Créer et gérer un centre pluridisciplinaire : trois fondatrices inspirantes témoignent
Comment monter et gérer un centre pluridisciplinaire qui accueille plusieurs professionnels de la santé et du bien-être ? La fondatrice de l’Espace Chrysalide et les deux initiatrices de Périmouv’ Santé ont accepté de livrer leur expérience au Guide Social, de la création de leur structure à leur gestion quotidienne. Découvrez leurs parcours, leurs défis et leurs réussites dans la mise en place d’espaces rassemblant des expertises aussi diverses que complémentaires.
En Belgique, de nombreux centres pluridisciplinaires ont vu le jour ces dernières années. Le concept ? Ces centres regroupent plusieurs professionnelles et professionnels, sous statut d’indépendant, de la santé, santé mentale, et/ou du paramédical, souvent autour d’un public précis (les femmes, les enfants, les adolescents, etc.).
Comment se crée un centre pluridisciplinaire ? Et comment est-il géré ? Pour en savoir plus, Le Guide Social a interrogé les fondatrices de deux centres : la logopède Valérie Tieleman, qui a donné vie en 2008 à l’Espace Chrysalide (l’équipe en photo d’illustration) pour les enfants et les familles, à Wellin, et Lolita Provost et Anabelle Goualou, deux kinésithérapeutes spécialisées en rééducation féminine qui ont ouvert il y a deux ans Périmouv’ Santé, un centre pour les femmes, enfants et familles, à Schaerbeek (Bruxelles).
Créer un espace pour soigner autrement : leurs motivations
Le Guide Social : Comment avez-vous vu eu l’idée de créer un centre pluridisciplinaire ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : Nous avons travaillé à la clinique du périnée du CHU Saint-Pierre, auprès d’une équipe pluridisciplinaire formidable et bienveillante, mais au sein d’une infrastructure peu chaleureuse et limitante par son côté institutionnelle et administrative. Et en y travaillant avec un statut indépendant, ça ne fonctionnait pas. Cette expérience a été très enrichissante mais nous voulions créer un lieu à notre image sans avoir de cadre à respecter.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : J’ai créé l’équipe en 2008. Il y avait vraiment très peu de centres pluridisciplinaires en Wallonie à ce moment-là.
Avant cela, je travaillais comme logopède indépendante chez un neuropédiatre, et je me suis rendu compte que c’était très riche de travailler avec d’autres disciplines. Quand il a cessé son activité, j’ai donc décidé de rassembler une équipe autour de moi et de continuer à travailler dans la même optique.
Aussi, je constatais de plus en plus que la logopédie était la réponse à tout pour les parents, les écoles ou même les médecins. Et j’étais frustrée car pour certains dossiers je voyais que ce n’était pas mon expertise qui était attendue mais je ne savais pas vers qui renvoyer.
Le Guide Social : Comment avez-vous concrétisé votre projet de centre pluridisciplinaire ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : Nous avons échangé toutes les deux sur notre rêve : avoir un lieu où on aurait tout au même endroit, où on se sentirait bien, où les patient.e.s se sentiraient bien, et où on pourrait organiser des cours collectifs et de la prévention. Nous souhaitions également proposer des thérapies alternatives et pas seulement médicalisées.
Puis, nous avons fait une étude de marché. On a vu qu’à Bruxelles il y avait quelques centres autour de la natalité, mais pas grand-chose autour de la santé de la femme. Et nous avons cherché un lieu. Nous avons acheté pour pouvoir y faire ce qu’on voulait à l’intérieur. Celui-ci était idéal avec cinq salles de soins et un espace pour faire des cours collectifs. De là, ça a été plus facile d’imaginer l’équipe. Nous avons trouvé le local en 2021 et nous avons ouvert en avril 2022.
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Composer une équipe pluridisciplinaire : équilibre entre besoins et complémentarité
Le Guide Social : Il a fallu ensuite choisir les spécialités que vous souhaitiez proposer dans votre centre…
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : Nous avons sélectionné les spécialisations en fonction de ce qui faisait sens autour de la santé de la femme et de l’enfant, en partant de notre spécialité. Ça nous a semblé évident d’avoir une sage-femme, des kinés pédiatriques, des psychologues et des cours de sports collectifs (yoga, pilates).
Nous avons commencé à communiquer sur l’ouverture du centre pendant les travaux, nous avons posté une annonce. Et nous sommes parties avec une petite dizaine de personnes.
Aujourd’hui, nous sommes une vingtaine : des kinés spécialisées en santé féminine, des kinés pédiatriques, une pédiatre, une psychologue, des sage-femmes, une professeure de pilates, des professeures de yoga, un ostéopathe, une hypnothérapeute, une psychomotricienne, une doula et une professeure de chant.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : Mon idée première était de continuer avec la neuropsychologie, que j’avais découvert dans mon expérience précédente. Au départ, je travaillais toute seule dans mon cabinet de logopède et j’envoyais mes patient.e.s vers une neuropsychologue. Mais elle était dans le Brabant wallon, donc c’était compliqué de collaborer à distance.
Puis, j’ai eu l’opportunité d’avoir des locaux. A ce moment-là, j’ai posté une annonce pour recruter une neuropsychologue, une psychomotricienne et une psychologue. Ces trois disciplines me semblaient les plus complémentaires à la logopédie.
J’ai beaucoup fonctionné au feeling. Il fallait des personnalités assez folles pour se lancer dans l’aventure avec moi et qui allaient avoir de l’énergie et du temps à y consacrer car je savais que c’était un projet énergivore et chronophage.
Maintenant, nous sommes une douzaine avec des neuropsychologues, des logopèdes, des psychologues, une psychomotricienne et une nutrithérapeute. L’idée étant de travailler avec un regard pluridisciplinaire autant que possible autour du/de la patient.e.
Le Guide Social : Comment s’organisent les activités du centre ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : C’est un système de location de salles, qu’on fournit tout équipées. Ce sont des locations à la demi-journée. Les personnes qui sont là le plus souvent viennent cinq demi-jours au maximum, sur des jours fixes. Il n’y a pas de secrétariat, donc les professionnel.le.s se gèrent, prennent leurs rendez-vous. Les professionnel.le.s ne sont pas des salarié.e.s.
A côté de ça, nous répondons aux emails, nous nous occupons de la communication. Puis, il y a toute la maintenance, le ménage, les lessives… Nous faisons tout, toutes les deux, cela nous prend une dizaine d’heures par semaine chacune.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : Au départ, nous étions quatre, chacune avec ses patient.e.s et on se les renvoyait si nécessaire. Puis, nous nous sommes rendu compte que les parents étaient perdus au moment de la prise de rendez-vous, ne se tournaient pas toujours vers les bons spécialistes, et ils avaient parfois l’impression d’être baladés.
Résultat : depuis une dizaine d’années, je propose systématiquement un entretien d’anamnèse d’1h30, avec les enfants en présence des parents. J’ai suivi plusieurs formations pour avoir un regard complet sur les problématiques possibles chez les enfants, et le but de l’anamnèse est de cibler la problématique de base pour renvoyer vers les bons thérapeutes et voir si la psychoéducation est nécessaire.
Après le rendez-vous, j’envoie un rapport aux parents et à mes collègues qui vont revoir l’enfant, où je stipule tout ce qui a été récolté au niveau du contexte périnatal, du développement de la petite enfance, des précédents médicaux, du contexte scolaire. Nous explorons tout ce qui concerne le quotidien de l’enfant : ses réactions face à l’autorité, le respect des règles, son comportement à l’école ou à la maison.
Au terme de l’entretien, je propose souvent un bilan aux parents qui est suivi d’une remise de résultats en présence des professionnel.le.s qui l’ont réalisé. Et, enfin, on réfléchit avec les parents s’il y a une prise en charge nécessaire et laquelle.
Travailler ensemble : stratégies pour une collaboration réussie
Le Guide Social : Comment favorisez-vous la collaboration entre les professionnel.le.s de votre centre ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : Pour le moment, chacun.e travaille dans son espace mais le rêve serait de pouvoir faire une réunion toute les semaines. Malheureusement, la réalité du terrain fait que ce n’est pas possible.
Nous essayons quand même de faire une réunion tous les deux mois pour se rencontrer, puisqu’on est une grosse équipe. Puis, nous échangeons beaucoup sur les patient.e.s. De plus en plus de personnes sont pris en charge par plusieurs professionnel.le.s du centre. C’était le but d’avoir un lieu où les gens peuvent tout faire, aussi bien du bien-être que du médical.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : Quand j’engage quelqu’un, je dis toujours que ce n’est pas de la colocation de bureaux : on est là pour travailler ensemble.
Nous avons des agendas partagés et nous bloquons des moments pour discuter des dossiers en commun. Nous avons aussi des cahiers de communication. Nous avons également un temps de partage le mercredi midi, pour celles qui sont là, où nous discutons de l’organisationnel, notamment. Et, enfin, tous les deux mois environ, en soirée, nous faisons une grosse réunion pour le projet, pour la gestion du quotidien, etc.
Le Guide Social : Avez-vous rencontré des difficultés à intégrer des professionnel.le.s dans ce travail pluridisciplinaire ?
Valérie Tieleman (Chrysalide) : Rarement. Et ces personnes-là, en général, ne font pas long feu dans l’équipe et finissent par partir d’elles-mêmes. Mais je pense qu’à la base, c’est une question de tempérament : il faut vouloir et pouvoir aller vers les autres.
Quand les personnes commencent, on propose toujours de faire une journée d’observation dans toutes les disciplines. Du moment où on pose des questions, où on s’intéresse, où on essaie d’apprendre, en général ça se passe très bien.
Louer, gérer, et soigner : le modèle économique et organisationnel
Le Guide Social : Concernant le lieu, est-ce que c’est vous qui gérez les frais ? Est-ce que vous êtes rémunérées pour ces activités de gestion ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : Pour l’instant c’est un système de loyer et l’idée étant, à un moment donné, d’avoir suffisamment de trésorerie pour rémunérer notre travail annexe. Aujourd’hui, nous gagnons notre vie en tant que kinés et non pas en tant que gestionnaires du centre. Nous aimerions pouvoir réduire les consultations kiné pour laisser plus temps à la gestion et que ce ne soit pas toujours obligées de jongler.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : J’assure les frais et les filles versent une rétrocession d’honoraires, en contrepartie des patient.e.s qui arrivent, des locaux, du suivi des dossiers, etc.
Le Guide Social : Sur votre TO DO list, on retrouve également la gestion des congés, des absences et des départs.
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : Dans le contrat de location il est bien stipulé qu’il y a trois mois de préavis, cela nous protège en cas de départ. Et à chaque fois nous cherchons une nouvelle personne.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : Je n’impose rien du tout, elles sont indépendantes et j’estime qu’il faut leur laisser cet avantage, déjà qu’il n’y en a pas beaucoup. Elles n’ont pas non plus de prestations minimums à effectuer. Evidemment, il faut une certaine régularité dans les suivis mais ça coule de source et je ne suis pas là pour faire la gendarme. Je le fais, si c’est nécessaire, dans l’intérêt du patient et c’est vraiment très rare.
Aussi, au départ on signe une convention, même si légalement ça n’a pas beaucoup de poids, dans laquelle je demande de prévoir un délai de trois mois en cas de départ et d’assurer la reprise des patient.e.s. Mais ici, c’est la conscience professionnelle et la déontologie de la personne impliquée qui entrent en jeu. Et quand c’est arrivé, la plupart du temps ça s’est bien passé : elles me préviennent, on définit un laps de temps raisonnable pour trouver quelqu’un et faire la passation des patient.e.s. Je demande juste que les gens soient prévenus et de faire une séance de transition.
Défis et avantages d’une telle structure
Le Guide Social : Quelles sont difficultés à créer et à gérer un centre de ce type-là ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : C’est une charge mentale qui est constante. On ne peut pas fermer les yeux. Bien sûr, quand il y en a une de nous deux qui a besoin d’un break, l’autre peut prendre le relai. Nous sommes assez complémentaires.
Toutes les deux nous aimons bien ce côté gestion, mais ce sera plus confortable quand nous aurons plus de temps et que nous pourrons nous rémunérer pour cela.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : Je n’ai pas eu de difficultés à le créer. J’étais plus jeune, j’étais fonceuse et c’était un beau défi. C’était énergivore mais il y avait énormément de possibilités en termes de collaboration et de progression. Beaucoup de thérapeutes étaient intéressé.e.s par cette approche.
Maintenant, c’est plus compliqué. La vision d’un centre pluridisciplinaire est très différente d’un endroit à l’autre et je pense, à mon grand regret, qu’ils n’ont pas bonne presse aux yeux des thérapeutes. En voyant les conditions dans certains centres je comprends mieux : des rétrocessions d’honoraires scandaleuses, des horaires et congés imposés, il n’y a pas de collaboration, etc. Certaines personnes ont une vision financière et de rentabilité.
Du coup, c’est très difficile d’engager de nouveaux thérapeutes, qui sont aussi de moins en moins enclins à travailler sous le statut d’indépendant, alors que les demandes de suivi affluent depuis le COVID.
Je connais deux personnes qui avaient ouvert leurs centres plus ou moins en même temps que moi et qui ont arrêté. Elles n’arrivaient pas à recruter et c’est devenu hyper contraignant au niveau de la charge mentale. Dès qu’il y a quelqu’un qui est absent ou en congé de maternité ou qui veut arrêter, c’est une catastrophe pour faire face à la demande. Et ensuite, il faut trouver le temps de former les nouvelles personnes. Ça devient un casse-tête effectivement.
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Le Guide Social : Et les avantages d’un tel centre ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : L’avantage c’est de pouvoir réaliser de manière illimitée toutes nos envies et nos idées. Et le partage en équipe. La pluridisciplinarité crée de nouveaux projets au sein d’un lieu qui peut se métamorphoser tout le temps.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : J’ai le sentiment vraiment d’avoir créé le boulot qui me plaît. La logopédie ne me suffisait pas. Ici, j’aime le contact que j’ai avec les parents, ce que je sens que je leur apporte dès le premier entretien.
Aussi, même après autant d’années de pratique, je me sentirais tout à fait incapable de travailler seule sur un dossier car quand je rencontre un.e patient.e j’ai mille questions qui me viennent en tête et je ne saurais pas répondre sans le regard de mes collègues.
Puis, c’est quand même gai de travailler en équipe. Avec ce quotidien thérapeutique, c’est important de pouvoir exorciser la charge de certains dossiers à plusieurs.
Et pour le futur ?
Le Guide Social : Avez-vous des projets à côté du suivi des patient.e.s ? Des projets à venir ?
Lolita Provost et Anabelle Goualou (Périmouv’ Santé) : Nous proposons des ateliers collectifs autour de la naissance, des cercles de femmes autour de la PMA, l’avortement, ou encore l’éveil musical pour les enfants. Mais l’idée aussi c’est de faire des ateliers plus grands, avec plusieurs professionnel.le.s pour proposer quelque chose de plus complet. Depuis le début nous aimerions organiser des journées ou des weekends à thème, pour le moment nous n’avons pas le temps mais nous avons hâte de le faire.
Valérie Tieleman (Chrysalide) : Très vite après l’ouverture, nous nous sommes aperçues qu’il y avait beaucoup de méconnaissances dans la région, notamment vis-à-vis de la neuropsychologie et de tout ce qui est trouble de l’attention. Donc nous avons commencé à travailler avec différentes associations, pour organiser des journées d’information à destination des parents, des enseignants ou des réunions avec les directions d’écoles, etc.
Propos recueillis par Caroline Bordecq
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