"Je n'ai jamais vu autant de violences que dans le milieu des soins"
Cette phrase a été prononcée par une stagiaire infirmière après qu’elle ait été rabrouée fort peu courtoisement par sa référente. Sous mes yeux. Moi, leur patiente. Lorsque j’ai assisté à cette scène, mon premier réflexe a été de détourner les yeux et de me faire toute petite, par pudeur envers cette personne humiliée publiquement. Puis, je me suis dit qu’elle méritait plus que ça. Je lui ai donc offert mon soutien. C’est alors qu’elle m’a dit cette phrase, qui résume tellement bien l’étendue de la déshumanisation et de son corollaire, la violence ressentie, dans ce secteur complètement à la dérive.
[DOSSIER]
– "Un infirmier sur 10 envisage de quitter la profession"
– Sam, infirmier : "Et toujours cette impression d’avoir mal travaillé..."
Je travaille dans le secteur social. Mon compagnon dans le secteur médical. Je devrais plutôt dire « socio-médical », car normalement, l’un ne va pas sans l’autre … En théorie, et dans ce qui était la pratique il y a quelques années. Dans ce qui l’est encore de nos jours, pour un nombre de plus en plus faible de praticiens. Car, il faut le dire, et même le crier haut et fort, le secteur des soins à la personne est de plus en plus déshumanisé. Et cette déshumanisation n’est pas le fait isolé de quelques praticiens, mais bien une tendance générale qui résulte de choix clairement posés, à de multiples niveaux décisionnels. Une telle déshumanisation ne peut qu’entraîner une violence ressentie, ce qui est tout de même un comble dans un secteur dédié aux soins à la personne.
Cercle vicieux reproduit de génération en génération
J’ai donc assisté à cette scène surréaliste d’humiliation publique le jour d’une intervention chirurgicale que je devais subir. Personnellement, je ne crois pas aux vertus éducatives et pédagogiques de l’humiliation. Pourtant, aux dires des professionnels et des étudiants du secteur, ce genre de comportement est loin d’être isolé. Il est même reproduit de génération en génération dans les équipes : les stagiaires rabroués deviennent les référents rabrouants. C’est ainsi que les soignants vivent, travaillent, transmettent et reçoivent leur savoir : dans une atmosphère violente qu’ils contribuent à entretenir, bon an mal an. Et ce n’est qu’un exemple presque anecdotique. Anecdotique mais pas anodin : comment et pourquoi de telles choses existent et se perpétuent ? Pour qu’une telle violence existe de manière aussi systématique, il faut qu’elle soit encouragée …
Violence encouragée à tous les niveaux
Cette violence se produit d’ailleurs à tous les niveaux de la hiérarchie, agissant à la manière d’un effet domino. Le praticien qui, face à ses collègues, ne prend pas la peine de se présenter à son patient ou d’entendre ses craintes et questions. Le référent qui rabroue son stagiaire en public. Les mémos qui parlent d’actes et de prestations en lieu et place de personnes. Les malades qui ne sont pas remplacés dans les équipes. Les soins chronométrés. Les consultations de 10 minutes. Les stagiaires qui ne viennent pas en supplément du personnel employé, mais bien à leur place. Un passage express en chambre appelé « consultation » et facturé jusqu’à 275% au patient, ou, plus probablement, à son assurance hospitalisation. Les multiples stratégies mises en place pour parvenir à faire occuper la même chambre à deux personnes sur une seule journée … Tout ça traduit une atmosphère de plus en plus déshumanisée, qui encourage une certaine violence et entretient un cercle vicieux pour tous, soignants et patients.
Une machine bien rodée
Dans mon cas, le surréalisme s’est poursuivi jusqu’au bout : ayant été informée de la date de mon intervention par courrier, je n’ai pas eu l’occasion de poser les multiples questions qui me sont venues et n’ai pu m’organiser qu’au lance-pierre. J’avais, certes, rencontré le praticien lors d’un examen préalable. Il était quelque peu pressé, ce que je peux comprendre : il avait une heure de retard. Mes questions seront donc restées sans réponse, car après une anesthésie générale et une chirurgie, je suis rentrée chez moi sans avoir, ne fut-ce qu’aperçu le visage du médecin qui m’a opérée.
Il faut dire que la machine est bien rodée. Tout est hyper efficace, le moindre geste est calculé. A force de minutes grappillées ici et là, ce sont des consultations et actes supplémentaires qui peuvent être réalisés dans la journée, qui sera de la sorte encore mieux optimisée.
Optimisation et rentabilité
Car on y est : le nerf de la guerre. Ce que la médecine est devenue : optimisation et rentabilité. Toutes les personnes avec qui j’ai eu l’occasion de m’entretenir au fil du temps : infirmiers, assistants, stagiaires et brancardiers, mais aussi médecins, s’accordent sur ce fait : l’hôpital et, de manière générale, la médecine, est devenue une cash machine. Les patients sont des clients. Les actes techniques et les instruments ne cessent de se perfectionner et de devenir moins invasifs, les interventions sont moins risquées qu’auparavant, les progrès techniques sont impressionnants. Mais la médecine a perdu son âme. Le relationnel avec le patient n’y occupe plus une place centrale, et la bienveillance qui devrait en découler s’estompe. Comment, dès lors, pourrait-elle être présente à d’autres niveaux ?
Choisir, c’est renoncer...
Ce sont des choix conscients. D’une part, des politiques publiques, mais aussi, d’autre part, des praticiens : le psychiatre qui choisit de voir un patient toutes les 15 minutes au lieu des 45 normalement imparties fait le choix de la rentabilité. Que l’on permette ce type de choix ne fait que renforcer ces pratiques abusives. Que l’on enseigne aux futurs médecins que l’empathie se résume à donner des informations techniques ne peut que former des robots.
De multiples choix sont ainsi faits en ce sens et à tous les niveaux de pouvoir. Ils le sont au détriment des soignants qui vivent dans cette violence permanente. Ils le sont également au détriment des patients qui subissent cette violence de plein fouet, à un moment de grande vulnérabilité. Le secteur des soins aux personnes nous concerne tous : nous en aurons tous besoin, à un moment ou à un autre de notre vie.
MF - travailleuse social
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