté ce mardi 19 novembre, de considérer que le scandale essentiel dans un CPAS, c’est la surcharge de travail intenable pour les professionnels, c’est l’irrespect et l’indignité dans lesquels est tenu le public qui fréquente ces institutions, notamment, mais pas que, du fait de cette surcharge.
Le vrai scandale, c’est son incapacité à comprendre que des professionnels qui se centrent sur l’essentiel peuvent faire le choix conscient ou inconscient de ne pas perdre de temps à des contrôles qui concernent si peu leurs missions fondamentales. C’est aussi son incapacité à bien vouloir comprendre que ce ne seront pas les enfermés du cube qui apporteront les solutions aux problématiques de la pauvreté infantile, mais que s’il est envisagé de trouver des solutions à ce problème, c’est par des solutions structurelles dont les CPAS pourraient faire partie. Ou pas. Quand la RTBF descend dans un CPAS c’est là qu’est son objectif. Parce que c’est la seule information profondément vitale qui vaille.
Marc Chambeau, enseignant à Cardijn (Helha), membre du bureau du Comité de vigilance en Travail social (CVTS) et du collectif des formatrices et formateurs en travail social (CFTS)
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